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« Nous sommes fiers d’être Algériens ! »

« Nous sommes fiers d’être Algériens ! »

Chronique livresque. Elle, Claudine, une Française de France ; lui, Pierre un Français d’Algérie. Les deux formeront un couple légendaire et exemplaire aux yeux de beaucoup de révolutionnaires comme Rédha Malek le préfacier de leur livre : « Le choix de l’Algérie ».

Ces mémoires croisées d’un homme et d’une femme que le manteau de la vieillesse commence à recouvrir avant qu’il ne se transforme en linceul, sont d’abord une très belle histoire d’amour sur fond d’engagement pour l’indépendance de notre pays, du leur évidemment, et doublement même car ils l’ont choisi et l’ont prouvé au risque de leurs vies alors que nombre d’entre nous ne sont Algériens que par hasard.

Ils ont choisi l’Algérie, eux les catholiques, ils ont choisi de se battre pour elle avant d’entendre Ben Bella annoncer dès 1962 dans un discours : « Nahnou Arabe ! Nahnou Arabe ! Nahnou Arabe » (Nous sommes arabes !) Sans le dire explicitement dans leur livre, ils ont compris que leurs espoirs d’une société multiconfessionnel, démocratique, ont brûlé au soleil de l’indépendance. Ne reste que des cendres dont ils feront, avec l’alchimie de l’amour pour l’Algérie, une belle poussière d’or.

Malgré les désillusions, malgré les déceptions, malgré vicissitudes, pas une seule critique sur leur pays. Tout juste s’ils laissent tomber , comme une feuille d’automne emporter par le vent du soir, ce regret en forme de souhait en conclusion de leur livre-testament : « Nous aurions souhaité laisser à nos enfants, à nos petits-enfants et à tous ceux de leur génération, un pays plus libre, plus ouvert, abritant la joie de vivre. C’est à eux qu’il appartiendra désormais de réaliser ce rêve inachevé. Nous leur faisons confiance. »

6 janvier 1955, Claudine Guillot vient de lui dire oui, confie Pierre Chaulet. Oui, le plus beau adverbe, selon Joyce qui ponctue son chef-d’œuvre Ulysse par « Oui, oui, oui ». Voici le couple qui se forme officiellement pour le long voyage de la vie. Mariage entre deux Français ? Sans aucun doute. Mais Claudine nous dit qu’il était clair qu’il s’agissait d’un mariage « mixte » entre une Française de France, fille de fonctionnaires laïcs et républicains et un européen d’Algérie, de la troisième génération de migrants établis en Algérie, fils de catholiques sociaux !

Un couple corps et âme dans la révolution

Ils ne passent pas leur voyage de noces à Venise ou Paris, mais à Cherchell, puis Ténès. Dans le plus beau des hôtels pour des romantiques : sous la tente ! Oui, oui, oui aussi à la Révolution. Et à l’une de ses grandes figures : Abane Ramdane qu’ils rencontrent le 21 septembre 1955 à la Cité Héléne Boucher, l’immense immeuble qui surplombe  le stade du 20 août au Ruisseau.

Écoutons Pierre : « Dans le petit salon, deux personnes inconnues : un homme trapu, à la tête ronde, souriant, Abane Ramdane, (dont nous ne connaissons pas le nom à l’époque), et l’autre qui avait assisté à des rencontres soit chez les SMA, soit à l’AJAAS et que je connaissais de vue, Lakhdar Rebbah. Nous discutons de la situation en général, de la session des Nations Unies qui vient de s’ouvrir, et lui posons les questions en rapport avec l’objet de notre rencontre : la confirmation des propos tenus par Robert Barrat, et l’ajout de quelques précisions. »

Robert Barrat en question est un journaliste qui a fait un reportage sur des Moudjahidine au maquis pour le compte de L’Observateur. Pierre ajoute à propos de Abane Ramdane : « Nous sommes frappés par la clarté et la fermeté du propos de celui qui parait être responsable. Au terme de l’entretien, il nous interpelle : « Et vous, que pensez-vous ? ». Sans nous concerter, nous disons que nous sommes Algériens et adhérons à l’appel du 1er novembre. » Stupéfaction et émoi de Abane Ramdane dont on imagine la tête et qui s’écrie : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! » Alors les témoins présents interviennent pour confirmer nos dires et notre engagement depuis plus d’un an. On se quitte et il nous lance : on se reverra ! »

Si la rencontre avec Abane Ramdane signe pour le couple l’entrée officielle dans la révolution et ses risques, leur engagement est ancien. Alors que Camus était « un colonialiste de bonne volonté » pour reprendre l’expression de l’écrivain Albert Memmi si je ne m’abuse, Claudine et Pierre abhorrent le colonialisme. Par philosophie, par nature, par hérédité et par idéalisme ils sont pour la justice, l’égalité et la fraternité entre les différentes communautés. Entre l’oppresseur et l’oppressé, ils ont vite fait leur choix.

