CONTRIBUTION. Populisme, autoritarisme et souverainisme économique auront été le triptyque autour duquel s’est structurée la gouvernance économique et financière de l’Algérie, au moins depuis les quinze dernières années. Le premier a agi comme ciment social dans un contexte d’inégalités croissantes[1] et d’enrichissement illicite.
Le second a fonctionné comme mode de gestion économique et sociale. Le troisième comme vernis et faire-valoir pour cacher et justifier à la fois des choix stratégiques en matière de gestion et d’affectation des ressources générées par l’exploitation des richesses nationales, principalement les hydrocarbures; au service de la constitution et du renforcement d’une oligarchie naissante.
Si le mouvement actuel porte en grande partie sur le rejet de l’autoritarisme et sur le mode d’affectation des ressources, il ne semble pas toucher encore aux deux autres éléments, le populisme et le souverainisme. Or, dans la conjoncture présente et les années à venir, la seule voie d’une relance économique durable passe par leur remise en cause. L’Algérie des dernières quinze dernières années aura vécu. Les ressources nationales ne permettent plus de continuer à faire de la distribution, sans contre partie productive, pour satisfaire pour l’essentiel les intérêts d’une classe de faux entrepreneurs, grands et petits. La clé de la répartition du revenu national et la base de la reproduction économique et sociale du pays devra changer si le pays veut sortir de son statut d’économie de bazar. Il faudra se départir du populisme encore prégnant.
L’Algérie n’a pas non plus intérêt à continuer à se situer à la marge des changements structurels qui affectent l’économie mondiale et à ne pas chercher à se construire durablement par une exploitation intelligente de ses avantages compétitifs régionaux. Le « modèle » d’industrialisation par le bas, privilégié ces dernières années est coûteux et peu porteur[2] . Il a été au service de l’oligarchie proche ou constitutive du Pouvoir politique. D’un peu plus que 4,5% en 1999, la valeur des exportations de haute technologie représente aujourd’hui moins de 0,5% des exportations de biens manufacturés, déjà d’un poids négligeable. Au même moment, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 11% à 5% ; avec une contribution égale entre les secteurs public et privé. Une hécatombe économique et sociale.
C’est pourquoi comprendre comment populisme, autoritarisme et souverainisme économique de façade ont fonctionné durant les vingt dernières années ; et en tirer les leçons permettra d’en éviter à nouveau les écueils. Tel est l’objet de cette contribution.
La première mandature du Président Bouteflika avait été marquée par la volonté du Chef de l’Etat d’asseoir son autorité sur l’ensemble des leviers politiques, économiques et culturels du pays. Au plan économique, cela est passé notamment par la réorganisation des entreprises publiques. Sous couvert de mise à niveau et de rationalisation de leur gestion, elle a permis la mise en place d’un mode de gouvernance qui aggravait leur statut de simples démembrements de l’appareil d’Etat. Leur capital social a été restructuré pour en faire des sociétés par actions de plus petite taille et spécialisées, les rendant plus aisément cessibles et plus fragiles en cas de choc. Une partie a été privatisée, parfois sous forme de cession à crédit, selon des modalités pour le moins opaques. Toutes celles demeurées publiques ou presque toutes ont subi, à un titre ou un autre, l’exclusion dans l’octroi de marchés et les effets pervers de la libéralisation des importations qui s’est accélérée durant la décennie écoulée.
Les Managers à la tête des entreprises publiques sont devenus de simples commis de l’Etat, pouvant être nommés et relevés par le seul fait du Prince. Les conseils d’administration et leurs tutelles sont devenus pour une grande partie de simples caisses de résonance et des courroies de transmission, sans pouvoir réel sur les dirigeants. Ces derniers, choisis ou du moins acceptés par le Pouvoir politique sont tenus d’exécuter des ordres, même verbaux venant de leur tutelle ministérielle voire de la Présidence. Cela va des décisions stratégiques en matière de choix de partenaires et d’octroi de marchés jusqu’à la gestion du personnel (recrutements, promotions et nominations).
