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Libye : les enjeux de la conférence de Paris

Le président français Emmanuel Macron, très impliqué dans le règlement de la crise libyenne depuis son arrivée au pouvoir il y a tout juste un an, s’apprête à accueillir, ce mardi 29 mai, une conférence internationale qui sera placée sous l’égide des Nations unies.

Selon l’Elysée, le président français a invité les principaux dirigeants libyens : le chef du gouvernement d’accord national Fayez al-Sarraj, et Khaled al-Mishri, le président du Haut Conseil d’État (chambre haute) basé à Tripoli à l’Ouest, le président de la Chambre des représentants (chambre basse) Aguila Salah Issa et Khalifa Haftar, maréchal de l’armée nationale libyenne basés à Tobrouk à l’Est.

Un statu quo qui n’est plus tenable

Emmanuel Macron a aussi bien pris le soin d’inviter un large éventail d’acteurs impliqués dans le dossier, à savoir les pays voisins (Algérie, Égypte, Tunisie, Tchad), l’Italie, les 5 pays membres du conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni et France) ainsi que des pays comme les Émirats, le Qatar, le Koweït, la Turquie et le Maroc où le premier accord politique de sortie de crise avait été signé en 2015. L’Algérie, même si elle voit d’un mauvais œil la participation du Maroc -un pays qui ne fait pas partie des voisins de la Libye- sera représentée par le Premier ministre Ahmed Ouyahia.

L’Union africaine, l’Union européenne et la Ligue arabe ont également été invitées. Tout comme le président congolais Denis Sassou-Nguesso, à la tête du comité de haut niveau de l’Union africaine sur la Libye. L’envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé, auteur d’un plan d’action pour une sortie de crise, validé en octobre 2017 par le Conseil de sécurité de l’ONU, sera aussi présent.

Selon la présidence française, les objectifs de cette conférence internationale sont de « créer les conditions d’une sortie de crise » en Libye, en « responsabilisant tous les acteurs nationaux et internationaux » pour dépasser un statu quo qui n’est plus tenable. Les dirigeants libyens seraient d’ailleurs d’accord pour signer une déclaration, qui ferait office de feuille de route fixant « le cadre d’un processus politique » pour la tenue d’élections législatives et présidentielles d’ici la fin de l’année. Parmi les huit points que contient cette feuille de route, certains ont trait à la simplification institutionnelle et à l’unification des forces armées. Le but de la conférence, selon Paris, sera aussi de fixer les rôles de chaque partie en vue des prochaines échéances électorales et de prévoir des sanctions pour ceux qui ne se conforment pas à cette feuille de route.

À travers cette conférence, Paris semble vouloir donner une nouvelle impulsion au processus politique et à un plan d’action des Nations unies qui prévoit la tenue d’une conférence nationale pour la réconciliation inter-libyenne, une réforme constitutionnelle ainsi que l’organisation d’élections présidentielles, municipales et parlementaires. Mais il est difficile de dire où en est vraiment l’application de ce plan d’action tant les fragmentations du paysage politique libyen, les désaccords et les initiatives de médiation isolées sont nombreux.

Un paysage politique fortement fragmenté

Le grand défi pour mettre en œuvre ce plan d’action est sans doute la formation d’un consensus national dans un espace politique extrêmement fragmenté où les acteurs locaux, le plus souvent tribaux, détiennent la réalité du pouvoir dans les villes et les régions. Celles-ci sont contrôlées par des milices armées rivales qui sont réticentes à se désarmer de manière volontaire. Or, le désarmement des milices est l’un des points du plan d’action de l’ONU et la conférence de Paris se propose justement d’en préciser le modus operandi.

Les institutions nationales sont elles-mêmes divisées en deux. Il y a d’un côté le gouvernement d’accord national et le Haut conseil d’État (chambre haute), basés à Tripoli et formés après les accords de 2015 à Skhirat, Maroc. Ils ne sont reconnus que par la communauté internationale. Ce gouvernement dépend de milices pour gérer la maigre portion de territoire sous son contrôle, au nord-ouest et au sud-ouest.

De l’autre côté, la Chambre des représentants (chambre basse) élue démocratiquement en 2014 et basée à Tobrouk à l’Est, ne reconnait pas les institutions de Tripoli. Elle est par contre soutenue par le maréchal Haftar, exclu des accords de 2015 mais à la tête de ce qui reste de l’armée nationale libyenne. Celle-ci contrôle une grande partie de la Libye, y compris les zones pétrolières et la ville de Benghazi reprise aux groupes terroristes en 2014.

