L’attention de l’opinion, des médias nationaux et sans aucun doutes aussi des responsables économiques et politiques algériens s’est de nouveau focalisée au cours des dernières semaines sur l’évolution inquiétante des cours pétroliers. Ils ont poussé ensemble un soupir de soulagement dès l’annonce, ce vendredi, d’une réduction sensible de la production de l’OPEP et de ses alliés. Ils ont décidé, dans des conditions « difficiles », une baisse commune de leur production de 1,2 million de barils par jour.
Dans la foulée, les cours pétroliers ont rebondi. Les prix du Brent, qui étaient passés nettement sous les 60 dollars, ont clôturé la semaine à un peu plus de 61 dollars.
Un scénario désormais classique, salué par beaucoup de commentateurs, et dont le principal risque serait de réinstaller les dirigeants politiques et économiques nationaux dans la « zone de confort » dans laquelle ils évoluent avec aisance depuis plusieurs décennies.
Beaucoup d’indicateurs devraient pourtant nous ouvrir les yeux sur les changements importants qui sont en cours et qui rendent l’exercice de surplace économique auquel se livrent les décideurs algériens de plus en plus intenable.
Un redressement des prix limité
À très court terme d’abord, force est de relever les prix n’ont rebondi pour l’instant qu’assez faiblement. Qu’en sera-t-il dans les prochains mois ? Un spécialiste des questions énergétiques comme Ali Kefaifi qui était jeudi dernier l’invité de TSA Direct livre un pronostic assez peu rassurant : « Sauf événement géopolitique majeur, les prix pétroliers devraient se maintenir dans une bande comprise entre 60 et 70 dollars » .
C’est également le point de vue de beaucoup de responsables économiques internationaux. Le ministre iranien du Pétrole, dont le pays n’a pas la réputation de plaider en faveur d’une augmentation modérée des prix de l’or noir, estimait ces derniers jours à Vienne que « la plupart des pays de l’Opep visent un prix du brut dans une fourchette de 60 et 70 dollars ».
Les pétroles de schiste américains bouleversent le marché
Derrière ce pronostic, un constat rappelé par Ali Kefaifi. L’essor de la production américaine de schiste continue de bouleverser le marché. Stimulée par une importante baisse des coûts de production, désormais compris entre 30 et 50 dollars, elle devrait franchir le cap des 11 millions de bpj d’ici la fin de l’année, ce qui la ferait passer au-dessus de celle de la Russie.
Le mécanisme décrit par l’expert algérien est simple. Dès que les prix s’élèvent au-dessus d’un niveau de l’ordre de 70 dollars, ils sont tirés à la baisse par l’augmentation de la production des pétroles des schistes américains.
Grâce à l’exploitation des sols de schiste, les États-Unis contrecarrent ainsi efficacement les efforts conjoints entrepris par les membres de l’Opep, emmenés par l’Arabie saoudite et d’autres pays comme la Russie, pour soutenir les cours de l’or noir via une politique de quotas de production.
Un avertissement pour 2019
La situation pourrait même s’aggraver l’année prochaine. Pour l’année 2019, « nous entrevoyons un nouvel ensemble de défis. Cela inclut le consensus général selon lequel les perspectives laissent présager une croissance de l’offre supérieure aux besoins mondiaux attendus et des signes de ralentissement potentiel de la demande », a déclaré, à Vienne, le président de la conférence de l’Opep , l’émirati Suhail Mohamed al-Mazrouei.
Côté croissance de la demande, tout le monde semble en effet d’accord. L’AIE table sur une estimation d’environ 1,4 million de barils par jour pour 2019. « Cela est dû à la faiblesse des perspectives économiques, aux préoccupations commerciales, à la hausse des prix du pétrole et à la révision des données chinoises », notait l’AIE dans son dernier rapport.
Pour sa part, l’Opep prévoyait dans son rapport mensuel du mois d’octobre que la demande mondiale de pétrole augmenterait de 1,36 million de barils par jour l’année prochaine.
Le problème c’est que la production américaine de pétrole de schiste devrait enregistrer l’année prochaine une croissance record. Ali Kefaifi n’hésite pas à estimer cette augmentation probable à près de 2,5 millions de barils jour.
Pour expliquer cette croissance accélérée de la production américaine, l’expert algérien évoque un facteur rarement mentionné jusqu’ici. Il s’agit de « la livraison dans les mois prochains d’importantes infrastructures de transport aux États-Unis qui vont booster une production qui restait encore bridée jusqu’ici par l’insuffisance des moyens d’évacuation des quantités produites ».
De quoi entretenir le surapprovisionnement du marché et exercer une forte pression à la baisse sur les prix au cours de l’année prochaine.
