Rencontres bilatérales, sommet de l’Otan, G7 : la visite du président américain Donald Trump en Europe a confirmé les craintes des Européens sur le climat, le commerce et la défense. Retour sur une semaine historique où le bloc occidental s’est fissuré.
Le président du Conseil européen, Donald Tusk n’avait pas caché une certaine inquiétude jeudi 25 mai, à Bruxelles, à l’issue de son entretien avec le président américain Donald Trump.
« La plus grande tâche aujourd’hui est la consolidation de tout le monde libre autour de valeurs, pas juste des intérêts. Les valeurs et les principes d’abord. C’est ce que l’Europe et les Etats-Unis devraient dire », a-t-il dit.
Ce qu’ils « devraient dire », mais qu’ils ne peuvent pas dire, comme devait le confirmer la suite des rencontres de la semaine (sommet de l’Otan jeudi à Bruxelles et G7 à Taormina en Sicile ce week-end). Les deux rives de l’Atlantique semblent avoir perdu le sens d’un intérêt commun et, plus grave, le souci d’entretenir les institutions multilatérales qui ont jusqu’à présent permis de surmonter leurs divergences.
« Mon sentiment est que nous étions d’accord sur beaucoup de sujets. Avant tout le contre-terrorisme… mais que certains autres restent ouverts, comme le climat ou le commerce », avait précisé le président du Conseil.
“Méchanceté” allemande
Der Spiegel révélera peu après que Donald Trump s’était plaint des succès commerciaux de l’Allemagne, qui dégage 58 milliards d’euros d’excédent avec les Etats-Unis.
« L’Allemagne est mauvaise, très mauvaise », aurait déclaré le président américain, selon le site de l’hebdomadaire allemand.
Le lendemain, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker déplorait un “problème de traduction”, pendant que des sources européennes laissaient filtrer le projet d’une “initiative commune euro-américaine” dans le commerce. Une initiative dont le traité transatlantique, censé couronner soixante-dix ans de rapprochement entre les marchés européen et américain, ne ferait toutefois pas partie. Le grand flou!
En matière de défense, le président Trump s’est tout simplement abstenu de réitérer son engagement à respecter l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord en vertu duquel les alliés occidentaux se doivent assistance mutuelle en cas d’agression. Il a de surcroît prétendu que les Européens “devaient” de l’argent. Ce qui est faux : l’horizon auquel ils se sont engagés à relever leur effort de défense à 2% du PIB a été fixé à… 2024.
Et, pour finir, le G7 de Taormina a confirmé la possibilité d’un désengagement américain de la politique mondiale de lutte contre le changement climatique, le président Trump faisant finalement savoir qu’il prendrait sa décision dans les prochains jours.
Bref ! Cette semaine de réunion au sommet pourrait bien rester comme celle où l’ordre multilatéral de l’après-Deuxième Guerre mondiale s’est effondré. C’est en tout cas ce que semble penser la chancelière allemande Angela Merkel pour qui l’“expérience de ces derniers jours” montrait que :
“L’époque où nous pouvions entièrement compter les uns sur les autres est quasiment révolue.”
La « protection » comme réponse à la crise
Pourtant, la crise de 2008 avait, dans un premier temps, resserré les rangs occidentaux. Le G20 s’était retrouvé au centre d’une entreprise de “re-régulation” financière mondiale dont le commissaire en charge des services financiers, Michel Barnier, avait fait sa propre feuille de route entre 2009 et 2014. En décembre 2015 était venu l’accord historique de Paris sur le climat.
Mais ce sursaut pourrait avoir été de courte durée. Les tensions sociales nées de la mondialisation et la crise, dont les effets avaient été atténués par les politiques monétaires accommodantes, déploient partout leurs conséquences politiques, de façon parfois paradoxale.
Aux Etats-Unis, la colère des « 99% » et l’accroissement des inégalités ont abouti à l’élection d’un milliardaire sans aucune autre doctrine économique que celle dont il pense qu’elle renforcera la capacité de négociation de ses entreprises et de son pays face au reste du monde, quitte à renier les engagements pris dans le passé en matière de climat, de défense ou de commerce. Si elle est confirmée, la dénonciation de l’accord de Paris se fera au nom de la défense des emplois américains.
En France, le premier tour de l’élection présidentielle a brisé le tabou de la fin possible de l’intégration européenne. Il était inimaginable il y a encore vingt ans que la moitié de l’électorat assume d’inscrire le destin du pays à l’écart de ce qui s’est construit depuis soixante-dix ans à Bruxelles. Par un effet d’inertie du système politique qui a empêché le regroupement des adversaires de l’intégration, c’est finalement un autre nouveau venu, libéral et pro-européen celui-là, qui a été élu.
Mais, tout en affirmant son attachement à la construction européenne et aux institutions multilatérales, Emmanuel Macron, qui s’était fait remarquer comme ministre de l’Economie par ses efforts pour obtenir des mesures de défense de l’industrie sidérurgique européenne, n’a passé qu’un seul message après son entretien avec le président de la Commission Jean-Claude Juncker le 25 mai à Bruxelles : celui du besoin de protection.
Cette rhétorique de la « protection », commune aux deux bords de l’Atlantique, ne peut qu’aboutir à les éloigner, voir les opposer, au moment où les bribes de gouvernance mondiale qui se sont mises en place depuis soixante-dix ans semblent fragilisées. Or, l’Europe aborde ce virage dans un état de grande fragilité stratégique.
« Paradoxe » de la défense européenne
Son alliance commerciale avec les Etats-Unis est inséparable historiquement et politiquement de son alliance militaire. Les bases de l’intégration européenne ont été jetées, alors que les Américains étaient militairement présents sur le Vieux Continent.
