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Mahmoud Ben Mahmoud, cinéaste : « Il y a des gens qui ont voulu faire de Tunis, une province de la France »

Mahmoud Ben Mahmoud, cinéaste : « Il y a des gens qui ont voulu faire de Tunis, une province de la France »

« Fatwa », le nouveau film du tunisien Mahmoud Ben Mahmoud a décroché le Tanit d’or 52e Journées cinématographique de Carthage (JCC) à Tunis, début novembre dernier. Il a été consacré meilleur film arabe au 40e Festival international du film du Caire qui s’est déroulé du 20 au 29 novembre. L’histoire du film se passe en Tunisie, en 2013, deux ans après la révolte contre le régime de Zine Al Abidine Benali.

Brahim (Ahmed Hafiene) rentre de France pour assister à l’enterrement de son fils Merouane, mort dans un accident de moto. Non convaincu par les conditions du décès, il mène sa propre enquête pour découvrir au fur et à mesure que son fils a été enrôlé par des extrémistes islamistes.

La mère de Merouane (Ghalia Benali), une militante progressiste, est menacée de mort par les radicaux à cause d’un livre contre le radicalisme.

Mahmoud Ben Mahmoud, 71 ans, est auteur de plusieurs longs-métrages et documentaires comme « Traversées » (1982), « Ennajma Zahra » (1998), « Fadhel Jaïbi, un théâtre en liberté » (2003) et « Le professeur » (2012).

TSA a rencontré Mahmoud Ben Mahmoud au Caire. Entretien.

« Fatwa » semble s’inspirer de faits réels. Dans quelles conditions est né le projet de ce long-métrage ?

L’histoire remonte à 2013. À l’origine, le film a été écrit pour être tourné en Belgique bien avant la Révolution tunisienne. J’avais lu dans la presse belge des informations sur l’existence d’un camp d’entraînement djihadiste en Ardennes et d’une branche salafiste des Scouts musulmans en Belgique. Ces deux articles m’avaient interpellé. J’ai imaginé une fable à partir de ce matériau de départ. J’ai alors soumis l’idée à mes producteurs habituels que sont les frères Dardenne (Jean Pierre et Luc, producteurs et réalisateurs belges). Ils ont approuvé l’idée et j’ai commencé à écrire le scénario. Nous avons obtenu l’aide financière des gouvernements belge et luxembourgeois. Nous n’avons, par contre, pas pu avoir de soutien de la France.

Pourquoi ?

Il y a des choses qui nous ont été dites à propos du scénario et d’autres que nous avons devinés. Sur les questions de l’Islam, la France est un pays frileux. Dans les pays qui n’ont pas de contentieux colonial, les choses sont plus simples surtout ceux qui n’ont pas de communautés musulmanes aussi importantes qu’en France. Certains voulaient que je déplace le curseur dans l’intrigue plus vers la femme pour en faire un rôle principal. On considère que la principale victime de l’islam et surtout de l’Islam radical, c’est la femme. Et donc, il aurait fallu qu’elle soit aux avant-postes. Installer le père dans un rôle central piquait la vedette à la femme. Cela nous a été dit ouvertement au niveau des commissions auxquelles a été proposé le projet du film pour un financement. Elles ont refusé le projet après ces explications. En 2008, nous avons eu un producteur qui a accepté le film avant de se raviser. Ses associés trouvaient le film trop offensif à l’égard des musulmans. Nous n’avons pas eu de co-producteur en France. Et comme le film allait coûter cher, j’étais obligé de mettre de côté le projet, voire de l’abandonner.

Et comment l’avez-vous repris ?

Je l’ai repris après avoir réalisé le long-métrage El Oustad (Le professeur), que j’ai présenté plusieurs fois en Algérie, et un documentaire pour France 3, « Mélodies de l’exil », sur les musiques orientales à Paris après la deuxième guerre mondiale. Après la Révolution en Tunisie (en 2010-2011), j’ai vu que les conditions étaient réunies pour que le scénario de « Fatwa » soit déplacé en Tunisie avec la reconquête de la liberté d’expression. Le film ne risquait plus d’être bloqué par la censure qui était courante sous Ben Ali. L’apparition sur la scène politique et sociale du pays de courants philosophiques et idéologiques qui, jusque-là, opéraient dans la clandestinité ou en exil, était devenue inquiétante.

