Politique

« Mémoires d’un Algérien » : les confidences d’Ahmed Taleb Ibrahimi

C’est le quatrième tome des mémoires de Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre des Affaires étrangères. Le premier a été publié en 2005, suivi du deuxième en 2008 et du troisième en 2013.

L’ancien ministre, âgé aujourd’hui de 90 ans, se confie et fait des révélations. Il écrit dans sa préface : « Puisque Dieu m’a prêté vie, je consacre sa fin à la rédaction de mes mémoires par lesquels j’ose espérer une autre vie et qui constituent mon unique legs aux générations futures. Par ces mémoires, j’ai la satisfaction d’avoir apporté une petite contribution à l’écriture de l’histoire de mon pays ».

« Mémoires d’un Algérien » vient de paraître chez Casbah Editions. Cette biographie couvre la période située entre 1988 et 2019 : la fin de l’ère Chadli Bendjedid, l’intermède Mohamed Boudiaf, la transition Ali Kafi, la présidence Liamine Zeroual, les années de terreur, l’élection d’avril 1999, le mouvement Wafa, le premier mandat de Bouteflika….

Né en 1932 à Sétif, Ahmed-Taleb Ibrahimi a occupé plusieurs fonctions ministérielles de 1965 à 1988 dont le poste des Affaires étrangères entre 1982 et 1988.

Dès l’entame de cet ouvrage, l’homme politique revient sur les 23 ans et demi passés au service de l’Algérie. Il décrit, avec un brin d’amertume, son état d’esprit actuel  : « …j’éprouve un sentiment de solitude. Certes, au cours de ma longue carrière, j’avais perdu mes illusions et n’attendais rien de personne. Je savais que des défections apparaitraient parmi les amitiés que je croyais sûres parce que souvent les êtres humains n’aiment pas voir ceux qui leur font du bien. Je comprends aujourd’hui que des cadres du Parti de l’Etat feignent de m’ignorer pour ne pas s’attirer les foudres du Prince. Avec l’âge, on devient indulgent d’autant que l’ingratitude est monnaie courante et que la solitude est la rançon de l’indépendance morale et matérielle… » 

Il fustige le président Ahmed Ben Bella lui reprochant de l’avoir jeté en prison : « … j’ai souhaité que le premier tome parût du vivant d’Ahmed Ben Bella afin qu’on ne dise pas que j’ai attendu son décès pour dénoncer les conditions de ma détention et les tortures que j’ai subies sur son ordre en 1964 alors qu’il était président de la République ».

Le fils de Mohamed Bachir Ibrahimi revient sur les résultats du scrutin législatif de décembre 1991 et rappelle le nombre de sièges remportés par le FLN (16 sièges), le FFS (25) et le FIS(188).

« Tout en encourageant la participation du FIS pour déterminer son nouveau poids électoral après l’expérience de sa gestion des communes et la naissance de deux nouveaux partis islamistes, j’avais prévenu (Abdelkader) Hachani qui me rendait visite régulièrement qu’un triomphe de son parti au premier tour comportait un double danger : chez le FIS la griserie source de rodomontades intempestives et chez le pouvoir la peur, mère de toutes les violences ».

Ahmed Taleb Ibrahimi consacre tout un chapitre au retour de Mohamed Boudiaf après 29 ans d’exil volontaire. Il rappelle l’avoir bien connu dans les prisons françaises de la Santé et de Fresnes entre 1957 et 1961.

« Nos relations ont toujours été cordiales et il était notoire qu’il se sentait beaucoup plus proche des anciens responsables de la Fédération de France du FLN que de ses compagnons du groupe des 5 ».

Ahmed Taleb Ibrahimi raconte avoir reçu la nouvelle de l’assassinat de Mohamed Boudiaf le 29 juin 1992 à Annaba avec effroi alors qu’il se trouvait à Paris et qu’il est rentré précipitamment pour assister à ses obsèques le 1er juillet 1992.

Les années de terreur en Algérie

1994 est passée au crible par Ahmed Taleb Ibrahimi qui décrypte les moments clés de cette année-là, avec l’installation de Liamine Zeroual comme président le 31 janvier 1994 sur fond de crise politique et de montée de la violence avec la multiplication des attentats contre les intellectuels et la population civile.

Dans ses mémoires, Ahmed Taleb Ibrahimi revient sur la plateforme de Sant’Egidio à Rome en janvier 1995, à laquelle il a pris part en même temps que Abdennour Ali Yahia, Hocine Ait Ahmed, Abdelhamid Mehri, Anouar Haddam, Ahmed Ben Bella, Abdellah Djabellah et Louisa Hanoune.

La riposte du pouvoir à cette rencontre ne se fait pas attendre. « Agacé par le succès enregistré par la plateforme sur la scène internationale et l’espoir suscité sur la scène nationale, le pouvoir, dont l’appel pour le dialogue a tourné au fiasco, contre-attaque en rapprochant la date des élections présidentielles ».

La plateforme de Sant’Egidio est critiquée et Ahmed Taleb Ibrahimi en donne les raisons. « … le premier point concerne le fait que la réunion se soit tenue dans une capitale étrangère. Le second tient de la position conciliatrice adoptée vis-à-vis du FIS. Mais le véritable problème est la place de l’armée et son rôle dans le pluralisme, la liberté des élections et les institutions qu’elles génèrent ».

