Le président turc a annoncé l’envoi de troupes en Libye pour soutenir le GNA. Sachant les difficultés de mettre en pratique ce déploiement, pensez-vous qu’il s’agit juste d’une rhétorique ?
Brahim Oumansour, politologue, chercheur associé à l’IRIS (Paris). Je ne pense pas que ce soit simplement une rhétorique, même si à tout moment Ankara, voyant que son déploiement pourrait poser plus de problèmes qu’il n’en réglera, par rapport à ses intérêts, pourrait reculer. Par contre, la volonté de la Turquie risque de se concrétiser même si cela va être difficile d’intervenir sur le terrain sans avoir un soutien des pays voisins : la Tunisie, l’Egypte ou l’Algérie, voire le Mali via lesquels elle pourrait installer une base-arrière.
Ce qui est loin d’être acquis…
Aucun de ces pays n’acceptera bien entendu, pour de multiples raisons. L’Egypte est déjà dans le camp opposé et soutient directement Haftar. On connait la position algérienne qui soutient une solution politique pour la crise libyenne et un dialogue entre l’ensemble des factions. Même si Alger juge l’offensive de Haftar inappropriée et comme un risque pour la stabilité du pays et de la région, elle ne soutiendra pas une présence militaire turque en Libye.
Qu’est-ce qui justifie la présence militaire turque sur le sol libyen ?
La Turquie, avec d’autres puissances régionales, est aussi intéressée par l’installation d’une base militaire en Libye. Elle s’achemine progressivement vers la réalisation de ce projet. Avec la forte instabilité dans cette région, ce projet risque néanmoins d’être remis en cause par les différents acteurs internationaux et régionaux qui agissent dans le dossier libyen.
Il y a aussi des intérêts économiques en jeu…
Bien sûr. Il y a plusieurs intérêts économiques et stratégiques. La Libye est un pays géographiquement important car il est au carrefour des différents continents (Afrique, Asie, Europe…). C’est un pays qui offre une porte vers l’Afrique pour les différentes puissances. Il y a un enjeu stratégique important. L’autre enjeu est économique. La Libye détient des réserves importantes en gaz et en pétrole, et des réserves aussi importants en gaz de schiste.
Il y a aussi le marché de l’armement : le Gouvernement d’union nationale libyen est client de la Turquie et le général Haftar est lui client des Emirats arabes unis, des Etats-Unis et de la France… même si pour le moment tout se fait de manière discrète ou indirecte pour certains pays en raison de l’embargo sur les ventes d’armement à la Libye décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2011.
L’intervention turque ne change rien en termes de guerre d’influence des forces étrangères en Libye. Ce qui change, en revanche, c’est ce passage d’une guerre par procuration -qui se faisait par le soutien diplomatique, politique mais aussi militaire en fournissant les armes aux différentes factions- vers un affrontement direct entre ces puissances. Si la Turquie installe sa base militaire en Libye, et avec la présence d’autres puissances (force de l’Otan, forces russes, milices étrangères…) cela risque de mener à des affrontements directs entre puissances sur le terrain libyen comme en l’a vu en Syrie.
Justement, quelles sont les risques d’un éventuel conflit généralisé sur la région ?
Les trois pays maghrébins, Tunisie, Algérie et Maroc, restent pour le moment stables et qui vont peut-être réussir à résister à cette instabilité régionale. Par contre, le risque sécuritaire va peser beaucoup sur ces trois pays, notamment la Tunisie et l’Algérie qui sont frontaliers de la Libye. Le long des frontières désertiques entre l’Algérie et la Libye rend le travail sécuritaire pour l’armée algérienne très difficile.
Le premier risque de cette escalade est d’abord humanitaire. On risque d’avoir de centaines de milliers de réfugiés de la population libyenne et aussi subsaharienne qui se trouve en quelque sorte piégée en Libye.
Le second risque est d’ordre sécuritaire notamment vis-à-vis de l’Algérie. Cela même si le pays jouit de bonnes relations avec différentes factions en Libye éloignant ainsi le risque d’être la cible. Le risque viendrait plutôt des groupes terroristes qui pourraient profiter d’une escalade de la violence pour tenter de cibler l’Algérie via des attaques contre ses sites pétroliers et gaziers. Ces attaques pourraient être menées pour forcer en quelque sorte l’entrée de l’Algérie dans ce conflit.
Une solution politique est-elle encore possible aujourd’hui en Libye ?
Une solution politique est possible à condition que les différents acteurs et les puissances qui interviennent directement ou indirectement dans le conflit libyen – d’un côté, les Emirats arabes unis, l’Egypte, voire plus discrètement la France et les Etats Unis et les Russes qui soutiennent l’armée du maréchal Haftar et d’un autre côté le Qatar et la Turquie qui eux soutient le gouvernement d’union nationale libyen (de Faiz al-Serraj) – se retirent. Sans le retrait de ces ingérences, il serait difficile aujourd’hui d’envisager une solution politique.
En revanche, des pays comme l’Algérie et l’Egypte – même si le Caire soutient Haftar mais elle est directement concernée par le risque d’escalade de la violence – pourraient avec l’aide de l’ONU et l’Union africaine imposer une solution politique. L’Algérie a une position plus neutre lui permettant de jouer un rôle de médiateur entre les différentes factions.
A ce titre, la diplomatie algérienne s’active ces dernières heures sur ce dossier, comment voyez-vous le rôle de l’Algérie dans la résolution de la crise en Libye ?
Historiquement, la diplomatie algérienne a beaucoup joué à plusieurs reprises un rôle important de médiateur dans différents dossiers. Rappelons-nous la crise diplomatique entre l’Iran et les Etats Unis à la fin des années 1970-1980 et le conflit au Mali, etc.
Le pays a des relais et un poids diplomatiques très importants dans la région au sein de l’UA notamment, même si on a enregistré ces dernières années un recul lié bien entendu à la crise politique et économique interne.
Aujourd’hui, je dirais que c’est une aubaine pour revenir au-devant de la scène et pour jouer un rôle décisif. Alger a plusieurs atouts pour faire pression sur les différents acteurs pour les amener à la table des négociations, à la fois les acteurs libyens mais aussi au niveau régional.
Alger a également de bonnes relations avec la Turquie, l’Egypte, la France, l’Italie, qui sont aujourd’hui en total désaccord sur la solution à la crise libyenne.