Officiellement, l’objectif de tous les gouvernements qui se sont succédé à la gestion des affaires du pays ces dernières années, et même avant, c’est d’en finir avec la dépendance de l’économie nationale des hydrocarbures en développant d’autres filières, l’industrie en premier.
Sur le terrain, on assiste paradoxalement au blocage de grands projets intégrés, portés par des nationaux ou des étrangers. Une attitude aux antipodes de la stratégie nationale en la matière, mais que personne ne veut assumer.
Les projets d’usines de Cevital à Bejaïa et du groupe PSA (Peugeot-Citroën) à Oran sont les plus emblématiques, au vu de leur envergure et de leur médiatisation.
Ces deux cas ne sont malheureusement que la face visible de l’immense iceberg des blocages tant de grands que de petits projets à échelles différentes et pour des raisons diverses : décision « politique », tracasseries bureaucratiques, vide juridique…
Paradoxalement, c’est au moment où la chute des prix des hydrocarbures qui a rappelé à tous la nécessité de diversifier l’économie nationale, donc les sources de revenus de l’État, que de grands projets prometteurs en termes de création de richesses et d’emplois sont bloqués. On ne semble même plus se soucier des formes et des apparences.
Des motifs techniques peu convaincants
Les motifs invoqués, que ce soit pour l’usine de Cevital ou celle de Peugeot, sont d’une légèreté ahurissante.
A Bejaïa, le célèbre groupe agroalimentaire, qui y possède déjà des raffineries d’huile et de sucre, projette de passer du raffinage des huiles brutes importées à la trituration des graines oléagineuses pour, dans un premier temps, récupérer la valeur ajoutée de la trituration.
Il s’agit d’un projet intégré de première importance. Son intérêt n’est pas seulement dans les 1000 à 1500 emplois directs qui seront créés, mais dans toute l’activité devant être générée à travers le pays dans la culture de soja et sa transformation, dans la deuxième phase du projet.
Le directeur général du groupe, Saïd Benikène, n’exagérait guère quand il parlait, dans un entretien à TSA en mai dernier, de « crime économique ». 1000 à 1500 emplois directs, 2000 autres indirects, 100 000 emplois dans l’agriculture, satisfaction de la totalité des besoins nationaux en tourteaux de soja (base de fabrication de l’aliment de bétail), exportation du même produit pour 1 à 2 milliards d’euros par an…
Financé sur les fonds propres de Cevital, le projet est bloqué depuis mars 2017, lorsque la direction du port de Béjaïa avait refusé d’autoriser le débarquement des équipements destinés à l’usine pour le motif que celle-ci allait être installée, sans autorisation, dans l’enceinte portuaire.
Le groupe d’Issad Rebrab a démenti en présentant la preuve de l’acquisition d’un terrain à l’extérieur du port, mais le directeur de l’infrastructure portuaire, promu depuis au poste de directeur de Serport, un organisme qui chapeaute tous les ports du pays, a campé sur sa position et la situation est partie pour durer.
Il faut dire que le groupe Cevital n’en est pas à sa première mésaventure du genre. Dans les années 2000, il avait annoncé un mégaprojet de réalisation d’une plateforme portuaire intégrée à Cap Djinet, dans la wilaya de Boumerdès, incluant un port en eaux profondes, des usines de pétrochimie, de construction navale et automobile, des centrales de production d’électricité…
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Toutes ces unités devaient générer, selon le promoteur du projet, 15 milliards de dollars d’exportations hors-hydrocarbures, pour doubler ensuite le montant dans une deuxième phase.
Mais pour des raisons sur lesquelles aucune partie officielle n’a voulu s’exprimer, le projet est rejeté. Les autorités ont préféré financer un hub portuaire, financé en partie par la Chine, du côté de Cherchell, dans la wilaya de Tipaza.
Plus récemment, c’est le groupe français PSA qui a vu son projet d’installation d’une usine de montage de véhicules du côté d’Oran bloqué pour une raison pour le moins futile, après avoir fait l’objet de longues négociations avec les autorités algériennes.
Si le directeur du groupe pour la région Mena, qui s’est exprimé samedi dernier sur le sujet, n’est pas allé jusqu’à parler de crime économique, il a évoqué néanmoins « une situation un peu étonnante ».
