L’avocat Miloud Brahimi était, ce jeudi 8 novembre, au stand des éditions Casbah au Sila pour dédicacer son dernier ouvrage, « En mon âme et conscience ». Une occasion de revenir sur l’affaire Said Chitour. Entretien.
Vous êtes l’avocat de Said Chitour, journaliste en détention provisoire depuis plus de 520 jours. Où en est le dossier. Et est-ce que le procès a été programmé ?
En arrivant ici (au Salon du livre), on m’appelle du cabinet pour me dire que la famille a téléphoné pour annoncer que le procès de Said Chitour est fixé au tribunal criminel (de Dar El Baida, à Alger), pour le dimanche 11 novembre. C’est effrayant parce que je n’ai pas été informé sur la programmation du procès. Je repars au cabinet pour reprendre le dossier et me présenter au tribunal dimanche prochain. L’affaire devait être traitée par la Cour suprême, nous n’avons pas été informé (l’avocat a introduit un pourvoi en cassation contre l’ordonnance de renvoi de la chambre d’accusation). Ma première réaction, en apprenant la nouvelle, je pensais que le dossier allait passer devant la Cour suprême. Or, on ne sait pas si la Cour suprême a statué déjà ou pas. L’affaire passe finalement devant le tribunal criminel. Voilà, un exemple concret, un exemple parlant qui vous dit dans quelles difficultés le justiciable et son avocat son en train de patauger.
Que reproche-t-on exactement à Saïd Chitour ?
Tout ce que je sais et ce qu’on lui reproche n’a rien à voir, du point de vue de la défense, avec le chef d’inculpation énorme qu’on lui a notifié et dont il doit répondre. C’est avoir « communiqué des informations susceptibles de toucher à la défense nationale et à la sécurité nationale ». Il est passible de la perpétuité, selon les textes.
Allez-vous demander le report du procès ?
Je ne demanderai pas le report, parce qu’il n’y a rien, le dossier de Said Chitour est vide. Je vais plaider en ce sens devant le juge.
Comment expliquez vous la longue durée de la détention provisoire ?
C’est une procédure tout à fait normale. J’ai lu que la détention de Said Chitour était illégale. C’est faux. Sur le plan formel, cette détention est légale mais elle est abusive. Ce n’est pas un cas de détention préventive. Je vous révèle une chose : j’ai un dossier d’un inculpé dont la détention préventive dure depuis huit ans.
Quelle affaire?
Je ne vous le dirai pas. Le client a tellement peur que son affaire soit rendue publique que je préfère ne rien dire.
Votre client est-il un civil ou un militaire ?
Ce n’est pas un militaire.
Ne pensez vous pas que le principe de la présomption d’innocence est menacé dans le pays ?
Oui, le principe de la présomption d’innocence est menacé. Je n’irais pas jusqu’à dire, comme je l’ai lu, que nous vivons sous l’empire de la présomption de culpabilité, mais je crois qu’on n’en est pas loin. C’est une régression énorme. Il n’y a pas très longtemps ; j’ai dit combien on était fier de notre système qui fait que les journalistes soient libres et écrivent librement sans être ennuyés.
Les journalistes sont-ils protégés en Algérie ?
Normalement oui, par les textes. Jusqu’à quelques semaines ou quelques jours, ils étaient protégés.
Et que s’est-il passé ?
J’en sais rien !
Vous êtes au Salon du livre pour la vente-dédicace de votre livre « En mon âme et conscience ». Que contient cet ouvrage ?
Ce livre contient des textes d’un demi siècle d’écriture. Le premier écrit remonte à 1964. Après 1965, il n’y a pas eu de textes jusqu’aux années 1970 lorsque j’ai commencé à exercer le travail d’avocat et celui d’enseignant à la faculté de droit d’Alger. Le livre est divisé en cinq parties. La première, la plus importante, concerne la justice. La deuxième est relative aux droits de l’Homme, importante aussi. La justice et les droits sont les deux passions de ma vie. La troisième partie traite de la politique nationale et de la société algérienne, la quatrième de la politique internationale. J’ai intitulé la cinquième partie « Humeurs », parce qu’il s’agit de réactions personnelles presque épidermiques à des situations vécues. Par exemple, j’évoque ce qui s’est passé au début des années 1980 à Beyrouth, les malheurs faits aux journalistes à Alger.. etc.
Pourquoi ce titre « En mon âme et conscience » ?
Mon titre de départ était : « Au fil des jours ». L’éditeur m’a suggéré « En mon âme et conscience ». J’ai accepté. C’est vrai. Tout ce que j’ai fait, était en mon âme et conscience.
Le lecteur trouvera-t-il des inédits dans ce livre ?
