Dans la petite salle du service d’hématologie du CHU de Beni Messous, cinq malades, allongés, se font transfuser. Ils sont atteints de maladies génétiques du sang. Trois fillettes reposent sur des lits de receveur. Le professeur Nekkal, chef du service de transfusion sanguine, explique : « Nous aurions voulu traiter les enfants et les adultes à part, mais, pour l’instant, ça n’est pas possible ». Il s’adresse ensuite à chacun des patients : « Où habites-tu ? ». Il tient à montrer que la plupart des personnes qui viennent se faire soigner dans son service viennent de communes alentours, voire d’autres wilayas. « C’est une tradition », rappelle-t-il. « On a tendance à penser qu’à Alger c’est mieux. Lorsque les gens viennent du sud du pays, c’est compréhensible, mais nous avons des enfants qui viennent de Kolea, de Chlef ! ».
Imen, elle, a 12 ans. Elle vient de Birkhadem et se fait suivre depuis quatre ans à l’hôpital. Ce service traite trois-cent malades, qui, comme elle, se déplacent ici une fois par mois pour une transfusion de sang.
Le service d’hématologie du Pr Nekkal a acquis une réputation en termes de traitement des maladies génétiques du sang, aussi les malades affluent-ils de toutes les wilayas. Cette fréquentation pèse sur la prise en charge des patients, et sans doute aussi sur le budget de l’hôpital. « Le ministère de la Santé nous dit que cette concentration des patients dans un même établissement permet d’intervenir à moindre coût. C’est vrai, autant faire suivre ces malades dans le même hôpital, et le doter des moyens nécessaires ». Pour l’instant, aucune décision officielle n’est allée dans ce sens.
Des besoins en forte progression
Le service d’hématologie du professeur Nekkal n’est pas le seul à dépendre directement des activités du CTS, le Centre de transfusion sanguine de l’hôpital, qui accueille les donneurs de sang et procède aux prélèvements. Le deuxième service d’hématologie de l’établissement et le servie oncologie sont tout aussi demandeurs, tout comme ceux où les risques hémorragiques sont élevés : gynécologie, chirurgie notamment. Les besoins sont donc importants. Ils ont même explosé, depuis une dizaine d’années, à la suite de la généralisation des traitements par chimiothérapie ou radiothérapie, qui provoquent une forte baisse des plaquettes dans le sang. « Il y a dix ans nous faisions ici de 10.000 à 11.000 prélèvements par an. Maintenant, nous atteignons les 20.000 », précise le professeur. Et cette hausse ne permet pas de couvrir tous les besoins, particulièrement en plaquettes.
Dans le même temps, les donneurs se font plus rares pendant le ramadan, qui vient de se terminer : « Même les plus assidus hésitent », indique-t-on à la Direction de la santé de la wilaya d’Alger. L’Agence nationale du sang (ANS) établit donc un programme « spécial ramadan », qui est appliqué durant la nuit, au niveau des mosquées. Dans la wilaya d’Alger, six camions équipés stationnent aux abords des lieux de prière et procèdent aux prélèvements auprès des volontaires.
Manque de personnel médical et ruptures de stocks
Le manque de personnel médical impacte directement ces opérations de don. Les départs à la retraite anticipée n’ont pas épargné les CTS. À l’hôpital de Beni Messous, deux préleveurs travaillaient le soir pendant le carême : l’un au CTS, l’autre à bord d’un des six camions équipés qui stationnent au niveau des mosquées. Une opération de prélèvement de sang dure environ 15 minutes, il est impossible de collecter plus de 12 poches de sang en trois heures à bord du camion. « Avant, nous organisions des campagnes de don avant le ramadan, le sang pouvant être stocké pendant quarante-deux jours. Avec un stock de 1000 poches, cela nous permettait de tenir les quinze premiers jours du mois de ramadan. Mais maintenant, ça ne nous permet pas de tenir plus de quatre jours ! »
Durant le mois de jeûne, les dons effectués directement dans les CTS ne pouvaient se faire, eux, qu’en matinée et de nuit. Cette année, à Beni Messous, les résultats sont maigres : une vingtaine de poches par jour, trop peu pour couvrir les besoins des malades.
Carences en matériel médical, pénurie de plaquettes
Autre obstacle dans le parcours du don du sang, les carences en matériel médical. Le CTS de Beni Messous accuse, par exemple, une pénurie de « kits de cytaphérèse », qui dure depuis plus de trois mois. Ces kits à usage unique sont utilisés pour effectuer des prélèvements de plaquettes, sur des machines qui procèdent à la séparation des cellules contenues dans le sang. En l’absence de kits, le personnel réalise cette séparation via d’autres appareils, mais l’efficacité n’est pas la même : moins performants, ils ont huit fois moins de rendement. Les deux machines du CTS sont donc à l’arrêt. En attendant l’arrivée d’un nouveau stock de kits, le personnel du centre fait appel à d’autres hôpitaux. « On se débrouille, on trouve des solutions », explique le professeur Nekkal. « Mais il est certain que le manque de plaquettes est important ». Des malades sont livrés à eux mêmes et des opérations chirurgicales sont souvent retardées à cause du manque de plaquettes de sang. Des malades, victimes d’hémorragies ne sont même pas soignés. Les parents sont obligés de courir dans tous les sens, de solliciter leurs relations, de ramener des donneurs, du sang et des plaquettes pour sauver leurs proches. La direction de l’hôpital reste de marbre.