Avant de rencontrer Abane, ils ont croisé l’Antillais Frantz Fanon, alors psychiatre à Blida, qui venait juste d’arriver en Algérie et qui tient déjà des propos anticolonialistes et antiracistes. Les Chaulet le connaissent de nom, car ils avaient déjà lu son livre « Peaux noires et masques blancs » ainsi qu’un article intitulé « Le syndrome nord-africain » dans la revue Esprit. C’est Fanon et son épouse Josie qui les ont invités en compagnie de Salah Louanchi et Mohamed Drareni.

Pierre revient sur ce dîner : « La discussion se prolonge tard dans la nuit sur l’histoire de l’Algérie et du mouvement national, sur le racisme ambiant et les réactions des colonisés. Cette soirée marque le début d’une longue amitié et de l’engagement de Frantz Fanon dans la lutte de libération algérienne. »

Interne à l’hôpital Mustapha, engagé dans la Révolution, Pierre et son épouse sont impatients de prouver, par des actes, leur totale adhésion. Le lendemain-même de leur serment devant Abane, ils reçoivent une demande pour acheminer un clandestin près de l’hôpital Mustapha jusqu’à la banlieue. À l’heure dite, ils voient arriver un homme en gabardine beige coiffé d’un feutre plat gris clair, portant une boîte de gâteaux à la main. L’homme c’est Abane et en guise de gâteaux, c’est un revolver qu’il a dans la boîte ! Après ce « test » et au fil des conversations, ils apprennent à mieux se connaitre, à mieux s’apprécier pour devenir finalement amis.

Après Abane, le couple aura à connaitre et à transporter d’Alger à la Mitidja ou la Kabylie nombre de responsables passés dans la clandestinité. Claudine en témoigne : « Nous connaîtrons ainsi Belkacem Krim, Slimane Dehiles (le colonel Sadek), Amar Ouamrane mal déguisé en citadin ordinaire à notre insistance. » La description qui s’ensuit relève du vaudeville et de la comédie italienne : « Le foulard blanc placé bien à plat sous le col de la veste au ras du cou, par souci d’élégance, ne faisait que souligner ses muscles maxillaires saillants. Pour nous-qui n’osions rien dire-, il était très reconnaissable : son portrait figurait dans tous les journaux ! »

Malgré les risques et la bouffonnerie du déguisement, les Chaulet savaient se tenir. Le cocasse c’est que ni Ouamrane, ni Sadek  n’appréciaient la 2CV à la vitesse d’escargot et d’apparence si fragile. Les Chaulet ont dû leur expliquer qu’une voiture plus performante aurait attiré l’attention à coup sûr. N’empêche, bravant tous les dangers, ils ont mené à bon port tous leurs passagers.

Leur couple leur donnait du courage. « Toujours, partout ensemble », avait remarqué le perspicace Abane, ensemble pour avoir moins peur, répond Claudine. Non content de transporter ou d’héberger des Moudjahidine, le couple fait un énorme travail de promotion de la cause du FLN. Pierre qui a le virus du journalisme réalise des interviews dans la revue, clandestine, « Consciences Maghribines ». Il assiste également à l’entretien accordé par Larbi Ben M’Hidi et Abane Ramdane à Pierre Stribbe, lequel entretien sera publié dans le quotidien Le Monde le 3 février 1956 à la veille de la visite de Guy Mollet en Algérie.