Étonnante car, officiellement, c’est un éleveur qui est à l’origine du blocage de ce projet industriel d’envergure devant permettre de produire 100 000 véhicules par an et de générer 1500 emplois directs tout en incluant un tissu de petites entreprises de sous-traitance.
Pour les besoins du projet, une assiette de 100 hectares sise au sud de la ville d’Oran fut déclassifiée par le wali mais il a suffi qu’un agriculteur crie à la dilapidation du foncier agricole pour que tout s’arrête. D’un coup, comme si tout était programmé. Le projet est actuellement à l’arrêt.
Vaine mobilisation de la société civile
À Bejaïa comme à Oran, la population, qui vit au quotidien les affres du chômage, a tenté de réagir en organisant la riposte. Une coordination de soutien aux travailleurs de Cevital et aux investissements économiques est créée et plusieurs marches organisées dont la dernière, le 14 mai dernier, a drainé des milliers de manifestants, parmi lesquels des élus locaux et nationaux, des animateurs de la société civile et de simples citoyens. Au-delà des projets de Cevital, l’enjeu c’est développement de la région et du pays.
« Notre combat pour le déblocage des équipements de Cevital, le développement économique de notre pays, l’espoir pour notre jeunesse, l’équité, la liberté d’entreprendre, l’emploi et le droit à l’expression continuera. Nous ne nous tairons pas », déclare le porte-parole de la coordination, Mourad Bouzidi, à l’issue d’une audience au tribunal de Béjaïa où il était jugé pour diffamation suite à une plainte déposée par le directeur du port.
« S’ils veulent aller vers l’apaisement, ils n’ont qu’à débloquer les projets et laisser les opérateurs créer de l’emploi. S’ils veulent aller vers l’escalade, ils auront en face la population. Ils ne peuvent pas continuer à cultiver le désespoir, ce n’est pas possible, le désespoir pousse inévitablement vers les dérapages et l’explosion, et je ne pense pas que c’est ce que souhaite le pouvoir. Du moins, je l’espère. Notre combat est un combat pour l’espoir et les projets que nous défendons et ceux de Cevital représentent justement l’espoir », ajoute-t-il.
À Oran, les habitants de la localité d’El Hamoul où devait être implantée l’usine de Peugeot ont fait de même. Ils n’ont organisé ni marche ni sit-in, mais ils ont tenu à se démarquer de l’attitude de l’éleveur qui s’est opposé au projet au nom de la préservation du foncier agricole.
« Nous sommes des pères de famille, nous en avons assez de la précarité. Nous voulons travailler et assurer une vie décente à nos enfants. Un tel projet ne créera pas seulement des postes d’emploi, mais créera une véritable activité tout autour de la zone (…) Nous manquons de beaucoup de commodités. Avec l’installation de l’usine, les autorités seront dans l’obligation de raccorder toute la zone au réseau de gaz de ville, d’améliorer l’approvisionnement en eau potable et de créer d’autres voies d’accès à l’autoroute », nous avaient déclaré les habitants de la bourgade en juin dernier.
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Des arrière-pensées politiques ?
Un État qui fait du développement de l’industrie et de l’investissement une priorité nationale et une administration qui, même quand il n’en existe pas fabrique des prétextes futiles pour bloquer les investisseurs, il y a comme un paradoxe qu’aucune logique n’explique.
À Oran, Béjaïa ou ailleurs, on est convaincu qu’un fonctionnaire ou un agriculteur ne peut contrarier à lui seul la stratégie de tout un État. Objectifs politiques difficilement avouables, velléités de règlement de comptes ou même visées régionalistes sont avancés comme probables motivations aux nombreux blocages constatés.
Les habitants d’El Hamoul sont convaincus que derrière le blocage de l’usine de Peugeot, la préservation du foncier agricole n’est qu’un prétexte, d’autant plus que l’assiette de terrain est -et ils sont les mieux placés pour le savoir- peu fertile.
