L’affaire du policier français basé à Orly qui avait instauré un système faisant de lui une sorte d’agent-double, rédigeant des rapports sur des personnes fichées S en transit à sa hiérarchie dont il faisait copie pour le Renseignement marocain, apporte un nouveau lot de révélations dévoilées aujourd’hui par « Libération ». L’homme était cornaqué par les services secrets marocains. Leurs homologues français ont-ils laissé faire ce trafic hors de tout cadre légal ?
Le manège durait depuis près de trois ans, selon l’enquête toujours en cours en France : « Un capitaine de la police aux frontières (PAF) est soupçonné d’avoir transmis en sous-main des informations confidentielles aux services secrets marocains », révélaient à la mi-juin Libération et Le Point. L’homme en poste à l’aéroport d’Orly a été placé en détention provisoire compte tenu du faisceau de graves soupçons qui pèsent sur lui, puis mis en examen.
L’affaire débute fin mai, lorsque la police des polices françaises procède à un coup de filet sur instruction d’un juge de Créteil. La magistrate en charge du dossier l’instruit depuis novembre 2016. Elle remonte une filière étonnante : le policier proche de la retraite aurait monnayé des renseignements classés « confidentiel défense » à des agents secrets marocains. Ces derniers ont d’ailleurs perdu leur couverture, grillés par des écoutes téléphoniques qui ont abouti a révéler leur identité.
Le policier avait instauré un système faisant de lui une sorte d’agent-double, rédigeant des rapports sur des personnes fichées S en transit à sa hiérarchie dont il faisait copie pour le Renseignement marocain. En contrepartie, l’agent profitait de voyages tous frais payés sous le soleil du Maroc. De l’argent liquide lui aurait également été remis.
Selon Libération, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), « embarrassée par la perspective d’enquêter sur une potentielle affaire d’espionnage impliquant ses homologues marocains, a refusé de prendre en charge les investigations, pour ne pas risquer de se fâcher avec un partenaire dans la lutte contre le terrorisme ».
Le quotidien français évoquait dans son premier article la crise franco-marocaine née d’une friction entre Rabat et Paris sur les poursuites engagées contre Abdellatif Hammouchi en 2014 pour expliquer le peu d’entrain du contre-espionnage hexagonal à vouloir creuser davantage l’affaire au risque de froisser le royaume qui accueillait au même moment Emmanuel Macron pour une « visite d’amitié », durant laquelle il a évoqué l’excellence de la coopération anti-terroriste entre les deux pays.
Dans son édition du 5 septembre, Libération apporte de nouveaux éléments sur cette affaire que Paris et Rabat n’évoquent pas publiquement.
A la une de Libération ce mardi : comment le Maroc a espionné la France via un trafic de fiches S à Orlyhttps://t.co/FJsBVy13wF pic.twitter.com/mfiJsSlsuN
— Libération (@libe) September 4, 2017
Un policier français manipulé par des agents marocains
Tout commence en septembre 2014, le capitaine Charles D., la soixantaine, est nommé à la tête d’une « unité d’information » de la police aux frontières (PAF) d’Orly. Un poste de fin de carrière qui lui échoit alors que ses états de service ne sont pas exemplaires. Sa mission, entre autres, est de surveiller les radicalisations éventuelles des employés de l’aéroport, mais aussi de signaler toute personne fichée S en transit.
Le policier se met alors en cheville avec un certain Driss A. qui dirige ICTS, une société de sécurité basée à Orly. D’origine marocaine, ce dernier grenouille avec le Renseignement marocain et fournit, de part ses relations, des cibles à surveiller à Charles D.
Le passé de Charles D. offre une faille que l’agent de sécurité privé exploite : Il est né et a grandit en RDC (à l’époque le Zaïre de Mobutu) : « Quand il y a eu la guerre au Zaïre [à la fin des années 70, ndlr], Hassan II a envoyé des forces pour les sauver, quand il était gamin », dira Driss A. lors d’un interrogatoire. L’argument fait mouche, ce qui permet de légitimer en quelque sorte la « collaboration » du policier faisant de lui une sorte de taupe consentante des services secrets marocains.
Un troisième homme s’invite dans la relation. Mohamed B. un espion marocain qui joue le rôle d’agent traitant de Driss A. C’est lui que « la justice soupçonne d’être le destinataire final des documents obtenus par Driss A. auprès du policier », écrit Libération.
