Malgré la démission forcée de Bouteflika, malgré l’arrestation d’Ali Haddad et l’interdiction de sortie du territoire de plusieurs autres hommes d’affaires soupçonnés, depuis longtemps, de corruption et de collusion avec les centres de décision, les Algériens restent insatisfaits et continuent à réclamer le départ réel et total du système.
Ce vendredi, pour la septième fois, l’Algérie a connu une journée de mobilisation massive contre le pouvoir.
La plupart des villes algériennes ont connu des manifestations grandioses. À Msila, Biskra,Tiaret, Mostaganem, Boumerdes, Oran, Bouira, Tizi-Ouzou, Béjaia, Béchar, Skikda, Annaba, Bordj Bou Arréridj, Sétif, Guelma, Ouargla, Sidi Bel Abbès, El Oued ou encore, Mascara, d’impressionnantes foules sont sorties pour dire « dégage » au système.
À Alger, alors que lors des deux derniers vendredis, les manifestants commençaient à se faire moins nombreux (notamment à cause du mauvais temps), lors de ce premier vendredi sans Bouteflika, l’affluence est revenue à son plus haut, avec un nombre de participants au moins égal à celui des marches du 8 et 15 mars.
Le peuple sait ce qu’il veut
Démentant tous les pronostics, la mobilisation ne faiblit pas. Le départ du président, imposée par les six précédentes semaines de mobilisation des Algériens ne suffit pas. La démission, présentée par beaucoup comme une « demi-victoire », doit être suivie de la démission ou du limogeage des autres responsables au pouvoir, à commencer par Bedoui, Bensalah et Belaiz, les 3 B.
Ces derniers ont été les cibles des slogans, pancartes et banderoles de la plupart des manifestants ce vendredi. « Bedoui dégage! Belaiz dégage! Bensalah dégage! », « FLN dégage! RND dégage! », « Appliquons l’article 7! » ‘Le peuple a décidé, il a dit vous partez, c’est que vous partez! », « Echaâb yourid yetnehhaw gaâ! » (le peuple veut qu’ils soient tous dégagés!), ont réclamé les millions de manifestants à travers tout le pays.
Les manifestations de ce vendredi 5 avril démontrent que le peuple algérien sait ce qu’il veut. Ni la tentative de prolongation du quatrième mandat de Bouteflika ni le départ de celui-ci, alors que c’était la première revendication qui les a faits sortir dans la rue, ne leur suffit à présent.
Depuis le 22 février, les manifestants ont adapté leurs slogans et revendications à mesure que le pouvoir faisait de « nouvelles propositions », qui ont été toutes accueillies comme des tentatives de maintenir le système en place. « Vous ne nous duperez pas », ont scandé les jeunes manifestants lors des sept vendredis de mobilisation. Jusqu’ici, ils n’ont pas été démentis.
Sur une grande banderole accrochée en face de la Grande Poste à Alger, était inscrite une liste de revendications précises expliquant ce que veut le peuple. « Départ du gouvernement, départ du trio Bensalah, Bedoui et Belaiz, une instance indépendante pour l’organisation des élections, des poursuites contre les membres de la bande et ne pas reproduire le scénario égyptien (prise du pouvoir par le chef de l’armée), djeich chaâb khawa khawa (armée et peuple sont frères) », disait la banderole. « Nous n’arrêterons de manifester que lorsque toutes ces revendications seront satisfaites », a expliqué un des manifestants ayant contribué à la confection de la banderole.
Signe de l’évolution incessantes des revendications des Algériens et de l’élévation de leur degré d’exigence à mesure que les tenants du pouvoir s’entêtent à rester en place, ce vendredi, pour la première fois, un nombre important de pancartes et banderoles réclamaient des poursuites judiciaires contre d’anciens responsables de l’État et des hommes d’affaires. « Tethasbou gaâ! » (vous rendrez tous des comptes!) ont averti les manifestants.
Mitigés à propos de la position de l’armée
Ahmed Gaid Salah, le chef de l’État-major de l’ANP ne cesse, dans ses communiqués d’affirmer qu’il est « du côté du peuple » car en faisant partie. Sa dernière prise de parole, dans laquelle il a appelé, le 2 avril, à appliquer « immédiatement » l’article 102 de la Constitution et les articles 7 et 8 est, pour beaucoup, ce qui a précipité la démission de Bouteflika, survenue quelques heures plus tard. L’arrestation d’Ali Haddad lors de sa tentative de fuite vers la Tunisie et l’émission d’interdiction de sortie du territoire et l’ouverture d’enquêtes pour corruption visant une dizaine d’hommes d’affaires sont également de son fait, à en croire les analyses et même des éléments contenus dans le communiqué du 2 avril.