Bureaucratie
De retour dans son bureau, le Pr Nekkal, lance : « Et si vous parlez franchement de ce que vous avez vu ici ? » La question, surprend un peu. Visiblement, notre interlocuteur tient à connaître notre appréciation du CTS, visité un peu plus tôt. L’accueil nous y a semblé correct, mais pas de quoi s’en extasier non plus. « C’est nous les médecins qui avons besoin des donneurs ». On peut donc s’attendre à ce que l’accueil y soit irréprochable. Or, relève le professeur, « pour que les donneurs soient fidèles, il faudrait que nous-mêmes, le personnel, le soyons ». Il semblerait qu’en termes d’assiduité, des progrès restent à faire. « Nous devrions donner une bonne image, au moins servir aux donneurs une collation, leur réserver un meilleur accueil. Et ça, c’est difficile. Au lieu de tout ça, je retrouve des donneurs qui me disent “on a cherché, la personne n’est pas là !“. Les membres du personnel sont parfois absents, les femmes sortent tôt parce que c’est le ramadan ». On sent l’exaspération poindre chez le professeur tandis qu’il décrit des modes de fonctionnement bureaucratiques. Les CTS n’encouragent pas les donneurs à venir spontanément et volontairement pour donner du sang ou des plaquettes.
Après le CHU de Beni Messous, direction un autre CTS à Alger (la wilaya en compte 11). Les centres n’étant ouverts qu’en matinée puis en fin de soirée pendant le ramadan. Il est 22 heures passées. Première impression : il n’y a a pas foule. Quatre personnes sont assises dans la salle d’attente. La plupart d’entre eux viennent pour faire un don à un proche, un parent. Ici aussi, les kits de cytaphérèse posent problème : le CTS dispose encore d’une réserve, que le personnel utilise avec parcimonie. D’autant qu’il faut veiller à ce que les plaquettes ne se périment pas : une fois prélevées, leur durée de vie ne dépasse pas cinq jours. L’opération de prélèvement est donc délicate, et le produit recueilli précieux : « Je ne laisserai jamais une poche de plaquettes se périmer ! Il m’est arrivé d’en transporter avec ma propre voiture vers un autre hôpital, lorsqu’aucun véhicule ici n’était disponible », affirme un membre du CTS.
Dans ces circonstances, il n’est pas question de procéder à un prélèvement de plaquettes sans que l’on ait signalé un malade dans le besoin. « On jongle avec les besoins, les urgences qui se présentent ». Et avec les pénuries. Car ce CTS manque aussi de réactifs, un produit qui permet d’effectuer les analyses préalables au prélèvement de plaquettes. Ces produits, une fois ouverts, périment très rapidement. Le personnel procède donc à des analyses groupées, trois fois par semaine.
Il n’est pas rare que des parents de malades internés dans un autre hôpital et dont le pronostic vital est engagé se présentent ici, pour un prélèvement de plaquettes. “La semaine dernière par exemple, nous avons procédé à cette opération pour un malade pris en charge à Beni Messous. Son taux de plaquettes était extrêmement bas. Il avait besoin de plusieurs dons. Nous avons contacté un donneur, qui était en vacances à Tlemcen. Il a tenu à faire le déplacement jusqu’à Alger ! », relate le même membre.
Pas de coordination formelle entre les CTS
Ces échanges informels entre CTS n’ont pas encore donné lieu à la mise en place d’un travail de coordination entre eux. Une situation que déplore le Pr Nekkal : « Le plus urgent c’est qu’il y ait une meilleure collaboration et une meilleure gestion de tous les CTS de l’Algérois ». L’Agence nationale du sang annonce 77.502 poches récoltées l’année dernière sur la wilaya. « Avec ces chiffres, on devrait disposer d’une quantité suffisante pour traiter les malades de la wilaya. Mais cela nécessite une organisation qui, pour l’instant, n’existe pas ».
« Dites aux gens que l’on a besoin de plaquettes »
En attendant, le personnel médical essaye de bricoler, de jongler entre l’administration, la gestion des stocks, les urgences médicales, l’accueil des proches des patients. On sent que le jeu d’équilibre est constant. Le professeur Nekkal tient à le préciser : le personnel du CTS n’est certes pas connu pour son accueil légendaire, toutefois « il est extrêmement patient. C’est un travail de minutes en minutes, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Ils doivent parfois gérer des situations de grande détresse : il y a des personnes à qui on a dit : “ Si vous ne ramenez pas de sang, votre enfant va mourir “. Cela induit des rapports très particuliers avec le public. D’autre part, si la nécessité s’en fait sentir, les employés peuvent rester travailler jusqu’à trois heure du matin ».
Les différentes campagnes organisées autour du don de sang comme lors de la journée mondiale du don de sang, la journée maghrébine du don de sang ne sont pas efficaces. « C’est comme la journée de la femme, ça ne dure qu’un jour, affirme le Pr Nekkal. Nous, c’est quotidiennement que les besoins sont là ! N’oubliez pas que le sang ne se conserve que quarante-deux jours. Lorsqu’ il y a eu le séisme, nous avons reçu trois-mille personnes, puis plus rien pendant je ne sais pas combien de temps. Or, les besoins existent toute l’année. Il est impossible de fabriquer du sang, alors dites aux gens que l’on a besoin d’eux, que l’on a besoin de plaquettes ».