Depuis près de six semaines, une campagne de boycott sans précédent visant le réseau de stations-services Afriquia, la marque d’eau minérale Sidi Ali et Danone sévit au Maroc avec une efficacité qui ne fait plus de doute.
Lancée sur les réseaux sociaux par des initiateurs anonymes, la campagne contre la vie chère a vite été adoptée par la population frustrée par la hausse des prix de plusieurs produits de large consommation et la position hégémonique de certaines marques. Par exemple, une bouteille de 1,5 l d’eau minérale, coûte 6 dirhams, l’équivalent de 50 centimes d’euros (plus de 100 dinars algériens au taux de change parallèle), dans un pays ou le SMIC ne dépasse pas les 230 € mensuels.
Un boycott douloureux pour les marques
Initiative populaire par excellence, le boycott a connu un succès inattendu. Un sondage du cabinet Sunergia publié à la fin mai par le quotidien l’Économiste a montré que 57% des 3757 personnes interrogées par téléphone boycottaient ces produits avec des boycotteurs appartenant principalement à la classe moyenne et aux jeunes, “consommateurs durs”, selon le journal.
Selon un sondage réalisé par le même cabinet pour l’Économiste, pendant le Ramadan, 78% des consommateurs sont au courant que la marque Danone est visée par un boycott et 95% de ces derniers ont affirmé participer au boycott. La marque Danone est ainsi celle qui est la plus touchée par cette campagne.
Cette situation a poussé, au courant de la semaine passée, Centrale Danone à alerter ses actionnaires sur la baisse de ses performances. Selon l’entreprise, sur les six semaines de boycott, son chiffre d’affaires a baissé de 50% par rapport aux six semaines précédentes et les revenus du premier semestre de l’année ont chuté de près de 20% par rapport à la même période de l’année passée, passant de 3,22 milliards de dirhams à 2,5 milliards de dirhams.
Centrale Danone, confrontée à une réelle crise, a dû baisser sa production. La filiale du géant français de l’agroalimentaire a diminué ses volumes de collecte de lait cru auprès de 120.000 éleveurs et a dû rompre les contrats de travail d’intérimaires de courte durée.
Le gouvernement aux côtés des marques
Le gouvernement marocain a rapidement pris position contre le boycott des trois marques. Ayant dans un premier temps menacé les promoteurs du boycott de poursuites judiciaires, les ministres ont par la suite multiplié les sorties médiatiques pour mettre en garde contre « les effets négatifs sur l’économie marocaine » qu’aurait la campagne de boycott.
Lahcen Daoudi, ministre islamiste de la Gouvernance issu du Parti de la justice et du développement (PJD) est allé jusqu’à participer à une manifestation organisée mardi 5 juin par des salariés de Danone qui protestaient contre le boycott de leur marque et les menaces qu’elle fait planer sur leurs emplois. Le geste du ministre a scandalisé la société marocaine. Lâché même par les cadres de son parti, ce ministre a fini par démissionner dès le lendemain.
La position des autorités marocaines qui ne souffre d’aucune ambiguïté peut trouver une explication dans des conflits d’intérêts avérés impliquant des membres du gouvernement et, de façon plus générale, les liens forts qui existent entre le monde des affaires marocain et celui de la politique.
Aziz Akhannouch, est président du Rassemblement national des indépendants (RNI), un des parti les plus importants de la coalition au pouvoir. Milliardaire et proche du roi Mohamed VI, il occupe le poste de ministre de l’Agriculture depuis 2007. Il est propriétaire du groupe Afriquia, une des principales cibles du boycott.
Décrédibiliser le mouvement
La stratégie adoptée par les autorités marocaines en réponse au boycott consiste à décrédibiliser le mouvement en lui imputant des vues politiciennes et un impact négatif sur l’économie du royaume.
Quelques jours après le lancement des premiers appels au boycott des trois marques, le ministre marocain de l’Économie, Mohamed Boussaid a traité les boycotteurs d’ « abrutis » qui « au lieu d’encourager l’entreprise et les produits marocains, appellent au boycott d’entreprises structurées employant du personnel et qui paient leurs impôts », a rapporté Le Desk. Une réponse hautaine et maladroite qui préfigurait déjà la posture qu’allait adopter le gouvernement marocain face à la campagne de boycott.
Plus tard, le gouvernement a réagi au boycott par un communiqué publié le jeudi 31 mai dans lequel il prévient : « La poursuite du boycott est à même de causer de gros dommages pour les coopératives laitières et les producteurs qui y adhèrent, dont une majorité de petits agriculteurs, ainsi que pour le tissu économique national dans ce secteur et les secteurs qui y sont liés ».
Le mouvement de boycott « pourrait également avoir un impact négatif sur l’investissement national et étranger et, par conséquent, sur l’économie nationale », s’est alarmé le gouvernement marocain.
En plus des attaques du gouvernement contre le boycott, les activistes hostiles au mouvement, également actifs sur les réseaux sociaux, ont avancé plusieurs arguments pour discréditer le boycott des trois marques. Le principal étant que cette campagne cible trois marques en particulier et non pas des groupes entiers ou des catégories entières de biens de consommation, ce qui serait une preuve que la campagne n’est pas si spontanée que ça et qu’elle serait téléguidée, notamment par les Frères musulmans, contre des intérêts particuliers, ceux de membres du gouvernement, des entreprises ou même de la famille royale.
Une hypothèse réfutée par le sondage réalisé par le cabinet Sunergia publié le 24 mai par l’Économiste selon lequel « il n’y pas la moindre trace de ce motif dans l’enquête ».
L’autre argument exploité par les anti-boycott veut que cette campagne n’est pas justifiée car les prix des produits boycottés n’ont pas connu des augmentations récentes.
Un argument rejeté par l’ONG Transparancy Maroc pour qui « l’analyse d’un tel mouvement à travers le seul facteur des prix est forcément réductrice. C’est toute la gouvernance d’une économie minée par la rente, la corruption et l’interférence du pouvoir politique avec celui de l’argent, qui est visée ».
Un gouvernement à bout de souffle
Hirak du Rif, Hirak de la soif à Zagora, les protestations de Jerada contre les activités minières illégales et maintenant le boycott de ces trois marques, les mouvements de protestation sociaux et politiques se succèdent au Maroc depuis deux ans, mettant à mal le gouvernement et l’alliance des partis politiques qui y participent.
Avec le désaveu de Lahcen Daoudi du PJD, ce sont tous les cadres de ce parti central de la coalition au pouvoir depuis 2011 qui perdent leur crédibilité aux yeux des Marocains. Ils sont « perçus comme les défenseurs d’une caste économique qui ne porte plus la voix des électeurs », a expliqué le chroniqueur politique marocain Abdellah Tourabi, repris par l’AFP.
Le NRI, autre importante force de la coalition sortira de cette crise du boycott affaibli. Son président, Aziz Akhannouch, président de la holding Akwa à laquelle appartiennent les stations-service Afriquia, étant la cible principale des boycotteurs.
Le ministre de l’Agriculture et homme fort du gouvernement s’est même vu hué par la foule en présence du roi, lors de l’inauguration par ce dernier du nouveau port de plaisance de Tanger, hier jeudi.
La campagne de boycott qui bat son plein jusqu’à aujourd’hui, même si elle n’a pas atteint l’objectif de faire céder les marques et le gouvernement, a causé des dommages certains à ce dernier, et elle est même en train « d’achever une coalition gouvernementale née faible », signale Ahmed El Bouz, politologue marocain cité par l’AFP.