Aïssa Kadri est sociologue, professeur émérite des universités, Professeur associé ICP, Pr associé UMR-LISE-CNAM/CNRS.
Le panel du dialogue et de médiation présidé par Karim Younès peut-il réaliser le consensus auprès du Hirak ?
Non je ne le crois pas ! Ce panel participe d’un leurre voire d’une grossière ruse qui a fait long feu. S’agit-il vraiment d’un dialogue ? Parce que pour dialoguer il faut être deux camps opposés. Il s’agit encore moins d’une médiation parce que là aussi le mouvement populaire a explicitement récusé ces personnalités et le rôle qu’on leur fait jouer.
Je ne crois pas, par ailleurs, qu’il manifeste une contradiction au plus haut niveau du pouvoir dans le fait qu’il est adoubé par le président par intérim et formellement récusé par les pré-requis énoncés par le chef d’état-major. La carotte et le bâton sont de vieilles techniques éculées des pouvoirs autoritaires.
La solution ne viendra pas de personnalités désignées de manière obscure, quelles que soient leurs bonnes volontés et leurs expertises ! Il s’agit de mettre à plat les choses et de construire le consensus le plus large possible et une des voies possibles est celle de la mise en place, quel que soit le nom qu’on lui donnera, d’états généraux, d’une conférence nationale où toutes les forces sociales, toutes les sensibilités se retrouveront afin de définir ce minimum commun, plate-forme constitutionnelle, qui pourrait être l’amorce d’une transition vers la refondation de l’État. Mais ceci ne pourra se faire que si on sort du cadre politique que le régime s’entête à vouloir légitimer en s’accrochant à l’illusion de l’effectivité d’une constitution vidée de sens.
Il faut en effet que soient, avant tout, mises en place les conditions les plus larges de la libre expression du peuple et que soit élue une Assemblée constituante représentative (les mécanismes existent pour que des majorités automatiques ne faussent pas le pluralisme), qui puisse adopter une nouvelle constitution fondée sur des principes démocratiques et déboucher sur des élections réellement transparentes pour mettre en place des institutions légitimées de manière référendaire.
Le dialogue escompté peut-il se faire sans les préalables réclamés par le Hirak, la classe politique et les organisations des droits de l’Homme ?
Vous voulez dire selon la logique « de la tabula rasa », en rupture radicale avec le régime, portée par le mouvement de contestation populaire qui est loin d’être assimilé à la rue, encore moins à une foule, dans la mesure où par ses slogans il manifeste un haut degré de conscience dans ses demandes et exigences plurielles, représentatives des forces qui traversent la société ? Et ceci est différent des démarches de la classe politique et des organisations des droits de l’homme qui, elles, demandent que le pouvoir qui a la main, libère le champ politique, associatif, médiatique et surtout les citoyens emprisonnés pour avoir manifesté leurs opinions, avant toute « négociation ».
Il ne s’agit pas de dialogue – sur quoi d’abord ? Puisque les objectifs d’une présidentielle dans les délais les plus courts sont imposés par la feuille de route du régime – mais d’un rapport de forces entre ce qui fait peuple aujourd’hui, jeunes chômeurs et étudiants, une large partie des classes populaires, des classes moyennes en voie de déclassement, une grande partie du monde ouvrier, face à une catégorie de l’oligarchie toujours là ainsi qu’une partie de l’ancien régime et de ses clientèles traditionnelles qui s’accrochent à ceux qui peuvent les sauver.
Oublier que l’on est dans un processus révolutionnaire fait perdre de vue la force des demandes et les édulcore dans des tentatives de prise en compte formelles. Le rapport de force se construit dans la durée de ses affirmations hebdomadairement. On ne peut pas gouverner contre son peuple.
Il y a donc urgence à prendre en compte les demandes du mouvement populaire…
Au moins dans ce qu’elles exigent comme mesures fortes de rupture avec l’ancien régime. Au-delà, mettre en place une transition qui puisse aller vers la construction d’un « État de droit démocratique et social ».
Tenter des contournements ou passer en force, c’est méconnaitre la force de cette lame de fond qui vient de loin. Le pacifisme comme le ritualisme festif, comme tabler sur l’épuisement du mouvement, peuvent en effet tromper sur la profondeur, la vigueur, la ténacité des exigences du mouvement populaire. Ne pas y répondre ou s’inscrire dans la logique du « containment » et de la répression c’est courir le risque que le pays entre en crise de longue durée qui pourrait lui être fatale. Nombre d’exemples de pays aujourd’hui en ruine témoignent de l’impasse de la voie du passage en force, alors que nombre d’autres qui ont mis en place des transitions inclusives se sont inscrits sur la voie du développement, de la liberté et du progrès.
Que cache, selon vous, cette volonté du pouvoir d’aller vers les élections dans les plus brefs délais ?
Il est évident que le forcing du régime à vouloir aller à des présidentielles dans les plus brefs délais participe d’une volonté de reproduire le système qui est à la source de la crise, d’une volonté de survivre dans une forme de continuité du quatrième mandat ou de l’installation d’un cinquième mandat bis, par remplacement d’un clan par un autre.
Quelles que soient les garanties que peut offrir le régime, il est en effet illusoire de penser à un changement dans le cadre politique actuel avec le même personnel politique et des institutions qui auront contribué au délitement de l’État, à l’anomie et la faillite du système.
Si un consensus n’est pas construit entre les différentes forces sociales, dans un contexte où celles-ci y sont prêtes par leur pacifisme et une ouverture sur les autres, une élection présidentielle aussi libre qu’elle pourrait l’être, ne fera que reporter les échéances et débouchera inéluctablement sur l’approfondissement des fractures sociétales.
Que préconisez-vous ?
Il faut sortir du cadre constitutionnel qui impose une verticalité et une confusion de l’exercice du pouvoir avec des attributs forts au président. La crise est profonde, elle manifeste une crise du jeune état-nation algérien qui doit trouver et construire sa propre voie dans un contexte de basculement du monde. Le problème de fond ne réside pas, en l’absence d’un champ politique dense et réel, dans le nom du futur président de la République, mais bien dans les conditions de construction d’une transition démocratique.
Certains estiment que le processus de la constituante risque de faire perdurer la crise. Quel est votre commentaire ?
Le mandat de la constituante, exclusivement orienté vers la production d’une constitution serait déterminé dans le temps. Mettre en avant le risque d’affrontements idéologiques dans une institution qui appuyée sur une représentation fine et nuancée des tendances et sensibilités dans la société globale et sur des expertises nationales et régionales, est sans doute moins lourd de conséquence, que les conflits et dérives qui peuvent naître au cours et après des présidentielles où fleuriront les populismes et les fausses promesses.
Quant à l’urgence du traitement des questions de l’heure, celles notamment économiques et sociales que la transition risquerait d’enliser, il y a là beaucoup de mauvaise foi, qui cache là aussi, une volonté de mainmise sur la rente et les principaux leviers économiques. Car en effet, voilà quelques décennies que l’économie navigue à vue ou seul comptait le contrôle de la rente. Et une transition apaisée et démocratique serait le lieu idoine de libération du dialogue social et économique, à travers une instance qui regrouperait les différents acteurs économiques et sociaux dans des grands débats sectoriels de stratégie de sortie de l’économie de la rente et de la prédation.
La constituante n’interdit pas bien au contraire la mise en place d’institutions provisoires de gouvernance dans la période avec principalement un organe de contrôle constitutionnel redéfini qui vérifierait de manière systématique la conformité des actes des institutions provisoires à la « plate-forme constitutionnelle ».