Elizabeth Perego est une historienne américaine. Elle a réalisé une thèse traitant de la satire algérienne et son évolution après l’Indépendance. Elle travaille actuellement sur un livre sur le même thème intitulé « De-mock-ratiyya : l’humour, l’histoire, le militantisme et l’humour en Algérie, de 1988 à 2005. L’histoire et les traditions historiques du pays ».
Pourquoi cet intérêt à la satire politique en Algérie ?
En fait, quand j’étais à la faculté de la Nouvelle-Orléans, j’avais un professeur d’histoire qui était spécialiste de l’histoire algérienne pendant l’époque coloniale. Par la suite et sous sa direction, j’ai travaillé un peu sur la politique de l’armée et gouvernement français envers les musulmans algériens avant et pendant la Guerre d’Indépendance. Après avoir terminé ma licence, j’ai enseigné l’anglais en Tunisie et c’est là, juste avant la « Révolution du Jasmin » où j’ai développé une admiration profonde pour l’humour politique dans les sociétés maghrébines. J’ai fait un doctorat en Histoire africaine et islamique à l’Université de l’Etat d’Ohio en 2017. Ma thèse traitait de la satire algérienne et son évolution après l’Indépendance. Je me suis bien focalisée sur l’humour durant la décennie noire.
Actuellement, je suis en train de terminer un livre sur le même thème intitulé « De-mock-ratiyya : l’humour, l’histoire, le militantisme et l’humour en Algérie, de 1988 à 2005. L’histoire et les traditions historiques du pays ». Un titre inspiré d’un spectacle de l’humoriste Fellag.
La satire portée par la jeunesse est revenue en force encore une fois lors des manifestations actuelles contre le régime. Qu’est-ce qui caractérise l’humour chez la nouvelle génération de manifestants ?
Les participants aux manifestations, surtout les jeunes, emploient l’humour dans les pancartes, slogans, et chants pour montrer leur créativité de jeunes, leur colère, leur souplesse et leur génie, à un régime qui apparaît à leurs yeux vieux et rigide et qui manque d’imagination. C’est une façon très nette et très claire de faire descendre ceux d’en haut et cette pratique d’instrumentaliser la comédie et le rire est typiquement algérienne et date depuis longtemps, même si on assiste à pleins de nouveautés et innovations dans ce « hirak ».
Par contre, le sourire ou le rire dans cette « révolution du sourire,» comme j’ai vu les gens l’appeler, témoigne du pacifisme de ce mouvement national.
Pouvez-vous nous retracer brièvement l’historique de l’humour post-indépendance ?
La satire politique algérienne est une notion qui s’est établie à travers le temps, pendant les années 60 et 70 ; ses traditions et influences, historiques et actuelles, locales et globales sont à la fois trop complexes, sophistiquées et riches dans ses articulations, performances, textes. Il y a une tradition très longue de la satire politique qu’on peut qualifier « d’algérienne » dans le sens où l’humour reflète des cultures existantes dans le pays depuis longtemps tels que les contes oraux comme les histoires de Djeha ; cet humour sert à critiquer les figures politiques sur l’échelle nationale, surtout les présidents et dirigeants du FLN. Les intellectuels comme les dessinateurs et écrivains parlent, eux aussi, d’un humour algérien et je pense que la comédie entre dans une vision de soi de la nation, du caractère national et des émotions liées à une identité nationale.
Après l’indépendance, le parti unique a même engagé des artistes pour utiliser surtout les dessins et les bandes dessinées comme la revue de M’Quidèche. Cela ne veut pas dire, par contre, que les artistes travaillaient sous la main du régime, ils arrivaient même à critiquer très subtilement l’Etat qui était, effectivement, leur employeur. En même temps, à travers l’oralité les Algériens ont utilisé l’humour comme une moyen pour mesurer, tester et faire réfléchir sur la réalité souvent absurde de la « boulitique » dans leur pays (et je dois remercier mon collègue Idriss Jebari pour m’avoir éclairci le fait que l’humour encapsulant l’absurdité fait une bonne réplique aux circonstances complètement absurdes).
On assiste aussi à une continuation entre l’humour politique avant et après la Guerre d’Indépendance, à l’image de l’autodérision qui existait pendant l’époque coloniale pour cibler d’une manière très subtile les colons et le système politique de répression atroce.
Pour moi, cette satire algérienne signifie que, depuis longtemps, des communautés importantes d’Algériens possèdent une analyse très aiguë et astucieuse de la scène politique et, si l’Etat est puissant, le peuple est puissant aussi car muni d’une arme forte : leur conscience politique qui est capable de rendre lisible même des actions politiques opaques.
Au cours des dernières années, les Algériens ont pu obtenir des concessions à travers les micro-manifestations (et le chercheur Bill Lawrence sait plus sur ce fait).
Qu’en est-il de l’humour durant la décennie noire ?
L’humour est devenu au fur et à mesure une partie très importante du patrimoine culturel national (algérien) et une façon importante à mes yeux de définir même l’algérianité, surtout juste après l’Indépendance. Il y avait tout un genre de blagues qui imaginaient les Algériens ou les hommes politiques tels que les présidents dans des scénarios où ils côtoyaient des ressortissants et dirigeants d’autres pays.
En effet, ces blagues soulignent et définissent le caractère soi-disant « algérien » et par extension l’état des choses particulier dans ce « bled mickey. » La décennie noire a donné lieu à un humour beaucoup plus militant de la part des dessinateurs, un humour beaucoup plus sérieux et macabre de la part des blagueurs, et qui allait parfaitement avec l’atmosphère qui régnait dans le pays.
Selon mes narrateurs (j’ai mené des entretiens d’histoire orale), par contre, ceux qui habitaient les quartiers et régions extrêmement touchées par le conflit n’ont pas créé, ni ne se sont engagées dans cette comédie comme des blagues sur les faux barrages. Et je veux juste terminer par dire qu’il y a un humour féminin algérien et on a bel et bien vu celui-ci le 8 mars dernier.