Un niveau de prix insuffisant pour l’Algérie
Les prix pétroliers actuels, tout comme ceux qui sont annoncés pour l’année prochaine, risquent de se révéler très insuffisants pour assurer l’équilibre des finances nationales. Commentaire de l’expert Ali Kefaifi : « Il y a deux Opep : celle des producteurs regroupés autour de l’Arabie saoudite pour lesquels le niveau des prix actuels est supportable et celle des pays plus fragiles financièrement comme le Venezuela, la Libye ou l’Irak et dont l’Algérie fait également partie ».
Pour l’année 2018 déjà, bien que les prix moyens enregistrés cette année soient les plus élevés depuis 2014, ils ne permettront pas à notre pays d’éviter la persistance de très importants déficits financiers internes et externes. Avec un prix moyen du baril qui devrait rester un peu supérieur à 72 dollars pour l’ensemble de l’année, le déficit du budget de l’État atteindra sans doute les 1800 milliards de dinars annoncés dès le début de l’année. Un déficit qui sera financé de façon très peu conventionnelle par le recours massif aux avances de la Banque d’Algérie, la fameuse planche à billets.
Quant au déficit de la balance des paiements, il devrait atteindre, voire dépasser le chiffre de 18 milliards de dollars en réduisant d’autant le montant de nos réserves de change qui pourraient passer sous la barre des 80 milliards de dollars dès la fin décembre.
Pour l’année prochaine, la Loi de finances que le Parlement vient d’adopter a déjà annoncé la couleur. Le ministre des Finances lui-même a révélé que le prix du baril qui équilibrerait le budget en 2019 se situe à 92 dollars. Le déficit du budget de l’État a été évalué à 2000 milliards de dinars et la planche à billets devrait de nouveau être mise à contribution de façon substantielle contrairement aux espoirs formulés, de façon assez imprudente, voici à peine quelques semaines devant les députés par le DG du Trésor.
Côté balance des paiements extérieurs, on peut sans doute commencer à considérer dès maintenant que le déficit de 17 milliards de dollars prévu par le ministère des Finances pour 2019 constitue une évaluation optimiste compte tenu des anticipations actuelles sur le niveau des prix pétroliers.
Le pétrole à 100 dollars, c’est fini
Les soucis financiers actuels des autorités algériennes ne sont sans doute qu’un avant-goût de problèmes beaucoup plus complexes qui s’annoncent en risquant de remettre en cause quelques-uns des fondements actuels du modèle énergétique national.
Il ne faut d’abord sans doute pas s’accrocher à l’espoir d’un redressement significatif des prix pétroliers même à moyen terme. L’explosion de la production de pétrole de schiste américain va se poursuivre. En novembre, l’AIE avait annoncé que les États-Unis représenteraient à eux seuls 80% de la croissance de la production mondiale de brut d’ici à 2025. Parallèlement, la production américaine prend des parts de marché à l’Opep et à la Russie. Elle s’exporte de plus en plus, notamment vers l’Asie qui abrite les marchés les plus dynamiques au monde. Ali Kefaifi ajoute que d’autres pays vont entrer dans la danse au cours des prochaines années en citant notamment l’Argentine qui dispose également de ressources importantes en pétrole de schiste.
Vers la fin du surplus pétrolier exportable
La stagnation des prix pétroliers au cours des prochaines années pourrait cependant ne pas être notre principal problème. Ali Kefaifi souligne surtout le risque pour notre pays d’une disparition pure et simple de son surplus pétrolier exportable dans un avenir qui se rapproche de plus en plus dangereusement. L’expert algérien tire la sonnette d’alarme. Cette situation pourrait se produire avant 2024.
L’explication, dans ce domaine aussi, est assez simple. Les courbes de la production nationale de pétrole brut, en baisse régulière au cours des dernières années, et celle de la consommation interne, en augmentation sensible, pourraient se croiser dans moins de 5 ans .
L’expert algérien suggère que cette échéance inévitable peut encore être retardée de quelques années. Du côté de la demande, cela passe par « une augmentation plus sensible des prix des carburants qui n’ont pas encore atteint les seuils susceptibles de freiner la consommation ».
Du côté de l’offre, Ali Kefaifi, à l’image de nombreux experts algériens, souligne l’absence de découvertes exploitables de pétrole brut depuis près de 15 ans. Il invite également à ne pas fonder trop d’espoirs sur l’exploration offshore. La seule solution pouvant produire des résultats significatifs pour enrayer la baisse de la production nationale de pétrole brut se trouverait plutôt dans « l’augmentation du taux de récupération des grands gisements comme Hassi Messaoud ».
Le modèle énergétique qui a dominé la scène économique nationale depuis des décennies est en bout de course et il sera fortement mis à l’épreuve au cours des prochaines années. C’est le message adressé par beaucoup d’experts nationaux aux décideurs algériens en les invitant de façon pressante à accélérer la mise en place d’un nouveau modèle plus sobre en matière de consommation et plus dynamique en matière de développement de nouvelles sources d’énergie.