Les manifestations qui touchent le Soudan depuis décembre représentent la plus grande menace pour le régime du président Omar el-Béchir depuis son arrivée au pouvoir en 1989, estiment des analystes.
De plus grande ampleur que les mouvements de contestation de janvier 2018 et septembre 2013, les manifestations ont éclaté le 19 décembre dans plusieurs villes touchées par des pénuries avant de gagner la capitale Khartoum.
Au moins 19 personnes ont été tuées, selon les autorités. Amnesty International a fait état de son côté de la mort de 37 manifestants et réclamé une enquête de l’ONU.
Aucune manifestation d’ampleur n’a eu lieu depuis mardi, mais l’opposition et des militants ont appelé les Soudanais à de nouveaux rassemblements vendredi après la prière.
Déclenchées par la hausse du prix du pain, passé mi-décembre d’une livre soudanaise (1 centime d’euro) à trois, les protestations se sont transformées en manifestations contre le gouvernement.
“Ces manifestations sont bien plus importantes que ce que nous avons observé ces dernières années”, note Eric Reeves, spécialiste du Soudan à l’université de Harvard.
“La pénurie de pain et les scandaleuses augmentations des prix sont peut-être la plus grande source de la colère populaire (…) et il n’y a rien qui puisse atténuer” la crise économique, selon lui.
– “Chute du régime” –
Lors des manifestations, des bâtiments du parti du Congrès national (NCP), au pouvoir, ont été incendiés et des protestataires ont scandé “le peuple veut la chute du régime”.
Poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour génocide dans la province du Darfour (ouest), M. Béchir, 75 ans, a pris le pouvoir lors d’un coup d’Etat soutenu par les islamistes en 1989, poussant à l’exil le Premier ministre démocratiquement élu, Sadek al-Mahdi.
Depuis, il dirige le pays d’une main de fer grâce au puissant Service national du renseignement et de la sécurité (NISS).
Outre son rôle prépondérant, avec la police, dans la répression des manifestations, le NISS arrête régulièrement des leaders de l’opposition ainsi que des militants et des journalistes critiques du régime.
Les longues années de pouvoir de M. Béchir ont cependant été jalonnées de conflits, avec le Sud jusqu’à la paix de 2005, et dans d’autres régions, notamment dans celle du Darfour à partir de 2003. Bilan: des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés.
Ces guerres, ainsi que l’incapacité à doper une agriculture qui fut un temps le grenier à blé de l’Afrique, ont conduit à une situation économique désastreuse, alors que la levée par les Etats-Unis de leur embargo commercial en 2017 n’a pas eu les bénéfices espérés, estiment des analystes.
Amputé des trois quarts de ses réserves de pétrole depuis l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, le pays est confronté à une inflation de près de 70% par an et à une grave crise monétaire.
Plusieurs villes souffrent de pénuries de pain et de carburant.
“L’économie s’effondre depuis une dizaine d’années, mais le régime fonctionne comme une kleptocratie” qui obtient la loyauté de l’armée et des services de sécurité en leur octroyant une importante part du budget, note M. Reeves.
“Je pense que la colère ne se dissipera pas”, prédit-il.
Le gouvernement a été “surpris lorsque les manifestations ont éclaté aux portes de Khartoum”, note Khalid Tijani, rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire économique Elaff.
– “Avenir très incertain” –
Pour M. Reeves, il est difficile de savoir de quel soutien disposent encore le président et son parti. Mais, selon lui, “les partis d’opposition et ceux qui s’étaient rangés par opportunisme aux côtés du NCP dans le passé semblent tenter de prendre leur distance avec le régime”.
Une vingtaine de groupes politiques proches du gouvernement ont même demandé cette semaine à Béchir de partir.
Les manifestations constituent le plus grand défi de M. Béchir, dit M. Tijani, qui voit le président “affaibli”.
“Le président Béchir était sur le point d’obtenir des amendements constitutionnels lui permettant de se représenter à la présidentielle en 2020, mais il doit à présent reconsidérer cela”, estime le journaliste.
Même au sein de l’armée, les officiers et sous-officiers sont “dans l’ensemble choqués” par la situation économique et politique, souligne M. Reeves.
M. Béchir “est confronté à une opposition ouverte et croissante, ce qui rend son avenir très incertain”, résume-t-il.
Même si un changement de régime est peu probable dans l’immédiat, un diplomate européen assure que le président Béchir est désormais sous une pression permanente.
“Le facteur décisif sera l’attitude de l’appareil sécuritaire, surtout l’armée”, note ce diplomate, sous couvert d’anonymat.
“Si la répression devient trop brutale, l’armée ne laissera pas faire”, poursuit-t-il.