Chronique livresque. Zahir Ihaddaden, qui nous a quittés il y a moins d’une année, était un gentleman d’autrefois, un homme de qualité. Dans son dernier livre, « Itinéraire d’un militant », qu’il n’a pas eu le bonheur d’avoir entre les mains, la mort l’ayant ravi plus tôt, il témoigne, se raconte tout en nuance, n’accablant jamais les hommes, mais disant sa vérité avec tact, mais sans concession. La distance qui sied au brillant intellectuel qu’il était est celle d’un sage pour qui les hommes, quels qu’ils soient, sont toujours les jouets de circonstances qui souvent les dépassent.
Zahir Ihaddaden est issu d’une famille de nationalistes. Son grand-père, son père, ses premières écoles ont tous servi la cause nationale, idem pour son frère. Avec cette lignée, il était logique qu’il s’inscrive dans les mêmes batailles. Dès 1947, alors qu’il n’était même pas majeur, le voilà membre du PPA. C’est un certain Layeb Lahcène, un des responsables du PPA, qui le fait adhérer à ce mouvement en passant d’abord par la cérémonie d’adhésion :
« Il me présente le Coran qu’il dépose sur une table et me dit : -Tu vas jurer sur le Coran que tu resteras fidèle au parti jusqu’à la mort ou l’indépendance de l’Algérie. » J’étais un peu troublé par le fait de jurer sur le Coran qui est un engagement solennel et définitif. Mais il n’est pas question de reculer. J’ai dit, en déposant ma main sur le Coran : « Je le jure ». C’était l’acte d’adhésion. A partir de cet instant, je suis devenu militant clandestin du PPA ».
Rencontre avec Abane
Voici le 1er Novembre qui gronde comme un terrible orage. Il apprendra la nouvelle par un journal du soir : « Dernière heure » qui annonça en grandes manchettes l’information. Quelle fut grande ma joie ! Je n’arrivais pas à la contenir. J’étais même agité. Enfin, voilà la réponse qu’il faut. Après un moment d’exaltation, je me suis posé la question : « Qui était donc derrière cette action salutaire ? »
Il comprit très vite que ce ne sont pas des Messalistes qui étaient derrière le déclenchement de la lutte armée. Alors qui ? Un mois plus tard, au détour d’une conférence de Frantz Fanon, il aura la réponse grâce à un étudiant qu’il connaissait : Amara Rachid, un ancien du PPA. Il l’interroge : que connait-il du 1er Novembre ? Amara lui répondra avec franchise qu’il était en contact avec des responsables. Ihaddaden lui dira : « Je suis donc avec vous. »
RDV est pris au Café de Tanger. « A ce rendez-vous, Amara m’a informé qu’il avait transmis mon adhésion et que les frères me chargeaient d’une mission : reprendre contact avec tous les militants du PPA pour leur demander d’adhérer au FLN. » Il s’acquitta, selon lui plutôt mal de sa mission, car à cette époque le FLN était mal connu et de ce fait la plupart des militants touchés du PPA étaient circonspects.
Quelques mois plus tard, Amara Rachid lui demande de venir avec Lamine Khene que Ihhadaden a rallié au FLN, pour rencontrer un responsable du FLN. Finalement ils étaient deux : Fekrache Rachid et… Abane Ramdane qui était parfaitement informé des démarches d’Ihadadden pour rallier les étudiants estampillés PPA à rejoindre le FLN :
« Et sur ce point, il a été clair : la Révolution ne peut pas être l’œuvre des militants du PPA uniquement. Elle doit reposer sur toutes les organisations et sur le peuple dans son ensemble. C’était bien la difficulté que j’ai trouvée dans ma mission et c’est la solution appropriée. Abane a parlé pendant plus d’une heure et puis, il s’est arrêté. J’étais convaincu. A ce moment, Lamine lui a demandé : – « Qu’attendez-vous des étudiants ? » Abane répondit brièvement : « Trois domaines peuvent être couverts par les étudiants : la propagande, la liaison et surtout la Santé. Nous avons beaucoup de difficultés pour soigner les blessés sur place, les déplacer est toujours un risque. Les étudiants en médecine sont très utiles dans ce domaine. »
Avec Boussouf à Tétouan
Pour échapper aux griffes des forces coloniales qui l’ont bastonné et mis en prison pour un certain temps, il prit le large pour le Maroc grâce à un laisser-passer de l’ambassadeur du Maroc en Tunisie. Direction : Tétouan où le FLN avait un journal, un service d’écoute et de transmission, une fabrique d’armes, un service de transport et même une ferme qui servait de prison interne au FLN.