Soutien au FIS

Lors de la tenue du 7e congrès du FLN en mars 1998, en pleine décennie noire, Ahmed Taleb Ibrahimi est invité à prendre la parole. Il ne réfute pas son soutien au FIS et partage ce souvenir avec ses lecteurs : « J’ai rappelé ma position : la sortie de la crise passe exclusivement par la démarche politique fondée sur le dialogue qui n’exclut aucune partie même pas le FIS. C’est alors qu’un brouhaha surgit de l’assistance jusqu’à la silencieuse, a créé un désordre mené par le trio Abderrahmane Belayat, Sadek Bouguetaya et Amar Saâdani, me contraignant d’interrompre mon intervention ».

Plus loin, (p 122), il écrit : «… j’ai appelé le pouvoir à dialoguer avec le FIS afin d’aboutir à une véritable réconciliation nationale, seule issue pour mettre fin à la violence, à l’exclusion  et à l’injustice ». 

« L’imam caché » 

Ahmed Taleb Brahimi présentera sa candidature à la magistrature suprême en 1999. Il ne tarde pas à déchanter. « Je découvre que les gens fortunés sont du côté du candidat du pouvoir. On dirait que l’argent et le pouvoir sont liés par un invisible aimant… Quant aux médias, ils n’arrêtent pas de me diaboliser depuis la féroce campagne de presse déclenchée en 1992 contre moi, suite à la constitution d’un comité de défense des détenus politiques… En 1992, j’étais « l’imam caché », le « chef occulte des intégristes », je deviens en 1999 « le candidat du FIS », « le chantre de l’islamisme et de l’arabité », « le défenseur des terroristes », le promoteur de « l’amnistie générale pour les égorgeurs et les violeurs ». »

L’ancien ministre algérien des Affaires étrangères dénonce la fraude électorale et évoque le retrait de la course des six candidats aux élections  présidentielles le 13 janvier 1999 : Hocine Aït Ahmed, Youcef Khatib, Ahmed Taleb-Ibrahimi, Mouloud Hamrouche, Mokdad Sifi, Abdellah Djaballah. « Nous décidons notre retrait collectif des élections présidentielles et la non-reconnaissance de la légitimité des résultats de ce scrutin. » 

L’auteur relate les conditions dans lesquelles il a créé le mouvement Wafa en 2002, mouvement qui n’a pas reçu d’agrément de la part de l’Etat. Il revient également sur le premier mandat d’Abdelaziz Bouteflika qu’il qualifie de chaotique. « En effet, rien ne peut effacer l’image qui lui colle à la peau d’un candidat unique élu par défaut. Il n’a échappé à personne que Bouteflika n’est en réalité qu’un président d’apparence, trahi par son manque de clairvoyance et de détermination ».

« Le messie attendu » 

En 2004 lorsque le président sortant rempile pour un second mandat, Ahmed  Taleb Ibrahimi fait le constat suivant : « Après quatre années de présidence de Bouteflika, la situation générale du pays n’a fait qu’empirer… Que ceux qui ont misé sur le « messie attendu » tirent donc les leçons de leur échec patent, et qu’ils restituent la parole au peuple pour que notre pays puisse enfin se doter d’un régime légitime, librement choisi par le peuple souverain ».

En 2004, Ahmed Taleb Ibrahimi  décide de se présenter à nouveau aux élections présidentielles. Après avoir déposé les signatures requises au Conseil Constitutionnel, il apprend que le bureau a été vandalisé durant la nuit et que le compte n’est pas bon.

« Aussi rocambolesque que puisse paraître la version donnée à des faits d’une extrême gravité, les autorités n’ont pas jugé utile de procéder à une enquête », fustige-t-il.

Bouteflika, le mandat de trop

L’auteur de « Mémoires d’un Algérien » consacre un chapitre au hirak et à la mise en échec du 5e mandat de Bouteflika en avril 2019. Il revient en détail sur les manifestations pacifiques qui ont débutées en février 2019 et qui ont réussi à faire tomber l’ancien régime.

Il fait le bilan des vingt années écoulées. « Les deux décennies de Bouteflika se sont soldées par un lourd passif, laissant de profondes blessures dont la plus grave est la corruption par son ampleur et l’étendue de ses effets dévastateurs ».

Il salue la jeunesse algérienne « qui a élevé la voix refusant de rejeter ses valeurs et sa culture, restant attachée à son héritage spirituel, civique et éthique… ».

Respect à Hocine Ait Ahmed

Ahmed Taleb Ibrahimi rend un vibrant hommage à Hocine Ait Ahmed qu’il a connu au Caire en 1953 et dont les liens d’amitiés se sont renforcés durant leur emprisonnement en France entre 1957 et 1961.

« Au lendemain de l’indépendance, il livra un combat à l’Assemblée nationale pour un Etat de droit, de multipartisme, d’élections libres… mais les foudres de Ben Bella ne l’ont pas épargné : emprisonné puis condamné à mort, il doit a ses amis qui se sont démenés à l’étranger, de n’avoir pas subi le sort de Chaabani. Sous Boumediene, sa libération promise ayant tardé, nous avons assisté à son évasion et à son installation à Lausanne, où nous nous sommes vues à maintes reprises ».

Les dernières lignes de « Mémoires d’un Algérien » marquent l’attachement d’Ahmed Taleb Ibrahimi à l’Algérie et sonnent comme un testament : « Pour ce qui est de la Patrie, somme toute, je l’ai servie avec passion et humilité. Je vénère ses héros, ses sages et ses saints. J’aime sa nature et sa culture. Et je ne puis taire ma dernière prière : puisse la terre algérienne abriter ma sépulture ». 

Mémoires d’un Algérien. Ahmed Taleb-Ibrahimi. Casbah Editions. 2023.392p. 1500 DA. 

 

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