Les organisations terroristes, telle que l’organisation de l’État islamique, demeurent actives et représentent une menace supplémentaire notamment dans le sud et le centre de la Libye.

La Libye a aussi deux banques centrales et deux monnaies, l’une dépendant de Tripoli et l’autre de Tobrouk. Le pétrole libyen, dans un pays où la stabilité s’obtient grâce à une redistribution clientéliste de la rente, est au centre de toutes les convoitises, aussi bien au niveau local que national.

Désaccords sur la Constitution

Dans un tel paysage politique, les désaccords ne peuvent être que nombreux. Le plus grand d’entre eux est celui portant sur la future constitution libyenne.

L’avant-projet de Constitution adopté par une petite assemblée constituante en août 2017 avait fait l’objet de nombreux désaccords qui portaient sur le type de système politique (système fédéral ou unitaire), sur l’inclusion des minorités du pays, sur les conditions d’éligibilité des candidats à la présidentielle (double nationalité et temps de résidence en Libye) et sur les prérogatives de la fonction de président.

Le mode d’adoption de la Constitution fait aussi débat. Certains souhaiteraient un référendum alors que d’autres préfèreraient une adoption par voie parlementaire.

La profondeur des désaccords est telle que le président de la commission électorale libyenne, Emad Essayah, avait posé sa démission dans la balance en disant que le maintien du référendum constitutionnel faisait courir au pays le risque d’une guerre civile.

En plus des obstacles à l’intérieur de la Libye, et de l’insécurité, ce processus est contrarié par la multiplication des initiatives de médiation internationale qui semblent diluer les efforts déjà entrepris.

Une multiplication des initiatives de médiation internationales

La conférence de ce mardi 29 mai a été précédée par une rencontre organisée le 11 mai dernier à Dakar, ayant regroupé 21 personnalités parmi les plus influentes de Libye et de toutes tendances politiques et sociales confondues. À cette réunion se trouvaient aussi bien d’anciens partisans de Kadhafi que des pro-révolution de 2011, y compris les islamistes et la société civile libyenne. Même l’ancien trésorier de Kadhafi, Bechir Saleh Bechir, a envoyé un message de soutien à la réunion alors que le camp du maréchal Haftar a refusé d’y participer formellement, bien que ses représentants étaient présents à Dakar.

Les participants à cette rencontre, tout en affirmant que le règlement de la crise en Libye était une affaire strictement libyo-libyenne, ont évoqué des pistes pour une future réconciliation.

Cette rencontre entre figures de premier plan est d’autant plus sérieuse que c’est le président sénégalais en personne, Macky Sall, qui l’a inaugurée. Elle était à tout point de vue inattendue. D’abord parce qu’elle a fait dialoguer des figures libyennes qui ne daignaient même pas s’adresser la parole quelques mois auparavant. Ensuite parce qu’elle a été organisée par une organisation non-gouvernementale, la « Fondation Brazaville » présidée par Jean-Yves Olivier, un pied-noir d’Algérie, ancien sympathisant de l’OAS devenu homme d’affaires puis converti à la diplomatie parallèle en Afrique. Cette fondation jouit en outre du soutien du président congolais Denis Sassou Nguesso, lui-même à la tête du comité de haut niveau de l’UA sur la Libye.

Cette réunion pose des interrogations sur sa complémentarité avec les efforts de médiations des pays voisins de la Libye qui sont eux directement concernés par les conséquences de cette crise. Mis à part l’accord politique signé au Maroc en 2015, l’Algérie et l’Égypte fournissent aussi des efforts de médiation en Libye.

L’Algérie a accueilli pratiquement tous les belligérants de la crise, y compris le chef du gouvernement Fayez Al Sarraj et le maréchal Haftar. Elle plaide aussi, tout comme Ghassan Salamé, pour l’inclusion des différents groupes armés dans le processus de paix, à part ceux considérés par l’ONU comme étant des groupes terroristes.

L’Égypte pour sa part tente de faciliter l’unification des forces armées libyennes en accueillant une médiation entre officiers de l’est et de l’ouest de la Libye.

Les ministres des Affaires étrangères des trois pays voisins (Algérie, Égypte, Tunisie) réunis à Alger le lundi 21 mai, tout en appelant les parties libyennes à « davantage de concessions » pour accélérer la mise en œuvre du plan de sortie de crise de l’ONU, ont rejeté « toute forme d’ingérence étrangère en Libye ».

Qui cela vise-t-il ? Cela montre-t-il que les pays voisins contestent la légitimité de certains pays à participer au règlement de la crise libyenne ? Ou qu’il y a désaccords sur la façon de procéder de certains ?