A Tétouan, il connaîtra des personnages qu’il qualifiera d’atypiques : Abdelkader Changriha qui, avec Boussouf a, selon l’auteur, doté la révolution d’un système de transmission qu’il a négocié avec les Allemands.
Dans la foulée, il rencontre Boussouf dont il reconnait, parfois, des sentiments humains : « Incontestablement Boussouf est un bon organisateur, un bon patriote aussi. On lui reproche plusieurs aspects négatifs dont sa participation à l’assassinat d’Abane. J’y reviendrai. Son action positive ne doit pas pour autant être occultée. Il était très prudent. A Tétouan, il se méfiait surtout du MNA, des Messalistes, et de la Main rouge française. Il ne tolérait pas que les militants aient des fréquentations avec les femmes espagnoles. »
Un jour, il apprend qu’un militant a ce genre de relation avec une femme. Il érige alors un tribunal où il questionne durement les militants l’un après l’autre. L’un d’eux a avoué qu’il avait des relations avec des femmes espagnoles. Boussouf décide d’arrêter toute l’équipe du journal. Du coup, c’est Ihaddaden qui est chargé, avec un certain Embarek, de la liaison du journal avec l’imprimerie. C’est une marque de confiance.
Quelques semaines plus tard, voilà Abane Ramdane qui arrive. Il prend la décision de libérer l’équipe du journal. Selon l’auteur, il reproche, en outre, à Boussouf de vouloir demander à un journaliste de faire son travail, alors qu’il est aux arrêts. « Boussouf n’a pas admis cette ingérence dans son domaine. C’est un des points qui ont aggravé la mésentente entre les deux hommes. La méthode de travail est différente : l’un admet la discussion, le dialogue l’écoute d’autrui, alors que l’autre est autoritaire et impose sa volonté. »
Au journal « Résistance algérienne » de Tétouan dont le père fondateur est Mohamed Boudiaf, il a comme responsable Ali Haroun, toujours vivant et toujours bon pied, bon œil. C’est un périodique qui paraissait en arabe et français tous les 10 jours. Au mois de juillet 1957, comme le précise l’auteur, El Moudjahid a pris la place de « Résistance algérienne.» Benkhedda et Dahlab installeront la nouvelle équipe du nouveau journal. Et quelle équipe : Fanon, comme rédacteur en chef de la partie française, El Mili de la partie arabe, le tout chapeauté par Réda Malek, nommé responsable du journal. Les éléments de « Résistance algérienne » dont, évidemment, Ihaddaden, sont passés avec armes et bagages dans le nouveau journal.
Quelque temps plus tard, toute l’équipe du journal se déplace à Tunis sous la responsabilité de Abane.
« Celui-là, c’est nous qui l’avons tué ! »
Au mois de mai 1958, Ihaddaden qui est resté à Tetouan en tant que responsable de l’antenne de réimpression du journal, apprend à la lecture d’El Moudjahid que Abane est mort au champ d’honneur. Ce qui suit est trop important pour ne pas le reprendre tel quel :
« J’ai dit à mon camarade Si Abderrazak : « Ce n’est pas vrai, ils l’ont tué ! » On a imprimé le journal et on l’a diffusé. Dans l’après-midi, je vois venir Sadek, le responsable de la prison. Il avait le journal dans la main et ne semblait pas être dans ses états. Il me dit en me montrant la photo d’Abane :
-« Celui-là, c’est nous qui l’avons tué ! »
Il semblait abattu, j’ai repris :
-« On t’a donné l’ordre de le tuer ? »
-« Oui »
-« Par conséquent, ce n’est pas toi qui l’a tué ! »
J’ai affirmé cela pour l’apaiser. Il s’est assis et je lui ai dit :
-« Et après qu’avez-vous fait du cadavre ? »
-« On l’a enterré
-« Où ? »
-« Dans la ferme » -‘ »
La tombe y est toujours ? »
-« Oui »
-« On va la voir »
Accompagné de Si Abderrazak, on a vu la tombe et j’ai lu la Fatiha.
