Ammar Kessab est expert en politiques culturelles. Il revient dans cet entretien accordé à TSA sur les récentes annulations des activités artistiques et culturelles.
L’annulation des activités artistiques est devenue ces derniers mois un mode d’expression par excellence. À quoi cela est dû, selon vous ?
En effet, depuis quelques mois, un phénomène nouveau qui consiste à protester contre l’organisation de galas musicaux par les habitants de plusieurs wilayas prend de l’ampleur. De Bejaïa à Ouargla en passant par Béchar, la revendication est la même : annuler purement et simplement les concerts, chose que les habitants ont réussi à obtenir d’ailleurs. Mais avant cette forme de protestation, je rappelle que les citoyens avaient déjà déserté le peu de salles de spectacle, de cinémas et de musées existants.
En réalité, cette nouvelle forme de protestation prend sa source dans le rapport qu’entretient l’État central, à travers son ministère de la Culture, avec les populations locales en matière d’action culturelle. L’Etat pense qu’en permettant aux citoyens d’entreprendre librement dans le secteur artistique, ces derniers mettraient en danger les fondements culturels de la nation comme précisés dans la Constitution, à savoir l’arabité et l’islamité (l’amazighité n’étant actuellement pas encore considérée comme un fondement). Ainsi, depuis plus d’une dizaine d’année, et dans un contexte de revendications culturelles régionales, le ministère en charge de la Culture a durci sa stratégie d’hégémonie, à travers laquelle il est devenu seul régulateur et seul entrepreneur dans le secteur culturel. Toute tentative indépendante ou privée d’entreprendre dans le secteur est systématiquement dérangée, voire empêchée.
Ainsi, une rupture totale s’est opérée entre les citoyens et le ministère de la Culture, dont les galas musicaux qu’il organise représentent la forme la plus explicite de son intervention, et contre lesquels il faut s’en prendre pour manifester n’importe quelle revendication. C’est également lié à la réputation qui colle à la peau du secteur culturel, comme étant un secteur qui favorise le détournement de l’argent public.
Ce nouveau phénomène reflète-t-il un désintérêt des jeunes à la culture ?
Au contraire, ce phénomène prouve que les jeunes ont compris qu’il faut utiliser les rapports qu’ils entretiennent avec les services en charge de la culture pour revendiquer leurs droits. Je suis sûr que ces jeunes ne demanderaient jamais l’annulation d’une pièce de théâtre, ou d’une exposition d’art plastique. Ils s’en sont pris à un gala musical, sans objectif, ni d’impacts sur le développement de leur territoire. Je suis par ailleurs persuadé que ces mêmes jeunes seraient les premiers à se féliciter de la construction d’un théâtre ou d’une salle de cinéma dans leur ville, et seraient les premiers à les fréquenter, à condition que ces structures ne soient pas pilotées depuis Alger, et les évènements organisés émanent de leur propre vécu et de leurs aspirations.
Peut-on donner à ce phénomène un cachet religieux ?
Non, en aucun cas les demandes d’annulation n’ont été motivées par la religion. Ceux qui ont sauté sur l’occasion (prière par quelques manifestants sur le lieu du concert à Ouargla) pour traiter les habitants du sud de l’Algérie de terroristes, participent à la stigmatisation d’une population hétérogène. Certes ce mode de protestation est maladroit, mais il ne permet pas autant de haine envers des populations d’une région qui, à ma connaissance, n’a jamais été un terreau pour le salafisme. Personnellement, je pense qu’il s’agit d’une tentative de musèlement des habitants de cette wilaya qui ont clairement expliqué qu’il ne voulait pas d’un gala musical de divertissement hautement budgétivores, alors que les coupures d’électricité rythment leur quotidien.
Quel est l’avenir de la culture dans un pays où des activités culturelles sont annulées ?
Le phénomène d’annulation des galas de musique est légitime, même si les façons de manifester peuvent parfois être maladroites. Ces manifestations ont au moins permis aux habitants d’attirer l’attention de l’opinion publique sur les conditions désastreuses dans lesquelles les gens vivent, notamment à quelques kilomètres seulement des grands puits de pétrole et de gaz qui font la richesse de l’Algérie.
Les vraies questions auxquelles il faudra répondre sont à mon sens ailleurs, et sont liées à la manière dont l’État conçoit ses rapports avec les citoyens en matière de culture. Je rappelle ici que le ministère de la Culture a interdit plusieurs évènements culturels ces dernières années, sans que ceux qui ont traités les habitants d’Ouargla de terroristes ne s’indignent de ça. Dernier acte en date, la fermeture en mai dernier de la salle de cinéma Zinet à Riadh El Feth, exploitée par un opérateur privé très sérieux, après soit disant la projection d’un film qui ne respecte pas les mœurs musulmanes. Voici par exemple un vrai problème qu’il faudra régler.
Comment y remédier ?
Pour que les citoyens cessent de penser que la culture est uniquement un moyen de divertissement, et qu’ils peuvent s’en passer d’elle, l’État doit leur rendre les clés du secteur. Il doit lever sa main sur le secteur, stopper la corruption qui le gangrène, et laisser les citoyens entreprendre librement, sans contraintes. Ils doivent pouvoir créer, produire, diffuser et distribuer librement leurs propres expressions. Ça ne peut que renforcer la cohésion sociale, et promouvoir la diversité culturelle.
| LIRE AUSSI : Empêchement des activités artistiques : un nouveau mode de contestation ?