Le message de Abane à Monseigneur Duval

Et puis survient un épisode que beaucoup d’homme politiques actuels seraient bien inspirés de connaitre et de garder en mémoire pour éviter de proférer des contrevérités. Qu’ils écoutent Pierre : « Alors que débute le mois de mars 1956, Abane me charge d’un message à adresser à Monseigneur Duval. Des informations en provenance des cellules FLN de Kabylie signalent que des officiers et militaires français se présentent régulièrement dans certains postes de Pères Blancs. Abane souhaite éviter confusion et interprétations malveillantes, qui risqueraient d’entraîner des réactions hostiles de la population contre les Pères Blancs, lesquelles rejailliraient inévitablement en représailles sur l’ALN et le FLN. Abane demande à l’archevêque, par mon intermédiaire, d’intervenir pour que ces visites, si elles ont lieu pour des motifs religieux, se fassent discrètement et en civil. Monseigneur Duval me répond très clairement : « Avant tout, je vous prie de remercier Monsieur Abane de m’avoir averti. Je vais donner immédiatement des consignes pour que cessent ces visites d’hommes en uniforme. Si jamais elles devaient se reproduire, je vous demande de m’en avertir en précisant le lieu, la date et l’heure, et vous pouvez dire à monsieur Abane que les religieux concernés seraient renvoyés d’Algérie dans les 24 heures. »

La position de l’Eglise, exprimée par Monseigneur Duval, Mohamed Duval comme il fut appelé, est sans ambiguïté. Monseigneur Duval est pour l’indépendance de notre pays qui le fera citoyen algérien dès l’indépendance. Le 27 février 1957, Pierre est arrêté par des policiers. Ce jour-là, le couple devait accompagner Abane en dehors d’Alger qui devenait invivable à la suite de l’arrestation de Ben M’Hidi. Finalement, c’est Claudine qui s’acquittera de la tâche. Son bébé de quelques mois près d’elle, elle aura le courage d’emmener Abane jusqu’à Blida. Mission accomplie, elle éclate en sanglots ! Après quelques semaines à la prison Barberousse, Pierre est expulsé vers la France.

Frantz fanon : « Je n’aurais pas la chance de voir l’Algérie indépendante »

En décembre 1957, Pierre rejoint Claudine qui est arrivée un peu plus tôt que lui. Ils invitent Abane à visiter leur nouveau logis juste avant qu’il ne parte pour le Maroc. Claudine est frappée par son air traqué. Elle a l’impression qu’il craint quelque chose. C’est Abane qui affecte Pierre à la commission de rédaction d’El Moudjahid. Il y a du beau monde à la commission presse : Frantz Fanon, Serge Michel, Rédha Malek, Mohamed El Mili, Ahmed Boumendjel, Brahim Mezhoudi, Mohamed Sadek… Pierre trouve du travail à l’hopital de la Rabta.

Quand ils apprennent le décès de Abane Ramdane au « champ d’honneur » les Chaulet ont un haut le cœur. Ils ne sont pas dupes. Ils savent bien qu’il a été assassiné par ses frères de combat alors que Claudine lui avait évité le sort de Ben M’Hidi en l’exfiltrant d’Alger. Quelque temps plus tard, le couple ira rendre visite à Frantz Fanon dont l’état physique s’était détérioré : « Résistant « avec le cortex », il dicte dans la fièvre page après page ».

Les damnés de la terre » guettant notre assentiment lorsque nous lui rendons visite et qu’il nous lit le dernier chapitre rédigé. Par l’intermédiaire de M’hamed Yazid, il est envoyé aux États-Unis en octobre 1961 dans un hôpital militaire pour une nouvelle chimiothérapie. À l’aéroport où nous l’accompagnons avec Omar Oussedik, il nous dit en guise d’adieu : « Vous avez de la chance, vous allez voir l’Algérie indépendante, moi pas ! » Ils ont vu l’Algérie indépendante, ils ont hurlé de bonheur, ils ont milité, travaillé, donné le meilleur d’eux-mêmes. Mais jamais l’Algérie, la fière Algérie n’a ressemblé à ce qu’ils espéraient. À leurs rêves qui sont aussi ceux de millions d’Algériens, de leurs frères Algériens.

Cédons le mot de la fin au préfacier, leur frère Moudjahid Réha Malek : « À l’heure où les repères se perdent, où l’habileté remplace la vertu, et le clientélisme médiocre le principe de souveraineté, Claudine et Pierre Chaulet sont demeurés debout et fiers de leur choix d’il y a un demi-siècle. Une leçon de choses magistrale qui, à tous égards, s’adresse à nous tous et à nos enfants. »

On ne saurait mieux dire…


*Pierre & Claudine Chaulet
Le choix de l’Algérie (Deux voix, une mémoire)
Préface dde Rédha Malek
Barzakh
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