« Comment un seul individu a-t-il pu faire annuler une décision de l’État algérien, portant de surcroît sur un projet d’envergure et stratégique ? L’administration algérienne répond donc maintenant avec célérité aux doléances des citoyens, sans même essayer de s’assurer de la véracité de ce qui a été dit ? L’intérêt d’un seul homme prime-t-il sur celui de toute une wilaya, voire tout un pays ? Non, je ne pense pas que les choses se soient passées comme cela. Je crois que des parties tapies dans l’ombre ont tout manigancé pour bloquer le projet ou le délocaliser », s’écrie un habitant, lui-même agriculteur.
Mourad Bouzidi, est lui aussi convaincu que tout cela sent l’odeur de la politique. « Il s’agit d’abord de la volonté politique du pouvoir et du gouvernement, ce n’est pas une question d’un seul homme », réagissait-il à la nomination d’un nouveau directeur à la tête du port de Béjaïa il y a quelques semaines.
Aux obstacles dressés devant les investissements de Cevital, plusieurs explications sont avancées par la population et aucune ne répond à quelque logique économique.
Volonté de favoriser un autre investisseur réputé proche des centres de décision et qui s’apprête à se lancer dans la même activité au port de Djendjen (Jijel) où il aurait bénéficié de toutes les facilités, représailles à l’encontre d’Issad Rebrab auquel seraient reprochées des ambitions et des accointances politiques ou, plus grave encore, tentative de freiner le développement économique de la Kabylie…
Pour l’usine Peugeot, le responsable de la région du constructeur français n’a manqué d’accuser “des parties qui ont intérêt à ce que les choses ne se passent pas bien ». De qui parle-t-il ? Qui sont ces parties assez puissantes pour bloquer des projets industriels aussi importants ? Mystère.
Silence gêné et contradictions des autorités
Mais que répondent les autorités ? Le plus attendu sur le dossier c’est évidemment le premier ministre Ahmed Ouyahia. En avril 2017, en campagne dans la wilaya de Béjaïa pour les élections législatives, sous la casquette de secrétaire général du RND, il avait dénoncé en des termes on ne peut plus clairs le traitement réservé au premier groupe privé du pays.
“Vous avez l’un des plus grands investisseurs du continent dans cette région, le groupe Cevital, et ses machines pour son complexe agroalimentaire sont bloquées au niveau du port de Béjaïa.”
La nomination quatre mois plus tard de l’homme à la tête du gouvernement avait légitimement suscité l’espoir d’un dénouement. Mais sa position sur la question en janvier 2018 fut surréaliste : “Aujourd’hui, le dossier relève de la gestion de l’entreprise portuaire de Béjaïa et de l’autorité du ministère des Transports.”
Saisi plusieurs fois par la Coordination de soutien aux travailleurs de Cevital et la direction du groupe, M. Ouyahia est resté droit dans ses bottes sur la question, évitant du mieux qu’il peut de l’évoquer publiquement.
La même stratégie est adoptée par le ministre des Transports, Abdelghani Zaâlane : esquiver la question et quand il ne peut pas le faire, avancer l’argument « technique ». “Le domaine portuaire obéit à une réglementation spécifique. Du coup, pour exploiter ses espaces publics, tout projet d’investissement doit répondre à des critères énoncés par les textes de loi en vigueur”, déclarait-au début du mois en cours lors d’une visite à Béjaïa.
Les propos d’Ahmed Ouyahia sur l’usine de Peugeot sont encore plus étonnants. « D’après les informations que j’ai lues, le terrain n’est pas agricole. Celui qui a parlé a réussi son coup. Il a pris quelques épis dans sa main et il a réussi. Mais il a attiré notre attention en tant qu’État sur les terres agricoles ».
Il s’agit donc bien d’un « coup » et c’est le Premier ministre qui le dit publiquement. Mais pourquoi alors ces propos, tenus certes en sa qualité de chef du RND au lendemain du conseil national du parti en juin dernier, n’ont-ils pas débouché sur le déblocage du projet ? Dans un décret exécutif signé par le même Ouyahia au début de ce mois, le terrain d’El Hamoul ne figure pas parmi les parcelles déclassifiées pour abriter des zones industrielles aux quatre coins du pays.
La question est-elle sensible au point de dépasser les prérogatives du chef du gouvernement ? Autant de contradictions à un tel niveau de responsabilité révèlent au moins que la gestion de ce genre de dossiers n’obéit pas toujours à des considérations d’ordre « technique » comme on essaye de le faire croire…