Ce n’est pas un hasard si, dans le traité fondateur de l’UE, celui de la “Communauté Economique Européenne”, la liberté d’investissement ne profite pas seulement aux “Six” pays fondateurs mais qu’elle vaille également pour les investissements étrangers, à commencer par les siens. Autant que le socle de l’intégration européenne, il fut celui du formidable développement des investissements et des échanges transatlantiques que Washington semble prêt à remettre en question par ses menaces de sanctions commerciales et son refus de poursuivre les efforts de convergence réglementaire sur la finance ou le climat.
Alors que ce socle se fissure, bien peu a changé sur le front stratégique depuis qu’il y a soixante-dix ans, l’Europe a confié les clés de sa défense à l’Otan, laissant la France et le Royaume-Uni déployer leurs propres capacités et jouer les « junior partners » au sein de l’Alliance. L’Union européenne, en tant que construction politique et institutionnelle, ne fournit pas le cadre d’une politique de défense européenne.
« Il y a un paradoxe au cœur de la politique de défense européenne. D’un côté, la demande stratégique pour une politique de défense plus active et efficace a grandi au cours des dernières années, principalement du fait du nombre croissant de crises de sécurité au voisinage de l’Europe’, estime Daniel Keohane, chercheur à l’Ecole polytechnique de Zurich.
“D’un autre côté, l’intérêt politique des capitales nationales pour la politique de défense a décliné. Si cette étrange dichotomie continue, cela démontrera la non-pertinence croissante de la politique de défense et de sécurité internationale européenne, et pèsera sur l’ambition de la stratégie européenne visant à disposer du spectre complet des instruments et des stratégies de politique étrangère”, dit-il.
Prééminence… et affaiblissement de l’Otan
L’inexistence d’une politique de défense commune se lit dans l’évolution des dépenses d’armement. Les grandes nations de l’Ouest n’ont pas entrepris de renforcer leurs efforts financiers pour atteindre l’engagement de 2% de PIB consacré à la défense pris par les membres de l’OTAN en 2006, à l’exception de l’Allemagne.
Dépenses militaires en pourcentage du PIB (source : Otan)
La France, « seule puissance militaire crédible » de l’UE post-Brexit, a rappelé le président de la Commission Jean-Claude Juncker la semaine dernière, a réduit ses dépenses de 5,9% entre 2006 et 2015. Pendant ce temps, la Pologne, la Slovaquie et les pays baltes, paniqués par la menace russe, se démènent et affichent une croissance à deux chiffres de leur budget militaire, sans que cela ait de conséquence significative sur les capacités stratégiques de l’UE dans son ensemble.
Les appels constants, formalisés lors du sommet de l’Otan de Varsovie en 2016, à renforcer la coopération entre l’UE et l’Otan ont débouché sur une liste de micro-initiatives présentées le 25 mai par la Haute-Représentante à la sécurité Federica Mogherini, dans l’indifférence générale.
Entre les deux blocs, « c’est sur le dossier russe où une certaine complicité règne : à l’UE, les sanctions économiques, à l’Otan les muscles du renforcement à l’Est », écrit le journaliste spécialisé Nicolas Gros-Verheide qui juge « proches de zéro » les suites de ce qui avait été présenté comme un tournant stratégique.
Pour les chercheurs Olivier de France et Sophia Besch, l’Europe aurait intérêt dans ce contexte à inventer sa propre “métrique” des 2% et expliciter ses priorités au sein de l’alliance au lieu de céder à ce qui ressemble à un chantage du président Trump lequel joue habilement de la menace russe.
“Les efforts européens pour émanciper le débat sur ses dépenses militaires des Etats-Unis ne devrait pas être une excuse pour l’UE d’oublier une nouvelle fois que le ‘hard power’ est utile dans un environnement chaotique”, écrivent-ils, appelant les dirigeants du Vieux Continent à clarifier d’urgence leurs priorités.
A la fin de l’année dernière, en préambule de sa proposition de “traité germano-franco-britannique” pour une défense commune, le président de la Fondation Robert Schumann Jean-Dominique Giuliani reconnaissait n’avoir d’autre ambition que « d’inciter à la réflexion autant qu’à une action concrète ». C’est dire que l’on part de très loin.
Pour Juncker, l’Europe doit continuer à viser la justice par le multilatéralisme
Atlantiste s’il en est, la chancelière allemande Angela Merkel avait, quant à elle, tiré des réunions de la semaine dernière la conclusion que:
“Nous, Européens, devons nous battre pour notre propre destin, bien sûr en toute amitié avec les Etats-Unis d’Amérique, avec le Royaume-Uni et en étant de bons voisins partout où cela est possible également avec les autres pays, y compris la Russie.”
Pour un continent qui s’est défini depuis soixante-dix ans dans et par sa relation avec les Etats-Unis, le défi est immense.
En dépit des menaces, les Européens sont donc encore très loin de se penser comme une puissance et sont, eux aussi, tiraillés par le doute. A son arrivée vendredi à la réunion du G7 à Taormina, Jean-Claude Juncker s’est livré à un plaidoyer en faveur d’une politique active de lutte contre les inégalités, réelles ou perçues, créées par la mondialisation.
« Nous devons comprendre ceux – en Europe et ailleurs – qui ne voient pas comment la mondialisation fonctionne pour eux et qui pensent qu’elle est une menace et non une opportunité. Nous pensons qu’elle est une opportunité si elle est gérée de façon appropriée. Nous devons mettre la justice au centre de tout ce que font le G7 et nos partenaires », a-t-il dit.
Contre le glissement du discours politique vers un unanimisme de la « protection » reposant sur l’opposition manichéenne entre “victimes” et “agresseurs”, les Européens devraient ainsi préférer le chemin plus difficile de la justice et du compromis, estime ce vétéran de la scène politique européenne.