Chronique livresque. L’ouvrage « La préparation du premier novembre* » est un témoignage capital sur le déclenchement de la révolution, car écrit par l’initiateur du groupe des « 22 » mais aussi du groupe des « 6 », ceux qu’on appelle communément les historiques, les pères de la Révolution.
Il apporte sa vérité qui n’est pas celle d’autres historiens, comme Yves Courrières ou d’autres militants comme Mohamed Mechati. Le suprême avantage qu’avait Boudiaf sur eux, c’est que lui a vécu de l’intérieur, en tant qu’acteur, ces événements, en tant que décideur risquant sa vie à tout moment.
Accordons-lui au moins la bonne foi même si son caractère ombrageux et parfois cassant, a fait passer au second plan sa droiture, son intégrité et son courage. Ce qui se dégage de ce livre, c’est la détermination d’un homme qui a su trouver en lui, avec quelques autres, la force et la volonté de défier, avec quelques fusils, l’une des toutes premières puissances mondiales de l’époque.
« Oui, ou non, sommes-nous des révolutionnaires ?
Passons sur les luttes fratricides au sein du PPA entre d’une part Messali et ses fidèles et d’autre part son adjoint Lahouel appuyé par le bureau politique et le comité central qui dénonçaient la mégalomanie et l’incompétence du Zaim. Passons sur la création du CRUA (Comité révolutionnaire de l’unité et de l’action) composé de deux anciens de l’OS (organisation spéciale – Boudiaf, Ben Boulaid) et deux centralistes (ancien du PPA).
Mais comme les centralistes faisaient courir le bruit que le CRUA était leur œuvre, Boudiaf décida de clarifier les choses en convoquant les anciens cadres de l’OS. « D’une part, pour clarifier nos positions par rapport aux Centralistes, et d’autre part, pour poser les problèmes de l’action à mener et de la structure à lui donner ; cette décision nous amena à la réunion des 22 qui se tint à Alger au Clos Salembier », précise Boudiaf .
Les 22 ? La crème de la Révolution dont la moyenne d’âge dépassait à peine la trentaine. Citons quelques-uns pour le simple plaisir de les évoquer : Boudiaf, bien sûr, qui est l’âme de la réunion, Ben Boulaid, Ben M’Hidi, Didouche, Bitat, Boussouf, Othmane Belouizdad, Zighout, Ben Tobbal, Bouadjadj, Mechati… Un autre nom qu’on retrouvera au premier plan par la suite manqua à l’appel : « Mehri, que nous considérions comme acquis et qui nous lâcha à ce moment. »
« La matinée fut consacrée à l’historique de l’OS, la crise du PPA, le CRUA et la position des anciens de l’OS et celle des Centralistes… ». L’auteur souligne que le rapport se terminait par ces mots : « Nous anciens de l’OS, il nous appartient aujourd’hui de nous concerter et de décider de l’avenir ».
La séance de l’après-midi fut autrement plus décisive. Cédons la parole à Boudiaf : « Deux positions se dégagèrent : l’une d’elle, représentée essentiellement par les éléments recherchés, préconisait le passage immédiat à l’action comme seul moyen de dépasser la situation catastrophique non seulement du parti, mais du mouvement révolutionnaire dans son ensemble. La décision fut acquise après l’intervention émouvante de Souidani Boudjemaa qui, les larmes aux yeux, fustigea les réticents en déclarant : « Oui, ou non, sommes-nous des révolutionnaires ? Alors qu’attendons-nous pour faire cette révolution si nous sommes sincères avec nous-mêmes » ».
Après cette intervention émouvante, le groupe ne pouvait que décider la lutte armée comme seule voie. On adopta alors une motion qui décida notamment, selon Boudiaf : « Le déclenchement de l’insurrection armée, seul moyen pour dépasser les luttes intestines et libérer l’Algérie ». Elle se terminait par la phrase : « Les 22 chargent le responsable national qui sortira du vote de mettre sur pied une direction qui aura pour tâche d’appliquer les décisions de la présente motion. »
Arrêtons-nous à cette phrase : « Les 22 chargent le responsable national qui sortira du vote de mettre sur pied une direction… » Cette précision, par ce qu’elle engage, balaie toutes les accusations de manipulation de la part de Boudiaf pour choisir la direction, autrement dit, elle permet à celui qui est élu, Boudiaf en l’occurrence, de choisir en toute légalité les autres membres de la direction dont les noms devaient rester anonymes pour les protéger.