Mais la rue, malgré sa satisfaction partielle du départ de Bouteflika, reste partagée à propos de l’action de Gaid Salah.
Cette prise de position spectaculaire et inédite de Gaid Salah en faveur de l’applicationd des trois articles de la Constitution qui devraient, en théorie, restituer la souveraineté au peuple et provoquer un départ réel du pouvoir, est interprétée de diverses façons par les manifestants.
Ce vendredi, à Alger, les manifestants ont été unanimes dans leur respect de l’institution militaire. « Djeich chaâb khawa khawa » était le slogan le plus entendu lors de la marche à Alger, où de nouveaux slogans sont, à l’occasion, apparus pour la première fois. « Lebled bladna ou ndirou rayna » (le pays est le nôtre et on y fait ce qu’on veut) a été remanié pour devenir « ldjeich dialna ou ndirou rayna » (l’armée est la nôtre et on fait ce qu’on veut).
Mais concernant les appels du chef de l’armée, les avis sont plus mitigés. Quelques manifestants ont brandi des pancartes affirmant que Gaid Salah « fait partie du tout » qui doit partir, alors que d’autres, plus nombreux, ont appelé ce dernier à aller jusqu’au bout de son raisonnement et d’agir en faveur de la restitution réelle de le pouvoir aux Algériens. « Gaid, zid el baqiya » (Gaid, vire ceux qui restent), scandaient des jeunes manifestants sur la rue Didouche Mourad à Alger, alors que d’autres appelaient le chef de l’État-major à « ne pas oublier Said (Bouteflika), Bensalah, Bedoui et Belaiz ».
La peur de la reproduction du scénario égyptien en Algérie, soit la prise du pouvoir par l’armée était également perceptible chez certains manifestants. « Nous n’avons pas été la Syrie, nous ne serons pas l’Égypte », a rassuré un manifestant dans sa cinquantaine. « Nous voulons un État civil », disaient aussi de nombreuses pancartes.
Le même jour, alors que des marées humaines envahissaient les grandes villes d’Algérie pour virer le pouvoir, le dernier numéro de la revue El Djeich (journal de l’armée) était diffusée par le MDN.
« La voix du peuple est souveraine », a titré la tribune du numéro, dans lequel sont dénoncées « certaines parties » qui « tentent de porter atteinte à la crédibilité et à l’image de l’institution militaire, afin de faire avorter les revendications légitimes clairement exprimées par le peuple ».
Un message qui se veut rassurant puisqu’il y est insinué que de la réussite de la démarche de l’armée dépend la satisfaction des revendications du peuple, que la revue insiste à qualifier de « légitimes ». Plus loin, El Djeich réaffirme la « pleine adhésion » de l’ANP aux « revendications légitimes du peuple » qu’elle a « soutenu », et affirme que « le peuple a favorablement apprécié et accueilli cette démarche, voyant en elle la solution la plus appropriée pour surmonter la crise et mener le pays vers la sécurité et la stabilité ».
Indéniablement, l’ANP lie sa démarche à la réussite du mouvement et semble avoir déjà convaincu une bonne partie de la population.
La suite des événements est difficile à prédire, même si les messages envoyés par l’armée permettent, malgré quelque scepticisme, d’entrevoir une sortie de crise favorable au peuple et au pays. Mais il ne faut pas se perdre en conjecture puisque, jusqu’à présent, l’élément principal de la vie politique algérienne, depuis le 22 février, le peuple, « celui qui décide », paraît plus déterminé que jamais à continuer son mouvement jusqu’au départ total et réel du pouvoir.
« Ils peuvent encore laisser traîner les choses, mais nous n’allons pas laisser filer cette occasion. Nous serons patients. Nous sortirons chaque vendredi, nous marcherons pacifiquement jusqu’à ce qu’ils s’en aillent tous! », expliquait un manifestant à Alger alors qu’il brandissait une pancarte sur laquelle il avait inscrit « chaque semaine, nous vendredirons! ».
Bouteflika n’occupe plus le palais d’El Mouradia mais les Algériens continuent d’occuper la rue. Lors de ce septième vendredi, les Algériens ont apporté la preuve que leur révolution ne s’essouffle pas. Cette journée de grande mobilisation pacifique a, à coup sûr, enterré la présidence par intérim de Bensalah et le gouvernement Bedoui qui, pour répondre aux exigences du peuple, doivent plier bagage. Reste à savoir si, pour ce faire, un « coup de pouce » du commandement de l’ANP sera nécessaire.