Des courants « libérés » par la Révolution ?

Voilà. Il y avait d’un côté, les islamistes avec leur branche radicale, et de l’autre, les courants laïcs et libéraux. J’ai retrouvé donc la configuration du film et je l’ai réadapté au contexte tunisien. J’ai introduit des petits réglages sans changer le scénario. L’histoire ne se déroulait plus au milieu des Scouts musulmans mais au sein d’une famille, sinon l’intrigue restait la même.

Est-ce que le film reçu de l’aide en Tunisie ?

Oui, le film a reçu l’aide du ministère de la Culture tunisien et la coproduction avec la Belgique a été reconduite avec les Frères Dardenne avec qui je fais tous mes films. On aurait voulu avoir un troisième partenaire soit arabe soit français, mais c’était compliqué notamment à cause de la fin du film qui a fait polémique.

Polémique, pourquoi ?

Oui. Il y a deux écoles. Certains disent que tout le film vaut par cette fin et d’autres qui soutiennent le contraire en disant que la fin détruit le film…

Oui, on peut comprendre que les extrémistes aient gagné…

Je ne dirai pas cela. N’oubliez pas que l’action se déroule en 2013 en Tunisie. Cette scène finale a, pour arrière-plan, l’assassinat des députés et hommes politiques Chokri Bélaïd (février 2013) et Mohamed Brahmi (juillet 2013). Cette liquidation physique annonçait une succession d’attentats de plus en plus violents qui ont endeuillé la Tunisie pendant trois ans. On pensait en être venu à bout parce qu’une des rares victoires de la Tunisie post-Révolution, c’était d’avoir pris le dessus sur les terroristes. Mais pas complètement ! Je n’attendais pas à ce que la projection de « Fatwa » aux JCC soit précédé d’un attentat sur le lieu même du festival ( en plein cœur de Tunis, le 29 octobre 2018). C’est une hydre aux mille têtes. Et l’histoire des « loups solitaires » est préoccupante. Le film était pessimiste à ce moment-là parce que le terrorisme n’a pas fini de frapper et les services de sécurité sont loin d’en venir à bout.

Il y a des complicités au sein du gouvernement qui font encore débat aujourd’hui. Des accusations pèsent sur Ennahda par la gauche, l’opposition et une partie de l’opinion publique. Ce parti aurait une responsabilité dans l’assassinat des deux hommes politiques. Ce qui se passe à la fin du film a surtout une signification symbolique. Le takfir veut dire qu’il existe toujours quelqu’un qui croit être plus proche de Dieu que vous et qui vous déclare apostat dès lors que votre façon de pratiquer l’islam ne lui convient pas. Il sera difficile aux musulmans de faire l’équivalent d’un Vatican II (ce concile œcuménique de l’Église catholique s’est déroulé entre 1962 et 1965 à Rome pour ouvrir le christianisme au monde moderne) parce qu’il n’existe pas d’institution intermédiaire en Islam.

Vous pensez qu’il faut réformer l’islam ?

Personne n’est autorisé à réformer l’islam. Ce qu’on appelle « bab el ijtihad » (la porte de l’ijtihad) a été fermé depuis au moins 8 siècles. Il y a actuellement une bataille intellectuelle en Égypte pour que les religieux acceptent de réadapter le Coran, de l’interpréter à la lumière des évolutions. Mais, la grande Mosquée d’Al Azhar s’y oppose

Dans le film, la mère du jeune homme qui s’est suicidé ou qui a été tué, mène un combat contre l’extrémisme par l’écriture et par le discours au Parlement.

C’est une femme progressiste, libérale et laïque qui mène un combat au grand jour dès lors que les conditions étaient réunies après la Révolution. Il faut savoir que sous la dictature, au nom de la sécurité, le régime de Ben Ali emprisonnait sans distinction, salafistes et progressistes. Ces deux courants ont retrouvé une marge de manœuvre après la Révolution et se sont violemment opposés dans les instances politiques comme dans la société. Depuis au moins 200 ans, la Tunisie connaît un courant réformiste qui remet en cause beaucoup de choses. Il y a donc une tension permanente entre les fanatiques, les conservateurs et les progressistes. Dernièrement, le gouvernement tunisien a approuvé une initiative du président de la République d’établir l’égalité successorale entre les garçons et les filles.

