TRIBUNE. En laissant faire ceux qui font une fixation zélée sur la corrélation entre les dos d’âne, la vitesse, et les accidents, tout en ignorant d’autres causalités importantes, les routes du futur risquent de ressembler à des tôles ondulées !
Tous les bons chemins mènent à la soie
L’être humain a toujours accordé une grande importance aux voies de transport des populations et marchandises, ou de mobilisation des armées. La légendaire route de la soie, avec son faisceau de pistes millénaires, servant pour le transit international de la précieuse soie chinoise, illustre cette préoccupation ancestrale.
C’est toutefois le 20ème siècle, avec l’avènement de l’automobile, qui a bouleversé les travaux routiers. De larges avenues et des autoroutes avec plusieurs voies ont vu le jour, avec de meilleurs revêtements, des ponts hardis et des échangeurs audacieux.
L’infrastructure routière constitue désormais le poumon du développement d’un pays, et sa qualité se répercute significativement sur tous les secteurs socioéconomiques.
Même réalisée selon des normes exigeantes, une chaussée est inévitablement exposée à l’usure du temps et du trafic. Plus elle est dégradée, plus sa remise en état est onéreuse, et une maintenance tardive peut coûter plus de dix fois le montant d’unentretien régulier.
Les avantages de la réhabilitation ne se limitent pas à la prolongation de la durée de vie et à l’impact économique direct. Le confort et la sécurité que cette maintenance préventive procure aux usagers de la route, sont d’une portée considérable, de par l’incidence sur l’entrain social et le rendement professionnel, avec des retombées économiques supplémentaires non négligeables.
Tous les mauvais choix mènent à la déroute
La maintenance du patrimoine routier algérien est loin des standards d’usage. Les contrefaçons se manifestent dès les premiers mois avec l’apparition de trous qui, livrés à eux-mêmes, continuent d’évoluer jusqu’à la réfection totale de la chaussée.
Outre la nécessité d’une application rigoureuse des critères d’attribution des projets, une maintenance régulièrement préventive, et promptement réactive, reviendrait nettement moins chère, et pourrait tripler ou quadrupler la durée de vie.
L’immodération est un vilain défaut, attaché au revers du progrès. Les développements du 20èmesiècle n’ont pas tardé à générer des excès et autres effets indésirables. Les accidents de la route sont devenus une cause principale de mortalité, notamment chez les jeunes. Aux USA, ils occupent le 1er rang pour les moins de 24 ans (1).
Pendant que les constructeurs de voitures sont engagés dans une course effrénée vers plus de performances, les autorités s’attellent quant à elles à innover en moyens dissuasifs pour limiter la vitesse, contraventions, radars, ralentisseurs, retraits de permis, …
Avec un effet dissuasif évident, les dos d’âne semblent constituer un remède imparable. Ces obstacles pénalisent toute la société, alors qu’on estime à moins de 10 % le nombre de personnes conduisant dangereusement.
Ce recul est jugé tellement efficace qu’on ne se soucie plus du respect des normes quant à l’emplacement des ralentisseurs, leur marquage au sol, ou leur forme qui ne doit pas, entre autres, dépasser une dizaine de centimètres en hauteur.
Les dos d’âne ou la corrélation qui cache une forêt d’autres
Le dialogue suivant est purement imaginaire, mais prétendument plausible et instructif :
– “Bonjour chef, on a quadrillé le tronçon de route où le piéton a été percuté, avec plusieurs ralentisseurs ; et comme vous l’avez anticipé, le lieu est devenu plus sûr, et les riverains contents. Vous avez raison chef, la solution c’est les dos d’âne ! Mais il y’a un petit hic, le nombre d’accidents continue d’augmenter.”
– “C’est simple, les dos d’âne ont fait leurs preuves, on n’a donc qu’à les généraliser à tous les quartiers, et même sur les routes nationales !”
– “C’est ce qu’on a pensé chef, et on l’a mis en œuvre, mais les accidents ne cessent d’augmenter !”
– “Eh bien, qu’attendez-vous, continuez d’implanter les dos d’âne partout !”
Telle semble être la stratégie lamentablement simpliste adoptée vis-à-vis d’une variable complexe, couplée à d’autres inconnues cachées, aussi causales qu’imbriquées.
“L’hypothèse selon laquelle corrélation équivaut à cause est probablement l’une des deux ou trois erreurs les plus répandues et les plus graves du raisonnement humain” (Stephen Jay Gould).
Il est plus facile de se remettre d’une erreur que d’une confusion. En surestimant une relation triviale, mais de probabilité faible, au détriment de relations complexes, moins évidentes mais certaines, on s’inflige les œillères du simplisme de H. L. Mencken : “Pour chaque problème complexe, il existe une solution simple, directe et fausse !”
La probabilité qu’un accident ait lieu un certain jour dans un des nombreux croisements sur les routes nationales du pays, est très faible, alors que les effets des dos d’âne quadrillant cette intersection, sur les véhicules et conducteurs qui l’empruntent sont certains.
Le cumul de ces effets, avec ceux des trous et tranchées, sur l’humeur et la vigilance des conducteurs, et sur la mécanique et l’usure des freins des véhicules, peut doper considérablement la probabilité d’occurrence d’autres types d’accidents, y compris ceux impliquant tragiquement les transports collectifs.
Un jour, mon fils me dit qu’il doit changer les plaquettes de frein.
Mais tu les as déjà changées l’an passé, lui dis-je !
Mais cher père, reprend-il, je les ai encore changées, il y a juste deux mois !