Il y a trois ou quatre textes inédits. Par exemple, il y a un article qui a été refusé par le journal français Le Monde. C’était, tenez vous bien, sur l’Iran. C’était au début de la Révolution iranienne (en 1979).
Vous connaissez parfaitement le système judiciaire algérien. A-t-il évolué ces dernières années ? Les réformes engagées depuis 2000 ont-elles donné un résultat ?
C’est vrai, il y a eu beaucoup de réformes. Elles ont été faites dans tous les sens. Mais dire que la justice se porte bien serait téméraire. On dit que la justice est indépendante, ok. Mais, elle n’est pas indépendante du reste. Elle appartient à un système. Elle peut évoluer dans le bon sens à mesure que ce système va dans le bon sens ou le contraire.
Vous voulez parler du système politique…
Naturellement. La justice est peut être la mesure la plus déterminante de l’état d’avancement d’un peuple et d’un pays.
Qu’en est-il des réformes du secteur de la justice annoncées depuis vingt ans en Algérie ?
Le problème de la justice n’a jamais tenu aux textes. Il a tenu à leur application. Du désir, au texte, à l’application, à la réalité, il y a un fossé…
Le juge du siège est supposé pourtant être indépendant. Tient-il à cette indépendance ?
Dans 99% des affaires, le pouvoir n’est concerné en rien. On peut dire que le juge est indépendant, mais le justiciable est, en général, pas content. Reste une infime partie de ces dossiers qui sont importants. Il s’agit de dossiers significatifs. Donc, je ne m’avancerai pas jusqu’à vous dire que le juge est indépendant.
Les droits de la défense sont-ils garantis dans les tribunaux ?
Oui. Curieusement, sur le plan formel, ces droits sont garantis. J’exerce ce métier depuis plus d’un demi siècle. Je n’ai jamais plaidé qu’en fonction de ma conscience. J’ai toujours dit les vérités les plus crues et je n’ai jamais eu le moindre problème. Mais, entre dire des vérités crues et faire aboutir ses convictions et ses conclusions au niveau des tribunaux, il y a un pas que je ne franchirai pas. Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas de satisfaction. Bien sûr qu’on en a, mais bon…
Entre les années 1970 et 2018, le métier d’avocat a-t-il évolué ?
Il y a plusieurs évolutions, mais, en même temps, au niveau du résultat, je ne suis pas convaincu qu’on soit parvenu aux choses qu’on espérait.
C’est-à-dire ?
Une justice véritablement indépendante avec des décisions toujours conformes à la loi.
Justement, que faut-il faire pour que la justice soit réellement indépendante ?
C’est l’occasion de faire une précision : je suis pour l’indépendance de la justice, mais je ne suis pas pour l’indépendance du juge. Le juge n’est indépendant formellement que pour pouvoir appliquer la loi, toute la loi et rien que la loi. C’est la raison pour laquelle, je pense qu’il est lié par cette définition de l’indépendance. Mais, l’indépendance de la justice qui signifierait que le juge n’en fait qu’à sa tête, non. Parfois, on se demande si ce n’est pas le cas dans les affaires simples. Et, pour les affaires qui intéressent le pouvoir, encore une fois, je n’aurais pas la hardiesse de vous dire que le juge est indépendant.
Y a-t-il une politisation du travail judiciaire ?
Elle va presque de soi. Elle est naturelle. Il en a été ainsi depuis l’indépendance du pays. Vous me rappelez tellement de choses. Dans la première Constitution de 1963, il était écrit noir sur le blanc que la justice était au service de la Révolution. Enlevez le mot Révolution puisqu’il n’est plus à la mode. La justice est au service de…ça continue.
Au service du pouvoir en place ?
Voilà
Quelle évaluation faites vous de la situation des droits humains en Algérie aujourd’hui ?
Il y a des aspects positifs et d’autres qui le sont moins. Dans l’actualité que vous savez, des journalistes sont détenus en raison de leurs opinions ou en raison de ce qu’ils écrivent, cela fait peur. Mais, il y a des avancées formidables. Par exemple, l’outrage au président de la République n’est plus passible de prison, c’est extraordinaire. C’est très positif. On va vers cette direction, vers la dépénalisation de la diffamation. C’est une excellente chose. Il y a beaucoup de choses en terme de faisabilité écrite qui sont à saluer mais maintenant il faut essayer de passer à la pratique.
En 2016, il a été dit, lors du débat sur la réforme constitutionnelle, qu’aucun journaliste ne sera mis en prison à cause de son travail. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Que s’est-il passé ?
C’est encore une fois la distance qui existe entre les textes et leur application. Et qui dit application des textes, dit intervention politique et interférence politicienne.