Comment trouvez-vous justement cette décision du président Béji Caïd Essebsi ?

Les choses se déroulent bien avec l’accord des islamistes qui sont au gouvernement. Ils ont voté pour. On pense que ça passera sans problème au Parlement. Dépénaliser l’homosexualité sera plus compliqué pas à cause d’Ennahda, mais de la société. Il y a des résistances dans les milieux traditionnels, comme en Europe d’ailleurs. Cela dit, il existe une réelle volonté de réforme en Tunisie. La Tunisie est le deuxième pays au monde à avoir aboli l’esclavage, premier pays musulman à s’être doté d’une Constitution qui n’est pas inspiré d’El Charia’a. Il y a toute l’œuvre de Habib Bourguiba. Ben Ali n’a pas changé le cours des choses tout dictateur qu’il était. En Tunisie, les islamistes ont fait plus de concessions que les libéraux. Pourquoi ? Parce qu’ils ont vu que la population n’était pas prête à se laisser déposséder de ses acquis. Ils ont été obligés de céder. Après la Révolution, les islamistes, surtout les jeunes d’entre eux, voulaient changer le mode de vie des Tunisiens.

Comme dans le film de Ridha Béhi, « La fleur d’Alep », il y a dans votre long-métrage des questionnements sur le rôle des parents…

Dans « Fatwa », les parents pensaient s’être acquittés de leur devoir éducatif. C’est un milieu aisé. La maman adhère à un courant de pensée libéral, le père est adepte de l’islam modéré, un homme ouvert qui travaille dans le secteur du tourisme. Certes leur divorce n’a pas facilité les choses, mais en Europe, en Belgique ou en France, des familles chrétiennes ou laïques, depuis la nuit des temps, ont vu leurs filles ou leurs fils basculer dans l’extrémisme. Je crois qu’il existe un affolement de la jeunesse aujourd’hui.

On a vu cela aussi dans le film de Rachid Bouchareb, « La route d’Istanbul » (une jeune fille belge qui rejoint les groupes de Daech en Syrie).

Oui, on bascule vite. On vit une époque qui a consacré la mort des idéologies. Il n’y a presque plus d’idéal. Il y en a que pour le matérialisme et la mondialisation à un âge où on croit aux idéaux. C’est presque biologique. À  19 ans, vous avez besoin d’un idéal. La politique ne fait plus recette.

Que peut faire le cinéma face à cette situation ?

Le cinéma ne peut que tabler sur l’humain et sur la souffrance des familles (face au radicalisme). En France, certains ont voulu que je raconte dans « Fatwa », l’histoire du basculement du fils dans le radicalisme. Moi, je voulais évoquer le désastre provoqué par la disparition du jeune homme dans une famille déjà cassée par la séparation des parents. Je voulais également montrer le combat d’un musulman ordinaire (le père) sans aucune idéologie pour essayer de comprendre ce qui est arrivé à son fils et au pays. En 2013, les islamistes radicaux avaient mis la main sur des quartiers et des villages entiers, sur pas moins de 500 mosquées, sur des institutions comme les universités, les administrations et les hôpitaux. La face du pays était en train de changer. Je voulais que cette situation soit vécue par Monsieur tout le monde, pas par un militant préparé à ce genre de combat. Le père arrive de Paris pour enterrer son fils qui meurt dans un accident de moto et qui découvre un abîme.