J’ai dit à Sadek : « C’est l’un des grands chefs de la Révolution mais ne te culpabilises pas. Tu n’aurais pas pu refuser d’exécuter un ordre pareil ! » J’ai su bien longtemps après qu’il avait perdu la raison”.
Dans sa sécheresse, ce dialogue résume mieux que les mots les plus parlants la cruauté de ce crime. Ihaddaden a été ébranlé par ces révélations. Mais il se taira : « L’affaire est trop grave pour la divulguer, ça ne peut être qu’un coup fatal à la Révolution. J’ai pris la résolution ferme de ne pas en parler. J’en ai parlé pour la première fois après l’indépendance, le jour où on a ramené les cendres du Maroc. Mais ces informations n’ont pas cessé de me hanter et de me torturer.
« Les minarets, des fusées qui ne montent pas »
A l’indépendance, après quelques tribulations, il rejoint Benyahia fraîchement nommé ministre de l’Information et de la Culture. Le voilà au cabinet du ministre dont il fait le portrait : « Benyahia est prudent, méthodique et il prend tout son temps avant de prendre une décision. »
Inactif comme tout le reste du cabinet, il décida de se retirer. 6 mois plus tard, Aissa Messaoudi l’appelle pour lui demander de revenir, Benyahia ayant besoin de lui. Il revient. Le ministre lui demande de choisir. Il choisit le poste de sous-directeur de l’édition et de la diffusion. A ce titre, il voit la création de la SNED en 1966.
Homme du rassemblement, sachant le poids pour l’image du pays des écrivains, Benyahia voulait les faire revenir en Algérie. Voilà Malek Haddad, rappelé de Constantine pour prendre la direction de la culture au ministère. « Il nommait Benyahia le fennec et très souvent, il ne le comprenait pas (…) Assia Djebbar acceptait de collaborer avec le ministère et était en bonnes relations avec Haddad. Mohamed Dib ne voulait pas quitter l’étranger. »
Arrêtons-nous un moment ici pour rendre justice à Dib. Il ne voulait pas quitter la France parce qu’il est revenu en Algérie dès l’indépendance. Il cherchait un boulot et un logement. Il a demandé l’aide du ministère de la Culture. Il fut éconduit par un bureaucrate qui ne lui arrivait pas à la cheville. En vérité, l’Algérie de 1962-1963 n’avait que faire des hommes de culture, le pouvoir ayant été pris par des militaires. Déçu, amer, il décida de mettre une croix sur le pays.
Quant à Kateb Yacine, le plus rebelle, l’auteur nous dit que Benyahia lui a ouvert les colonnes d’Algérie actualité. « Il s’est attaqué frontalement à l’islam : les minarets sont des fusées qui ne montent pas, les chômeurs qui somnolent à l’ombre des mosquées sont des commandos du Ramadan, etc. (…) Avec Mouloud Mammeri, les relations étaient bonnes. Ce dernier ne voulait pas vivre en dehors de l’Algérie. »
Ihaddaden créera avec Haddad la revue « Amal » qui permit à tant de jeunes talents de s’exprimer et d’éclore. Il y avait une vision sur la culture. Parce que Benyahia était un homme de culture, moderne et ouvert sur le monde.
*Zahir Ihaddaden
Itinéraire d’un militant, témoignage
Editions Dahlab
PP : 1000 DA