Lutte d’influence internationale

L’Algérie qui a très tôt déployé des efforts de médiation en direction des parties libyennes a été quelque peu court-circuitée en 2015 lorsque les accords inter-libyens ont été signés à Skhirat au Maroc.

À l’époque, certains observateurs avaient estimé que cela relevait d’une volonté américaine – et peut-être aussi française – de ne pas laisser l’initiative de la médiation politique en Libye à l’Algérie, et à travers elle, à l’Union africaine. Il est à rappeler que l’envoyé spécial de l’UA n’avait même pas pu assister aux négociations entre les parties libyennes à Skhirat de la fin 2015.

Le résultat est que cet accord, même reconnu par toutes les médiations, y compris l’Algérie, comme étant la seule base du règlement politique en Libye, nécessite maintenant une révision que Ghassan Salamé est chargé par l’ONU d’obtenir, sans succès jusqu’à présent.

La principale raison de la nécessité de cette révision réside dans son manque de représentativité puisque des parties importantes de la crise libyenne en avaient été exclues, comme le maréchal Haftar et les représentants des tribus kadhaffistes.

D’ailleurs, certains accusent l’Algérie d’être un peu trop proche des anciens partisans de Kadhafi, chose que la visite du ministre algérien des Affaires étrangères, Abdelkader Messahel, dans plusieurs villes libyennes, y compris celles à majorité rebelle, comme Zentan et Benghazi, avait vite fait de démentir.

L’approche française critiquée

Peu après son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron avait tenté de reprendre la main en invitant le maréchal Haftar et son rival Fayez al-Sarraj à signer une déclaration les enjoignant d’organiser des élections le plus rapidement possible.

Depuis, la France a pris les devants dans la résolution de la crise mais certains, comme l’Italie, l’accusent de trop se précipiter et sont agacés par l’unilatéralisme de ses initiatives. On lui reproche par exemple son obstination à vouloir organiser des législatives et des présidentielles simultanément et avant la fin de 2018, ce qui laisse certains penser que Paris voudrait voir Haftar au pouvoir.

Le consensus qui se serait dégagé aussi bien au sein des différentes médiations, qu’à l’intérieur de la Libye, serait de procéder d’abord à la tenue d’élections législatives. L’émissaire de l’ONU, Ghassan Salamé, est aussi d’avis qu’en l’état actuel des choses, seules des élections municipales et législatives sont possibles, même en l’absence d’une Constitution. Ce qui n’est pas le cas des élections présidentielles qui selon lui ne pourraient pas avoir lieu avant 2019.

D’autres parties libyennes, comme celles de Misrata où se trouvent les forces les plus défavorables au maréchal Haftar, estiment qu’il est inconcevable d’inviter un « officier rebelle » au même titre que de représentants civils élus ou reconnus par la communauté internationale.

Une autre critique à l’approche française pointe la méthode de traiter avec des personnalités qui ne représentent pas forcément un consensus émanant des composantes de la société libyenne. Il est vrai que prendre le risque de faire reposer un accord sur de futures élections, que l’on veut représentatives, sur des institutions qui ont une légitimité et un contrôle du terrain limités, peut à termes s’avérer contre-productif, voire dangereux.

D’autant plus que si le calcul de Paris est de miser, dès à présent, sur la partie libyenne la plus forte, le maréchal Haftar en l’occurrence, pour ensuite pouvoir bénéficier d’un accès privilégié aux contrats de reconstruction de la Libye, et surtout à ses ressources pétrolières, alors il y a de quoi être sceptique.

Le côté positif de l’engagement de la France dans le règlement de cette crise libyenne, qu’elle considère elle-même comme « une menace systémique pour l’Europe, l’Afrique du Nord et le Sahel », est qu’elle a le poids nécessaire pour influer sur des pays tels que la Turquie et les Émirats, pour qu’ils jouent un rôle plus constructif, au lieu de soutenir un camp contre l’autre, respectivement Tripoli et Tobrouk.

Dans les circonstances actuelles, la solution la plus sage pour les différentes médiations de la crise libyenne, serait de coopérer plus étroitement entre elles pour faire le bilan de ce qu’elles ont accompli et se départager les tâches de façon à être complémentaires et efficaces, tout en évitant d’être partie au conflit.

Car au final, au-delà des luttes d’influence, ce qui compte vraiment est que le peuple libyen, dont 2,5 millions de ses citoyens sont déjà inscrits sur les listes électorales, puisse peser sur les destinées de son pays et enfin tourner l’une des pages les plus sombres de son histoire.

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