Quand le gouvernement de la cinquième puissance du monde croit voir une « main de l’étranger » derrière un puissant mouvement social qui le menace, on a envie de croire à une blague. Le gouvernement français est pourtant convaincu de ce qu’il voit comme un malade saisi d’une crise de paranoïa.
En fait, il n’a simplement pas anticipé la vague des « gilets jaunes ». Monté sur un train de réformes qui a laissé sur le carreau les corps intermédiaires, vecteurs traditionnels de la contestation, il n’a pas vu se lever la cyber vague poussée par un vent populaire. La simple contestation d’une taxe sur les carburants par le biais d’une pétition en ligne s’est diffusée à travers la toile et enserré tout le pays.
Si les « gilets jaunes » sont la dernière expression universelle à prospérer de manière fulgurante sur les réseaux sociaux, leur chemin a été déjà emprunté par les insurgés du « printemps arabe », notamment en Tunisie et, en politique, Barack Obama, puis récemment, de manière encore plus spectaculaire Donald Trump en avaient fait le principal levier de la mobilisation pour leur élection à la Maison.
Un vecteur de dissidence
En Algérie, les réseaux sociaux sont en train de devenir le vecteur de la dissidence contre le cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. En 2014, déjà, le mouvement Barakat avait tenté de s’appuyer dessus. Sans succès. Cette fois, il y a plus que de frémissements de passages de la contestation virtuelle à la contestation réelle.
Selon les derniers chiffres connus, l’Algérie comptait en 2018 quelque 21 millions d’internautes, soit la moitié de la population. L’arrivée de la 4G a accéléré la connexion et les utilisateurs d’internet mobile sont environ 19 millions. Quand on sait que les usagers naviguent parfois avec des proches non connectés via des appareils personnels, c’est presque l’ensemble des Algériens qui sont sur la toile, à diffuser et voir des informations, commenter, créer des groupes de discussion, constituer des réseaux et des sous-réseaux.
En somme, tout ce qui est difficile à réaliser dans la vie réelle en raison de la forte présence policière dans la rue devient possible grâce à internet même si la cyeberpolice veille. Les réseaux sociaux sont « un vecteur d’identité sociale » et « le moyen de partager une « identité collective », disent les sociologues. Dans un pays où le pouvoir a tout fait pour museler la presse et l’affaiblir, ces réseaux deviennent aussi des « sources d’informations » pour des millions de lecteurs.
Les plateformes numériques ouvrent la possibilité de témoigner, de trouver des personnes qu’on ne connaissait pas et qui partagent les mêmes idées. Elles agrègent de nouveaux venus et peuvent permettre des actions rapides. C’est un espace d’affirmation personnelle d’adhérents oubliés des médias et qui ne peuvent pas émerger dans les traditionnels mouvements de foule. En témoigne le nombre de vidéos où des internautes se mettent en scène pour dire ce qu’ils pensent du 5e mandat et du pouvoir d’une manière générale.
Les vidéos partagées donnent une notoriété à leurs auteurs qu’ils n’auraient pas pu avoir dans le cadre de réunions associatives ou partisanes. Elles sont en train de contribuer à percer progressivement le mur de la peur érigée par des années de gestion autoritaire de la foule. En témoigne l’accueil réservé ici et là à des candidats comme Rachid Nekkae ou Ghani Mehdi. Quel ministre du gouvernement ou quel député de l’Alliance présidentielle irait ainsi aux devants de la foule sans escorte ?
Les menaces du Premier ministre
Quand un citoyen inconnu prend le risque de s’exposer sur le net en sachant les poursuites encourues, il peut très bien « briser l’écran » et sortir dans la rue. On observe des actions qu’on n’aurait pas pu imaginer il y a cinq ans. Comme c’est le cas à Khenchela où les élus ont été forcés d’arracher le portrait du président-candidat qui ornait la façade de la mairie. Ou à Batna où des élus ont été forcés de se débiner.
Quelles sont justement les possibilités que les appels à manifester se traduisent concrètement dans la rue ? C’est la question qui doit hanter en ce moment les pouvoirs publics. Il y a eu les menaces insensées du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur rappelant la capacité du pouvoir à domestiquer les mouvements de foule.
Pour l’instant, leur impact est limité. La tâche sera d’autant plus difficile que la contestation risque de prendre la forme de mouvements disparates un peu partout à travers le pays qu’il sera difficile de concentrer les moyens de les contenir. Les appels à l’unité nationale, mieux inspirés que l’exhibition des muscles, sont un signe d’inquiétude, voire de début de panique.
Marches interdites à Alger
À Alger, les manifestations restent interdites. Dans le pays où la Constitution a été amendée à plusieurs reprises, un arrêté d’un Premier ministre violemment congédié qui plus est reste valide. Ça permet de maintenir les intentions répressives et de décrédibiliser Ali Benflis, l’auteur du texte réglementaire, devenu ennemi intime. Le texte avait été pris à la suite de la manifestation des Arouch de Kabylie le 14 juin 2002, point culminant de la révolte contre la répression du « printemps noir ».
Depuis, très peu de manifestations ont ou se tenir à Alger. Pour contenir le « printemps arabe » le pouvoir avait mobilisé tous ses moyens. Les marches des retraités de l’ANP ont toujours été réprimées.
Dans le souvenir des Algérois, il restera la marche du 10 octobre 1988, menée par Ali Belhadj et qui s’est terminée par un bain de sang près de la DGSN. Après la reconnaissance du multipartisme, ce sera une parenthèse enchantée pendant deux ans où les cortèges défilent joyeux et colorés défilent. En mai 1991, ce fut la « grève politique » du FIS demandant la démission du président Chadli. Les Algériens découvrent alors ces « Afghans » au physique impressionnant défilant au pas de charge. Les marches seront interrompues par l’état de siège entre juin et septembre et reprendront à l’automne, avant les élections législatives avortées.
Entre les deux tours, il y a eu l’impressionnante marche pour la démocrate organisée le 3 janvier par feu Hocine Ait-Ahmed. Quand les élections ont été annulées, le FIS avait dû renoncer sous la menace de l’armée à une grande manifestation prévue à Alger.
Sous le régime de l’état d’urgence, les marches n’étaient pas interdites. Il y eut notamment celle du RCD en 1993 pour demander la « vérité » sur la mort de Boudiaf, la marche des « réconciliateurs ». La plus marquante restera celle des femmes « contre le terrorisme » en mars 1994. C’était le temps où Khalida Messaoudi était l’icône de la lutte contre les islamistes. Mais Bouteflika a su l’asseoir avec sa mini-jupe près de la gandoura de Bouguerra Soltani.