Le tome un des mémoires de Slimane Lakhdar Bentobbal (1923-2010) vient de paraître chez Chihab Editions, sous la plume de Daho Djerbal.
L’historien et conférencier explique qu’il avait recueilli les témoignages de Lakhdar Bentobbal durant cinq ans, de décembre 1980 jusqu’à juillet 1986, via un enregistrement en présence de Mahfoud Bennoune, professeur d’anthropologie, ancien membre de l’ALN et secrétaire de Bentobbal.
« Après avoir attendu 35 années que la famille Bentobbal m’accorde la possibilité de publier l’entretien, j’ai pris la responsabilité de rendre public ce témoignage et de le transmettre au peuple algérien, aux moudjahidine et à leurs descendants… », écrit-il dans le préambule de cet ouvrage historique.
Cette première partie se situe entre 1923, année de naissance de Lakhdar Bentobbal, et 1957, date à laquelle il se rendit à Tunis où il fut nommé membre du Comité de coordination et d’exécution (CEE).
Slimane Lakhdar Bentobbal a vu le jour le 8 janvier 1923 à Mila dans une famille pauvre. « Mon père et mes deux oncles étaient si démunis que le jour du décès de mon grand-père, ils ne purent même pas faire le sacrifice traditionnel du mouton de la cérémonie du repas funéraire » (P 11).
Quelques années plus tard, la situation matérielle des Bentobbal s’améliora. « En 1917, mon père qui était artisan briquetier fut mobilisé par la France. Plutôt que d’être envoyé au front, il eut la chance de se retrouver dans le service des approvisionnements comme apprenti boulanger. À son retour, il était devenu le premier fabricant de pain qu’ait connu Mila. Il a pu de la sorte s’assurer d’un revenu régulier qui a permis, à la fin de la guerre, de prendre en location la boulangerie et d’acheter la maison dans laquelle nous avions vécu ». (P 19)
En 1930, Lakhdar Bentobbal est âgé de 7 ans. Le centenaire de la présence coloniale française en Algérie est célébré en grandes pompes à Mila. Des images restées gravées dans la mémoire du Moudjahid.
« Nous étions tous là à assister à notre propre déchéance. La France fêtait le Centenaire et pas un ne comprenait le fin mot de l’histoire. Le fin mot c’était en fait la perte de l’Algérie et nous ne le savions pas. Les gens étaient venus de partout, ils s’étaient mis dans leurs plus beaux atours, avaient sorti leurs plus belles montures pour fêter l’occupation de leur pays ». (P 34)
Lakhdar Bentobbal est adolescent lorsqu’il adhère au PPA. Quand le FLN appelle à la mobilisation pour le 8 mai 1945, il distribue des tracts et trace des inscriptions sur les murs de la ville ‘Vive l’Algérie’, ‘Vive l’indépendance’.
« Nous étions tous là à assister à notre propre déchéance »
Très vite, il devient chef de section et dirige 25 militants clandestins. « Nous sommes restés ainsi pendant six mois, pratiquement seuls et dans le plus total isolement. C’était là la chose la plus difficile à supporter. On avait perdu tout contact avec l’organisation. Après ce long supplice, Mohammed Dahmani est venu pour rétablir le contact. Il nous a mis en relation avec Constantine et son responsable Si Messaoud. Tout ce que je savais à l’époque de ce dernier, c’était qu’il était le chef du PPA pour Constantine et sa région… Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai appris que le vrai nom de Si Messaoud était Mohammed Belouizdad. Je l’ai rencontré chez un gargotier de la ville…Il passait la nuit sur les banquettes de cette gargote et c’est là qu’il a dû contracter la tuberculose qui l’a emporté quelques années plus tard ». (P 44.)
Dans les mémoires de Lakhdar Bentobbal, il y a également un passage consacré à sa rencontre avec Messali Hadj. « Je n’ai pu le voir qu’une seule fois. C’était lors de son passage à Sétif. Nous étions allés en délégation de Mila et il nous a reçus pendant longtemps. L’impression que j’avais gardée de la rencontre c’était d’avoir approché une sorte de surhomme. Peut-être l’était-il vraiment…Avec le temps, mon jugement a peut être changé, mais ce qu’il nous avait dit ce n’était en fait que des phrases ronflantes. Il n’y avait rien de concret » (P 104).
Lakhdar Bentobbal rejoint l’Organisation Secrète (OS) et supervise l’organisation de cellules militaires dans le nord constantinois. Finies la propagande dans les café et la distribution de tracts. Il fallait passer à la vitesse supérieure. C’était vers la fin 1948.
« La première réunion de l’OS à laquelle j’ai participé s’est tenue une quinzaine de jours plus tard à Constantine. Il s’agissait du comité régional où nous furent distribuées les premières brochures à caractère militaire, en fait, des bulletins sur les méthodes de guérilla. Je m’y suis retrouvé avec Youcef Zighout de Condé-Smendou, Slimane Barkat d’Oued Zenati et Farès El Hai de Tebessa. Abderrahmane Guerras était là aussi comme chef hiérarchique, ainsi que Mourad Didouche à un échelon au-dessus, et comme contrôleur de ces deux responsables, il y avait Larbi Ben M’hidi ». (P 107).
C’est lors de la réunion des 22 que les militants nationalistes décident de déclencher la révolution. « J’avais commencé à tenir des réunions, à entrainer les djounoud dans la région du khroub… cours de guérilla, maniement d’armes etc. » (P 164).
Et de poursuivre : « Un peu plus tard, un stage a été organisé… Les séances se déroulaient chez un soudeur où l’on nous a enseigné l’art de fabriquer une bombe ». P 165.
C’est par la bouche de Didouche Mourad que les militants apprendront que la date du déclenchement de la Guerre de libération a été fixée au 1 er novembre 1954. Lakhdar Bentobbal avait émis une reserve : aura- t-il assez de temps pour préparer ses djounoud. Didouche Mourad lui avait alors rétorqué « … C’est à l’échelle du pays que cela va se passer. C’est un déclenchement qui va avoir lieu dans toute l’Algérie, le même jour, à la même heure. Il n’y a pas à marchander pour gagner une journée. C’est à toi de faire l’impossible pour être prêt au jour’J’ et à l’heure ‘H’ sans discussion ».
Dans la dernière partie de ce premier tome des mémoires de Lakhdar Bentobbal, Daho Djerbal aborde plusieurs questions : le congrès de la Soummam, les organes de la révolution, la mort de Zighout Youcef, la crise des Aurès -Nememcha, la grève des 8 jours et d’autres évènements importants de la Guerre de libération tels que vécus par Lakhdar Bentobbal. Des témoignages qui sont révélés pour la première fois onze ans après la disparition de ce grand révolutionnaire.
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Alger, Daho Djerbal est directeur de la revue Naqd, d’études et de critique sociale.
Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur. Daho Djerbal. Chihab Editions. Octobre 2021.396p. 1200 da