TRIBUNE. De toutes les réalisations déjà acquises par la révolution démocratique pacifique en marche dans notre pays, il en est une qui mérite qu’on s’y attarde. Cette révolution a donné naissance à une vie démocratique vibrante et féconde. Cette vie démocratique est faite de diversité des visions, de pluralité des opinions, de saine confrontation des idées ainsi que de convergence ou de divergence des perceptions et des convictions. C’est par cela que le débat démocratique retrouve, chez nous, son sens et sa raison d’être. Ce débat n’affaiblit pas la société, il est un signe de sa bonne santé. Dans ce genre de débats, il n’y a jamais de temps inutilement perdu mais toujours la garantie que les choix par lesquels ils se soldent le sont dans l’intérêt le plus large et emportent l’adhésion la plus vaste.
Enfin, les débats de cette sorte ne sont pas des sources de fractures à craindre ; bien au contraire, ils offrent à la société les chances du rassemblement autour des choix faits avec d’autant plus de force qu’elle aura été partie prenante dans la décision et force agissante dans la formation du choix retenu.
La vie démocratique qui s’installe dans notre pays a indubitablement réconcilié nos compatriotes avec la politique. Celle-ci n’est plus réduite, dans leur perception, à des calculs sordides, à des combines malhonnêtes ou à des manœuvres parant la satisfaction d’intérêts particuliers étroits des atours trompeurs du service de l’intérêt général. La révolution démocratique a permis à la politique de récupérer ses lettres de noblesse et de redevenir cette sève nourricière qui irrigue le corps épanoui de la Cité.
A l’heure où l’ordre ancien agonise mais n’a pas rendu l’âme et où l’ordre nouveau peine à se frayer son chemin, un grand débat national s’est imposé parmi nous. Celui-ci porte sur la problématique de la transition démocratique. Celle-ci est dans tous les esprits et sur toutes les lèvres. Elle est présente dans toutes les discussions publiques ou privées. Il n’est pas un seul de nos compatriotes qui n’ait pas à son propos son idée, sa préférence ou sa solution.
Dans son acception la plus simple, donc la plus littérale, la transition signifie le passage d’un état à un autre ou d’un ordre à un autre. Cette définition extrêmement simplifiée du concept de transition laisse déjà apparaitre toute la complexité de sa réalisation. Il s’agit de savoir où l’on est, vers où l’on veut aller et la meilleure voie pour y arriver. La transition réussie est celle qui parvient à apporter les bonnes réponses à ces bonnes questions.
Qu’en est-il de notre pays ? La réponse à ces questions me semble pouvoir tenir en une seule phrase : nous sommes à un point de bascule vers la voie devant mener à une transition démocratique.
Qu’est-ce que ce point de bascule ? C’est cette ligne de crête sur laquelle nous nous trouvons actuellement avec une vue sur l’ancien système politique qui a été ébranlé dans ses fondements mais qui résiste toujours et une autre vue sur le nouveau système politique auquel notre peuple aspire et qui attend son heure. En effet, le concepteur et l’architecte de l’ancien système politique est certes parti de même qu’a été neutralisée la tête pensante des forces extra- constitutionnelles qui en ont pris les commandes depuis l’année 2013. Mais le système politique lui-même est titubant mais debout. Il garde son emprise sur les principales institutions de l’Etat en l’occurrence la Présidence de l’Etat, le Gouvernement, le Conseil de la Nation, l’Assemblée Populaire Nationale et le Conseil Constitutionnel.
La haute administration qui a été à ses ordres est toujours en place. Ses clientèles économiques sont loin d’avoir été totalement démantelées. Les partis politiques qui lui ont témoigné une allégeance à toute épreuve entament des conversions douloureuses et se forcent à des reniements couteux mais avec le même personnel politique qui ne part que pour mieux revenir. Les syndicats et associations qui ont échangé âme et conscience contre faveurs et privilèges n’ont pas désarmé. Après avoir été longtemps domestiquée, la justice entame une longue marche vers la conquête de son indépendance mais sa cause n’est pas encore gagnée. Même les médias publics semblent renouer avec leurs vieilles habitudes en dépit de quelques velléités d’indépendance réclamée à raison mais restée sans lendemain.
Tous ces constats nous ramènent à la réalité. Ils nous sortent de l’euphorie ambiante et nous commandent de remettre les pieds sur terre. Et en remettant les pieds sur terre, nous nous apercevons que l’ancien système occupe toujours le terrain politique et institutionnel.
Est-il besoin de dire, alors, qu’aussi longtemps qu’il occupera ce terrain politique de toute sa force et de tout son poids, aucun autre système ne pourra venir lui ravir sa place ?
La révolution démocratique pacifique a assené des coups sévères à ce système mais elle est encore loin de l’avoir mis hors d’état de nuire.
Notre pays se trouve, en conséquence, à un point de bascule mais le basculement vers la voie menant à la transition démocratique n’a toujours pas eu lieu. La raison en est double : l’approche purement constitutionnelle du règlement de la crise maintient l’ancien système politique en place et, du même coup, la longévité indue dont bénéficie ce système obstrue la voie devant mener à la transition démocratique que le peuple veut.
Quelle est cette voie dont l’accès est actuellement obstrué ? C’est la voie du retour au processus électoral présidentiel.
Le retour à ce processus n’est pas la transition et il n’est pas même le début de la transition. Il s’agit tout au plus d’une phase préparatoire de l’échéance présidentielle dans les conditions de transparence, de régularité et d’intégrité réclamées par la révolution démocratique pacifique elle-même. C’est la tenue de l’élection présidentielle dans ces conditions exigibles et exigées qui marquera le début de la transition démocratique véritable.