Laissons-lui la parole, car l’heure est trop grave et sujette à beaucoup d’interprétations tendancieuses pour se substituer à lui : « La désignation devait se faire de la façon suivante : chacun des membres de la réunion reçut un numéro selon la place qu’il occupait dans la salle (car tout le monde ne se connaissait pas par son nom). Le président de séance, Mostefa Ben Boulaid qui jouissait de la confiance de tous fut chargé du dépouillement et de la proclamation des résultats. Le premier tour ne donna pas de majorité. Après le second tour, Ben Boulaid revint pour déclarer « le résultat est acquis » sans donner aucune autre précision. Sur ce, la réunion des 22 prit fin après un échange de rendez-vous et de points de chute entre les participants qui devaient travailler ensemble. Ce même jour, Ben Boulaid, dans un entretien en tête à tête m’apprit mon élection et me communiqua les bulletins de vote qu’il avait précieusement gardés. Dès le lendemain, je fis appel à Ben Boulaid, Didouche, Ben M’Hidi et Bitat, qui avaient participé à tout le travail préparatoire pour constituer le Comité chargé de mettre en application la résolution des 22 ».
Intégration de Krim au groupe des « 5 »
Si Boudiaf fut élu, c’est lui-même qui coopta les autres membres. Cette élection de l’un avec cooptation des autres était le plus sûr moyen, d’une part, d’éviter les conflits entre des personnalités démocratiquement élues et au final susceptibles de ne pas s’entendre, et d’autre part de préserver l’anonymat des membres du comité. Certains anciens militants ont mis en cause ce genre de pratique, mais y avait-il un autre choix dans une période aussi sensible où chaque faux pas été sanctionné par la prison ou la mort ?
On remarquera que ni Krim, ni Ouamrane ne font partie des 22. Pour Boudiaf, les deux dirigeants étaient messalistes, considérant comme ennemi tout militant s’opposant au Zaim. Boudiaf et Ben Boulaid avaient beau essayé de les convaincre de rejoindre le groupe, ils restèrent de marbre dans un premier temps, mais par la suite, ayant percé à jour le jeu funeste de Messali où la mégalomanie le disputait à l’attentisme, ils rejoignirent leurs camarades. Krim fut alors intégré au comité des 5.
La première réunion du Comité se tint chez Aissa Kechida (dont nous présenterons bientôt les mémoires). Après avoir adopté un règlement intérieur, il fut décidé, toujours selon Boudiaf :
1 – De regrouper les anciens de l’OS et de les intégrer dans une structure.
2 – De reprendre l’instruction militaire à partir de l’ancienne brochure de l’OS qui fut reproduite.
3 – De faire des stages de formation en explosifs afin de fabriquer les bombes, nécessaires au déclenchement.
Boudiaf rencontre Ben Bella, à Berne (Suisse) Ce dernier, ex-membre de l’OS donna son accord pour l’action. Il promit des armes que l’Égypte livrera en Libye. Benboulaid se rendra à Tripoli. Il reviendra bredouille : les Égyptiens n’avaient livré aucune arme. De même qu’un nationaliste marocain Abdelkébir El Fassi s’engagea à fournir des armes dans le Rif dans un délai maximum d’un mois, précise Boudiaf. En dépit du fait qu’il encaissa l’argent, il ne livra aucune arme.
Constat sans appel de Boudiaf : « Il est capital de souligner qu’aucune arme n’est entrée au pays avant le 1er Novembre. Les promesses d’El Fassi n’étaient que pure invention. Les départements d’Oran et d’Alger qui attendaient cet armement furent obligés de déclencher l’action avec quelques armes, pas plus d’une dizaine, en mauvais état et certaines sans munitions. Le responsable de la wilaya V, Ben M’Hidi, n’avait pour toute arme qu’un vieux 7,65 avec deux balles ».
Lamine Debaghine refuse de rejoindre le groupe des « 6 »
Conscient qu’aucun d’eux n’était connu ni en Algérie ni à l’étranger pour être le visage de la Révolution qu’ils ont décidé de déclencher, les « 6 » cherchèrent le profil idéal : « Dans notre esprit, déclencher une action armée n’avait de chance de réussir qu’avec l’adhésion et l’appui des masses, nécessitait des noms connus ou tout au moins une tête d’affiche. Des deux clans qui se disputaient les dépouilles du parti, il n’en était pas question. Il ne restait qu’une personnalité qui, à nos yeux, remplissait ces conditions et d’autres : rectitude politique et morale, honnêteté et capacité, c’était Lamine Debaghine, personnalité politique connue qui avait quitté le parti en 1949 et dont le prestige était resté intact auprès de beaucoup de militants et d’intellectuels. »
Comme l’histoire est un éternel recommencement, 7 ans plus tard, Boumediène proposera à Boudiaf, à cause de sa grande notoriété et popularité auprès des masses, la présidence de la République, le M’Sili refusera net ce que Ben Bella s’empressera d’accepter.