On évoque l’envahissement des islamistes dans le film…

Cela a été vécu de cette manière par la population. Heureusement que les choses ne se sont pas éternisées. La société civile a repris le dessus. La Tunisie de toujours a repris le dessus. Et la sécurité a fait son travail aussi. Cette période est naturelle après toute Révolution puisqu’on ouvre toutes les vannes et on remet les compteurs à zéro. C’était un événement sans précédent dans l’Histoire du pays. Des gens sont venus avec des projets de transformation de la société. Il y avait les salafistes, mais il y avait également les libéraux qui demandent de séparer la religion de l’État. Si elle n’est pas méchante, cette demande déstabilise les Tunisiens. Chacun est allé de son fantasme. . La seule représentation qu’ils ont de la laïcité est française. Ils ne savent pas que ce concept n’a pas d’équivalent chez les anglo-saxons. Cela se pratique autrement. Ils ont donc procédé par une espèce de mimétisme, d’une manière primaire. Il faut admettre qu’à l’arrivée, ce sont les islamistes qui ont baissé pavillon

Pourquoi le titre « Fatwa » à un film dont le récit est direct, frontal ?

Oui, le film est direct.  J’ai écrit ce film sous le coup de l’émotion. Au moment où je l’ai adapté à la Tunisie, le pays était confronté aux défis que je viens de vous décrire. J’ai écrit le film avec un sentiment d’urgence. Et donc, je n’ai pas cherché à faire dans la dentelle. Mes producteurs y ont adhéré. J’ai consulté les frères Dardenne sur les questions d’écriture et d’approche. Ils m’ont dit, « si tu le sens comme ça, il faut l’assumer comme un pamphlet ». Donc, ce n’est pas quelque chose qui m’a échappé ou que je n’ai pas contrôlé (l’aspect direct du film).

« Fatwa » est donc un pamphlet ?

Oui, le film est un pamphlet. Certains cinéphiles, assez frileux, n’ont pas apprécié ce côté « coup de poing », mais le gros des gens que j’ai rencontré à Carthage (JCC) et en Belgique ont approuvé que film mette les points sur les « i » sans y aller par quatre chemins.

Justement, quelles ont été les réactions en Tunisie après la sortie du film début novembre dernier ?

Des réactions rassurantes. Pour le cinéaste, l’heure de vérité, c’est la réaction du public, pas celle des élites ou des jurys. C’est le spectateur ordinaire qui a payé sa place. À Tunis, lors de la projection de « Fatwa » aux JCC, la salle le Colisée, qui peut contenir 1600 personnes, étaient archicomble avec des gens assis dans les couloirs et dans les allées. À la sortie, j’ai trouvé de l’adhésion de la part du public en majorité même si, pour être honnête, tout le monde n’a pas approuvé la fin du film. Je savais cela depuis l’écriture. Ce n’est pas une surprise. L’adhésion s’est exprimée sur les réseaux sociaux aussi pour une raison simple : j’ai mis au milieu du processus quelqu’un à qui ils pouvaient s’identifier (le père).

Et quelle a été la réaction des islamistes ?

Il n’y a pas eu de levée de boucliers contre le film. En Egypte, j’ai donné mes interviews à des journalistes qui portaient le hidjab. Toutes. Et toutes m’ont dit : « on vous envie pour vos réformes en Tunisie ». Alors qu’il s’agit de réformes qui font mal à la religion et aux tenants d’un islam conservateur (réforme sur l’héritage). Quand vous êtes une femme vous aspirez à partager l’héritage à part égale avec votre frère. C’est humain.

Comment évolue le cinéma tunisien actuellement ?

Il y a une nouvelle génération de cinéastes en Tunisie. Je fais presque figure d’intrus. Certains envieux n’ont pas accepté que je sois là, dans la sélection officielle des JCC, couronné du Tanit d’Or avec un prix d’interprétation masculine (pour Ahmed Hafiene). La jeune génération est prometteuse. Des jeunes bourrés de talents qui ont fait des études sérieuses, la plupart du temps à l’étranger. En Tunisie, le niveau de l’enseignement du cinéma laisse à désirer. Des jeunes qui ont également un pied en Europe pour pouvoir avoir une coproduction et donc écrivent sous l’œil avisé de professionnels. On a vu certains de leurs films. Des films souverains et pleinement assumés. Ce n’est pas des films de compromis. Ils arrivent à réaliser des résultats dans des festivals tels que Toronto, Venise, Cannes et ailleurs. Ils y au moins six ou sept jeunes cinéastes qui ont pris le relais et apporté un vent de fraîcheur et de renouveau au cinéma tunisien.

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