Je zappe l’humeur d’un père habitué à changer ses plaquettes tous les cinq à dix ans. C’est en effectuant en fin observateur les trajets Batna-Sétif et Batna-Constantine, que je me suis rendu compte que les freinages imposés par les nombreux dos d’âne sur une route nationale, où on peut atteindre les 100 kilomètres par heure, peuvent causer une détérioration rapide des plaquettes, équivalent à plusieurs mois, voire plusieurs années, d’usure normale, sans ces foutus obstacles.
Il n’est donc pas impertinent de se demander si beaucoup de ces accidents mortels qui endeuillent des familles algériennes, n’étaient pas évitables autrefois, en absence de ces nombreux dos d’âne, et par ricochet grâce à une meilleure vigilance des conducteurs et à des freins plus fiables. Entre un simple risque évité et aussitôt oublié, et un accident tragique, il n’y a qu’une mince fraction de seconde !
Les ralentisseurs sont des tueurs indirects et silencieux
La multiplication systématique des dos d’âne est une fausse bonne idée. A trop vouloir réduire une probabilité modérée de mort par accident, on a fini par amplifier dangereusement d’autres, tout en infectant la qualité de vie des citoyens.
En obligeant les conducteurs à freiner et à ré-accélérer, les ralentisseurs augmentent substantiellement la consommation de carburant et la pollution, notamment pour les nombreux véhicules diesel qu’affectionne l’Algérie.
Et s’ils ne sont pas aperçus à temps, car non marqués en surface, et heurtés à grande vitesse, les dos d’âne peuvent causer de graves accidents directs, sinon de sérieux dégâts mécaniques, surtout si la hauteur dépasse largement les dix centimètres.
On sanctionne ainsi sévèrement l’inattention d’un conducteur vis-à-vis d’un dos d’âne inerte et non marqué, pour protéger l’imprudence d’autres personnes vis-à-vis de véhicules mobiles et bien visibles.
Dans les pays développés, les ralentisseurs sont gérés par des ingénieurs de la circulation, et non par l’administration, les forces de l’ordre, ou les riverains. Ils sont conformes aux normes, marqués en surface, et ne causent pas autant de désagréments.
Cela n’a pas empêché les autorités de relever que les inconvénients ont fini par supplanter les avantages. La pollution a été jugée décisive pour entamer les opérations de démantèlement (2-6). On estime à 25000 morts le nombre de victimes de la pollution causée par le freinage et ré-accélération des véhicules en Angleterre chaque année (2).
Des études scientifiques de l’Imperial College et duNational Institute for Health and Care Excellence, ont montré que les émissions de gaz toxiques augmentent de 64% à cause des ralentisseurs.
Pour le diesel, le taux atteint 98%, et le dioxyde d’azote émis est quatre fois plus important que pour l’essence (3).
La pollution dans un pays fortement diésélisé comme l’Algérie, est donc énorme, et les ralentisseurs anarchiques, couplés aux trous et tranchées, amplifient davantage l’insalubrité !
Les pays développés sont en train de supprimer le diesel ou d’imposer des taxes dissuasives sur ce carburant, pendant que le législateur algérien l’encourage, donnant l’impression de favoriser la cotation de son parc automobile luxueux en diesel, au détriment de la santé publique.
Le nombre de dos d’âne dans nos villes, villages, et sur les routes, peut être revu à la baisse, parfois substantiellement, le reste devant être marqué à la surface et se conformer aux normes. On réaliserait ainsi des économies en cascades.
L’absence d’un dos d’âne pourrait certes être invoquée dans un nouvel accident, mais les incidences de ces obstacles sur les accidents causés par les défaillances mécaniques ou humaines ou par la pollution, l’économie nationale, la santé publique et le bien-être social, sont multiples et immenses, même si elles ne sont pas aussi triviales que l’effet dissuasif d’un ralentisseur.
Des radars associés à des limitations de vitesse objectives ainsi que des contraventions codifiées et impartiales, sont à même de subjuguer la conduite dangereuse et gagner le consentement populaire, contrairement aux dos d’âne ou retraits de permis, trop pénalisants et jugés tout aussi zélés qu’injustement sélectifs.
Les trous livrés à l’arbitraire ou la dégradation impitoyable
Si le zèle entourant les dos d’âne peut invoquer la bonne intention, les trous livrés à eux-mêmes pendant de longues années, représentent quant à eux un symbole choquant et navrant de l’irresponsabilité. Ils infectent la vie et le moral des citoyens et abîment l’image qu’offre leur pays.
Il est simplement impossible d’imaginer des circonstances atténuantes à cette défaillance chronique de l’Etat. Des équipes de quelques personnes par commune ou daïra peuvent entretenir le réseau routier local avec des dizaines de mètres cubes de bitume par mois, et décupler ainsi la durée de vie du réseau local en impactant considérablement l’économie, la qualité de vie, et l’image du pays.
La maintenance vigilante et préventive du réseau routier et de tout le patrimoine économique, est une sentinelle avancée de la sagesse et de la responsabilité, devant être ancrée dans les mœurs de la gouvernance. C’est une économie de temps, d’argent, de crises, et de vies humaines, et un incontournable du développement.
Références :
(1) http://www.worldlifeexpectancy.com/usa-cause-of-death-by-age-and-gender
(5) https://www.youtube.com/watch?v=4aRNFnYbSsc
(6) https://www.youtube.com/watch?v=AW_LsTS1kC8
*Professor, Civil Engineering
Ecole Nationale Polytechnique
Université de Batna
King Saud University
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