Et Lamine Debaghine acceptera-t-il d’être le visage de la Révolution ? Krim, Ben Boulaid et Boudiaf se rendirent donc à Saint Arnaud, aujourd’hui El Eulma, pour rencontrer Debaghine qui avait un cabinet médical. Ils arrivèrent à la tombée de la nuit, se présentèrent et déclinèrent l’objet de leur visite. Il les écouta, leur demanda un temps de réflexion en leur fixant un rendez-vous à Alger, au café Bourahla, rue de la Liberté, dans les prochains jours. Le moment venu, Ben Boulaid se rendit au café Bourahla pour le ramener là où le Comité l’attendait. Point de Ben Boulaid et de Debaghine. Au bout d’une heure, le Comité envoya Krim qui ne revint pas à son tour. Impatience et angoisse du Comité qui attendait fébrilement ses envoyés avec Debaghine. Une heure plus tard, les envoyés revinrent sans…Debaghine.
Ils apprirent de la bouche de Ben Boulaid que Debaghine était venu accompagner de deux amis personnels et qu’il n’avait pas l’intention de s’en séparer pour le suivre. Plus grave encore : il remettait en cause son éventuelle adhésion en critiquant certains aspects de ce qu’ils projetaient de faire. La suite à Boudiaf de nous la raconter :
« Quand Krim rejoignit le groupe, Lamine continua à développer son point de vue qui se résumait en ceci : si les régions des Aurès et de la Kabylie étaient capables d’entreprendre une action armée, lui Lamine n’avait aucune confiance dans le reste. A ces mots, Ben Boulaid l’interrompit pour lui signifier que tous ceux qui étaient engagés, étaient décidés à aller jusqu’au bout, et qu’ils avaient confiance totale les uns dans les autres ; Lamine, au tempérament impulsif, répliqua s’adressant à Ben Boulaid : « Alors, pourquoi êtes-vous venus me chercher, vous auriez dû le faire le jour où vous avez décidé de vous détacher du clan du parti et faire cavalier seul. » A ces mots, Ben Boulaid, pourtant très calme de nature, se leva et répondit : « Nous sommes venus te chercher, maintenant, on ne te cherche plus. Nous n’avons besoin de personne. » Et il quitta le café laissant les trois hommes avec Krim qui, un moment après, nous rejoignit pour nous confirmer ce que nous savions déjà ».
Selon Boudiaf, lui et ses compagnons eurent d’autres contacts avec Mehri, Demagh El Atrouss, Mouloud Kassem et même avec les oulémas, rien de rien, tous refusèrent. Il eut alors cette belle phrase à enseigner dans les écoles : « En fin de compte, nous renonçâmes à ce travail inutile pour placer notre confiance dans le peuple et aller de l’avant. »
Deux principes d’organisation furent adoptés. Le premier est celui de la décentralisation étant donné qu’il était impossible de centraliser la décision eu égard à l’étendue du territoire et aux moyens de communication. Par conséquent, il fut décidé de donner toute liberté d’action à chaque wilaya. Le second principe est celui de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur. On a vu ce qu’il advint à l’indépendance : c’est l’armée des frontières qui prit le pouvoir.
Par ailleurs, le Comité des « 6 » décida d’appeler l’organisation politique Front de libération nationale (FLN) et l’organisation militaire Armée de libération nationale (ALN). Ils découpèrent l’Algérie en 6 wilayate en nommant, pour chacune, un responsable et son adjoint.
Quant aux armes, selon Boudiaf « le principal dépôt était dans les Aurès avec à peu près 300 armes italiennes achetées dans le courant 1947-48 en Libye, stockées dans un premier temps à Oued Souf et de là transférées en 1949 dans les Aurès où elles étaient cachées dans des fûts remplis d’huile. (…) Alger n’avait que quelques grenades et quatre ou cinq revolvers de différents calibres, ainsi qu’un contingent de balles, le tout en très mauvais état. Une vingtaines de mousquetons prélevés sur les armes des Aurès furent envoyés sur le Nord Constantinois, tandis que la Kabylie en recevait une trentaine. »
On reste saisi devant le manque d’armes dont l’insignifiance condamnait d’avance tout espoir de réussite. Et pourtant, grâce à la détermination des « 6 » et à l’implication du peuple, cette opération vouée à l’échec d’avance fut une victoire au retentissement mondial. C’est une leçon à méditer et à enseigner dans toutes les écoles : rien n’est écrit d’avance, avec de la volonté et du courage on arrive à soulever des montagnes.
Reste à déterminer le jour du déclenchement. La date du 15 octobre fut fixée. Mais en raison d’une fuite, tout fut stoppé à cause notamment des Centralistes qui firent un travail de sape, selon l’auteur. Le Comité des « 6 » fixa alors la date du 1er Novembre sans informer personne. Et une guerre de libération, dure, terrible, commença contre un ennemi plus puissant. Le petit feu allumé par « 6 » jeunes algériens, le peuple tout entier en fit un énorme incendie sur tout le territoire national. Ce feu purificateur brûla la France coloniale.
*Mohamed Boudiaf
La préparation du Premier Novembre
Edition Dar El Khalil
PP : 360 DA