La tenue des élections présidentielles prévues pour le 4 juillet prochain, ne réunit pas ces conditions. Elle ne les remplit même pas à minima. Vouloir, au plus tôt, combler le vide institutionnel, relégitimer les institutions et choisir le chemin le moins long, le moins risqué et le moins couteux pour y parvenir, est un choix que la raison commande. Mais pour atteindre ce but, la même raison interdit de confondre vitesse et précipitation et d’ignorer les réels problèmes qui se posent, au nom d’une certaine perception de l’efficacité qui n’en est pas une.
Les élections présidentielles programmées pour le 4 juillet prochain sont politiquement inopportunes, matériellement irréalisables et foncièrement hasardeuses. Elles soulèvent plus de questions, qu’elles n’apportent de réponses. De toutes ces questions, il en est quatre qui se distinguent .
Qu’est-ce donc cette restauration de la souveraineté populaire qui doit accomplir ses premiers pas par des élections dont le peuple lui-même juge les conditions de déroulement inappropriées et inacceptables ? Le peuple, en tant que corps électoral, que pouvoir constituant originel et source de toutes les légitimités institutionnelles, clame haut et fort son rejet d’élections conçues et conduites d’une manière qui ne lui agrée pas. Il faut savoir l’entendre.
Qu’est-ce donc ce règlement de la crise que ces élections sont censées apporter dans leur sillage, alors même qu’il est visible à l’œil nu, qu’elles sont un facteur d’aggravation de la situation et non de son apaisement et qu’elles sont source d’alimentation des tensions et non de leur extinction ? En termes de durée de vie, ces élections n’abrogent pas la crise, elles la prolongent.
Qu’est-ce donc ces élections dont on attend la pose des fondations d’une transition démocratique véritable, et qui, parce que contestées et contestables, ôtent toute crédibilité et toute légitimité à cette même transition dont elles se veulent la phase inaugurale ?
Et qu’est-ce donc enfin ces élections qui s’assignent pour but de mettre le pays en ordre de marche et de relever les défis hors du commun qui l’attendent politiquement, économiquement et socialement, mais qui en fait, s ‘érigent en impasse sur sa voie ?
Oui, ces élections sont une impasse et non pas un chemin !
L’on peut tout faire contre un peuple qui se lève pour se réapproprier son destin, sauf aller contre sa volonté, faire taire ses cris de cœur et briser ses rêves.
Pour correspondre à toutes les attentes qu’elles suscitent, les élections présidentielles méritent un autre sort et doivent être d’une autre tenue.
La phase préparatoire de l’élection présidentielle devra durer le temps nécessaire – tout le temps nécessaire- pour être conduite à bonne fin. La faire durer au-delà de délais incompressible mais raisonnables, c’est maintenir le pays dans l’instabilité et l’incertitude et l’exposer indûment à des dérapages ou à des dérives toujours possibles et souvent imprévisibles.
Le grand débat national qui s’est emparé de notre pays à l’heure actuelle a fait émerger de nombreuses options de sortie de crise. Il s’agit, donc, de retenir la voie la plus courte, la plus sûre et la moins coûteuse pour le pays. Les priorités absolues du moment sont au cœur de ce choix vital. Quelles sont-elles ? Il s’agit, d’abord, de combler au plus vite le vide institutionnel hautement préoccupant dont la première victime est l’État national ébranlé, fragilisé et menacé. Il s’agit, ensuite, de relégitimer l’ensemble des institutions républicaines, en commençant par leur clef de voûte, en l’occurrence, l’institution présidentielle. Il s’agit, enfin, d’éviter au pays d’avoir à s’acquitter, pour prix de sa reconstruction démocratique, de coûts politiques, économiques et sociaux prohibitifs.
Si l’on convient que ce sont bien là les priorités absolues, alors aucune autre option ne tient face à l’option des présidentielles dont les avantages comparatifs sont d’une évidence difficilement contestable.
Avec la tenue des élections présidentielles viendra alors le temps de la transition démocratique véritable. Ce sont ces élections elles-mêmes qui mettront en marche cette transition. Il ne fait aucun doute, aujourd’hui, que le peuple se saisira de cette occasion pour s’y imposer, ainsi qu’il l’entend, comme dépositaire unique de la souveraineté nationale et comme source exclusive de tous les pouvoirs.
Il ne fait aucun doute non plus que les programmes présidentiels qui lui seront soumis le mettront face à des choix déterminants pour l’avenir s’agissant du nouveau modèle républicain à inventer, du régime politique à refonder et de l’État démocratique et moderne à bâtir. En peuple libre qu’il est, il fera, son choix sans contrainte et sans peur. Avec la légitimité irrécusable qui lui aura été ainsi conférée, le titulaire d’un mandat présidentiel de transition aura sur ses épaules le lourd fardeau des aspirations populaires à traduire en actes tangibles et des politiques ayant pour seul guide le profond désir de changement. L’héritage n’est pas des plus reluisants. Il offre l’image d’un édifice en ruine où il n’y a rien à ravaler, rien à calfeutrer et rien à restaurer. Dans chaque parcelle de la vie nationale, il y a tout un chantier à ouvrir. Et chaque pas à accomplir est un défi pour l’avenir , « l’avenir qu’il faut savoir défier pour ne pas être réduit à le redouter ».
Alger, le 14 mai 2019.
*Président de Talaie El Hourriet et ancien chef du gouvernement
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