S’instaure alors un circuit qui alimente simultanément le Renseignement français et par ricochet celui du Maroc. « Driss A. devient détenteur de l’identité des ressortissants marocains liés à la mouvance islamiste et de tous renseignements utiles les concernant, qu’il transmet ensuite à l’agent de renseignement marocain afin que ces individus suspects puissent être surveillés à leur arrivée au Maroc », résument les policiers chargés de l’enquête. Sauf que cette transmission se fait en dehors de tout cadre légal, précise Libération.
Les services des deux pays impliqués ?
La connivence avait-elle été malgré tout autorisée par la hiérarchie du policier français ? S’agissait-il dans ce cas d’une forme d’entraide interservices hors-cadre au moment où les relations politiques entre Rabat et Paris étaient endommagées par l’affaire Hammouchi ? A ce stade, l’enquête ne le dit pas.
Toujours est-il que l’attelage servait aussi d’autres desseins au profit du Maroc qui risquent de fâcher cette fois-ci Paris avec Alger : « A son domicile, Driss A. conservait des documents de la PAF sur le passage de frontière d’un ancien haut responsable algérien, ainsi que deux notes de l’ambassade algérienne à propos des passages de deux ministres en exercice dans le pays voisin et éternel rival du Maroc », révèle Libération.
Plusieurs autres personnes ont été interpellées depuis que l’enquête judiciaire a été ouverte au grand dam de la défense des accusés qui opte pour stratégie de défense « l’intérêt national » que ce canal interlope favorisait malgré ses zones grises. « Les services secrets marocains ont donné des informations pour localiser Abaaoud [le coordinateur des attentats du 13 Novembre, ndlr]. Encore récemment, les attentats en Espagne ont été commis par des Marocains, ce qui prouve l’importance de la coopération avec les services secrets du royaume. Mon client ne pensait pas agir contre son pays mais dans l’intérêt de la France », estime l’avocate de Charles D, tandis que celui de Driss A. « déplore qu’à la suite d’une guerre des polices, (…) un canal très efficace entre deux Etats amis dans la lutte contre le terrorisme » a été « détruit ».
Une coopération nécessaire mais difficile
Dans un article connexe à celui de l’affaire en elle-même, Libération souligne la « nécessaire collaboration » de la France et du Maroc en matière de renseignement et de lutte contre la menace terroriste mondialisée.
Il cite Alain Chouet, ancien chef de service à la DGSE, qui estime que la DGED, le service de Renseignement extérieur dirigé par Yassine Mansouri, « contrairement à la plupart des services spéciaux du monde arabe, est strictement limité à l’extérieur du territoire et ses membres ne bénéficient d’aucune prérogative particulière ou de capacité à intervenir sur les affaires intérieures ». Une assertion en réalité inexacte comme l’ont révélé les MarocLeaks fuitées par le corbeau Chris Coleman : plusieurs correspondances par mail échangées entre des informateurs locaux avec la DGED démontrent que des sujets de politique intérieure sont tout aussi « traités » par le service de Mansouri.
« En Europe, la DGED est surtout présente dans les pays d’émigration marocaine, où elle surveille de près la diaspora. Ses cibles : les opposants à la monarchie, la remuante communauté rifaine, les sympathisants de la cause sahraouie et les islamistes radicaux. C’est surtout ce dernier point qui intéresse les Français depuis que la lutte antiterroriste est prioritaire », commente Libération.
Dans les faits, c’est aussi le cas de la DGST dirigée par Hammouchi. Encore une fois, les périmètres d’intervention ne sont pas limitées par la géographie, ni par les thématiques d’intervention.
Un spécialiste du renseignement interrogé par Libération reconnaît tout l’intérêt d’une coopération franco-marocaine, citant le contexte des attentats de 2015. « Le Maroc a surtout réussi à convaincre la France qu’il était indispensable. Rabat est très fort, c’est un maître de l’influence », dit-il, évoquant la livraison par la France des outils de surveillance de haute technologie « cette année-là ». Or, en réalité, cette assentiment de la part des services français est bien antérieur. Il avait débuté sous le soleil de Marrakech dès 2007, comme l’expliquait en détail une enquête du Desk.
Ce même expert tente de minimiser les capacités effectives du Renseignement marocain, mettant en doute l’apport de la DGED dans la traque d’Abaaoud. « Si la DGED avait vraiment joué un rôle crucial, les Marocains l’auraient clamé sur tous les toits », doute le même spécialiste. « Mais elle est aussi aveugle que nous sur les radicalisations rapides de la nouvelle génération. Son réseau est de moins en moins efficace. » Il se trouve que les Marocains l’ont bel et bien revendiqué, non pas à travers la DGED, mais via le canal du très médiatique patron du BCIJ, ce qui avait été très mal reçu par la partie française qui, elle, a mis en avant une informatrice locale proche des terroristes…
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