Minuit à Annaba, la grande ville industrielle de l’est algérien s’endort enfin. Pourtant, pas loin à El Hadjar, une agitation nocturne reste perceptible. Une circulation inhabituelle à l’entrée de la ville, qui abrite le plus grand complexe sidérurgique en Algérie.
Ce n’est ni un mariage ni un groupe de fêtards mais un ballet de camions qui entrent et sortent de la Coopérative des céréales et de légumes secs (CCLS). La crise ukrainienne a bouleversé les vieilles habitudes en Algérie. Dorénavant, partout en Algérie, les CCLS restent ouvertes 24 heures sur 24 pour accueillir les récoltes de blé.
Un ballet finement réglé
La ronde des camions a commencé très tôt dans la journée. À El Hadjar, une file impressionnante de camions stationnés sur le côté de la route. Il y en a de toutes les tailles et de toutes les marques ; tous chargés de blé.
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Ils attendent l’ouverture des silos de la CCLS. Un avis largement diffusé durant la semaine annonçait pour ce jour l’ouverture des silos pour la réception du blé tendre.
Les agriculteurs se sont rués pour livrer leur récolte. C’est que les prix du blé tendre ont été relevés. Sur les riches terres de la région et avec une pluviométrie bien meilleure que celle de l’intérieur du pays, les rendements sont bons. À raison de 5.000 DA le quintal, la culture du blé tendre est rémunératrice.
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Progressivement durant la journée, la file se réduit, mais d’autres camions arrivent suivis de quelques tracteurs.
Minuit, des camions se pressent encore aux portes de la CCLS. Contrairement aux autres années, les portes sont ouvertes de nuit du fait de la mise en place de plusieurs équipes.
Un agent règle le ballet des véhicules. Ceux-ci arrivent lourdement chargés dans la cour. Un par un, ils sont dirigés vers le pont-bascule. Une fois la pesée réalisée, direction la fosse à grains.
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Adroitement positionnées au-dessus de la lourde grille qui recouvre la fosse, les bennes sont lentement vidées dans un nuage de poussière. Pendant que les grains s’écoulent, un technicien en blouse blanche et en masque anti-poussière prélève des échantillons puis retourne vers le laboratoire.
Dans le poste de contrôle, penché sur son écran, un agent enregistre la pesée. Au laboratoire, les premières analyses sont rapidement effectuées et les résultats remis aussitôt au secrétariat tout proche.
Des documents sont établis, ils indiquent le tonnage livré et le poids spécifique des grains. Le chauffeur peut repartir ; dans la cour, près de la sortie, seule la couleur rouge des feux arrière de son camion trouent l’obscurité.
Ukraine, les silos sont pleins
À plusieurs milliers de kilomètres de la CCLS d’El-Hadjar, le port d’Odessa en Ukraine. Dmytro Barynov, le directeur du port, est préoccupé. Les silos du port sont pleins à ras bord. Il confie à l’envoyée spéciale d’un quotidien français : “Le blé peut être stocké six mois. D’autres denrées ont une durée de vie plus ou moins importante. Ce qui est certain, c’est que si la situation n’évolue pas, des dizaines de tonnes de grains vont être dégradées“.
La situation est difficile même si ces propos sont quelque peu alarmistes. Dans de bonnes conditions, des grains peuvent être conservés deux années.
Même inquiétude dans les campagnes ukrainiennes. Devant un champ de blé, l’agriculteur Dmytro Matouliak, 62 ans, confie à BFM TV : “On a tellement de blé en Ukraine que le prix a baissé de 30 % alors que partout ailleurs sur le marché mondial le blé a augmenté. On devrait gagner de l’argent mais on ne peut pas exporter“. Sous un immense hangar où est conservée une partie de sa récolte de l’année passée, un rétro-chargeur à godet chargé de grains manœuvre.
Un manque de carburants pour les tracteurs
À 400 kilomètres d’Odessa, ce sont les propos de l’agriculteur Nikolaï que Margaux Benn du Figaro rapporte. Il exploite 2 000 hectares et produit des céréales, du maïs et du tournesol.
“En février, quand la guerre a éclaté, je n’avais pas vendu toutes les récoltes de la saison précédente. Aujourd’hui, il n’y a plus de demande car personne ne peut payer. Et puis au niveau du marché national, les prix des céréales ont baissé de plus que de moitié alors qu’ils ont doublé au niveau international“.
Quand la crise a démarré, c’était le début des semis : “Tout était quasiment prêt : les graines, les fertilisants …” confie-t-il. Et de préciser : “Le seul problème était qu’il n’y avait plus de pétrole, et son prix avait déjà commencé à augmenter. Nous avons dû étendre les périodes du semis sur trois mois car nous ne recevions de l’essence qu’au compte-goutte, et à un prix très élevé“. Mais depuis, le prix des carburants a plus que doublé. Dans ces conditions, la récolte sera difficile car il ne sera pas possible de l’étendre comme pour les semis : “C’est notre plus gros souci“, confie l’agriculteur à la journaliste qui rapporte encore que l’exploitant a déjà perdu 60 % de son fonds de roulement. Jusqu’ici, il a conservé ses 23 employés. “Je veux que mes employés puissent nourrir leurs familles“, explique-t’il.
Comment payer le loyer au propriétaire terrien ?
Plus grave est le sort de l’exploitation dans les mois à venir, conclut l’envoyée spéciale à Dnipro : “L’agriculteur ignore pourtant si en automne, l’exploitation sera en mesure de semer, de vendre ses graines à un prix correct, d’exporter, et de payer le loyer au propriétaire terrien. Et donc de conserver ses ouvriers. Les silos sont encore pleins à moitié, voire à 8 0%“.
À Dnipro, Nikolaïev a du mal à trouver le sommeil. Comme le personnel de la CCLS, il ne dort pas. Mais pas pour les mêmes raisons.