Les exemples où de telles pratiques sont nombreux. Les plus connus sont Sonatrach, Saïdal, Air Algérie et Algérie Telecom. Avec cet autoritarisme, une certaine forme d’omerta s’est propagée dans le système de gestion économique. On ne pouvait l’enfreindre sans courir le risque de payer le plus fort, pouvant aller jusqu’à la prison et l’expropriation de ses biens[3] . La pénalisation de l’acte de gestion servait de couverture légale à toute velléité d’indépendance. Ce mode de gouvernance a fait des entreprises publiques un maillon essentiel dans les transferts de richesses[4] , la constitution de fortunes et le renforcement d’une oligarchie infantile ; dans la prévarication ainsi que dans l’asservissement de structures initialement conçues pour permettre l’épanouissement des entreprises, voire la promotion d’un partenariat public-privé[5] , bénéfique pour l’économie nationale ou de régulation sociale par la concertation[6] .
Cet autoritarisme est allé de pair avec le regain d’un souverainisme économique. Il voulait laisser croire à un nationalisme économique extrême. L’aisance financière, résultant de la longue embellie sur le marché des hydrocarbures, a été mise à profit pour accroître la légitimation sociale et accélérer un processus de domestication politique généralisée[7] . Avec la nouvelle manne financière, le Pouvoir a fait le choix d’abandonner la voie de la libéralisation sous sa forme la plus classique[8] , initialement promue par certains de ses membres. Il a renoué de manière très forte avec le populisme caractéristique de l’Algérie depuis l’indépendance.
L’effacement récurrent de la dette due par les producteurs agricoles, la politique du logement social, les prêts ANSEJ dévoyés de leur objectif initial[9] , pour aberrants qu’ils soient du point de vue économique et social en ont été l’expression la plus manifeste ces dernières années. Il a créé un sentiment généralisé de « droits » pour tous, sans contrepartie en termes de devoir. Il sera difficile à changer dans les mois et les années à venir.
L’objectif premier, à travers ce regain de populisme, n’a pas été l’inscription du pays sur les sentiers d’une croissance durable. Il visait plutôt la consolidation de l’assise sociale d’un Pouvoir d’État unipersonnel; avec une approche programmatique et non planifiée de l’investissement[10]. Il rencontrait l’assentiment de la nouvelle classe des riches avide de plus d’argent facile et de pouvoir. Il s’agissait d’asseoir la domination sur la société et l’élimination ou du moins la neutralisation de toute velléité de remise en cause de la légitimité du Pouvoir politique à la fois personnelle du Président et de l’oligarchie qui lui servait de support financier.
C’est dans ce contexte global que le souverainisme économique en tant que couverture au nouveau mode d’affectation des ressources et de gestion de la chose publique est à appréhender. Son expression la plus parfaite a été le fait de l’ancien Premier Ministre. Dans son ultime déclaration devant les parlementaires il y a un mois, M. Ouyahia disait : «L’essentiel est que nous avons préservé la souveraineté de l’État sur la prise de décision économique, grâce au financement non conventionnel. Nous aurions pu perdre notre souveraineté économique, si nous avions eu recours au FMI ».
Ce souverainisme, en réalité de façade, a cessé d’être le pendant économique de la position traditionnelle de non-alignement politique de l’Algérie. Il est devenu l’argument clé pour asseoir des choix de politique économique, financière et monétaire et des modes de gestion aux antipodes des règles de base de la bonne gouvernance économique. Ainsi, au nom de la souveraineté nationale dans la décision, on pouvait faire fi de toutes les leçons de l’histoire économique récente et des choix stratégiques et des opportunités de développement que pouvait offrir l’économie mondiale et que d’autres pays avaient su saisir[11] .
En faisant par exemple le choix de mettre en place des fonds souverains opérant à l’international, d’autres pays pétroliers ont accru leur marge de manœuvre et ont inscrit leur démarche dans une logique de construction et non de prédation des richesses nationales.
L’expérience des pays qui avaient opté pour la mise en place de fonds souverains aujourd’hui très actifs dans l’économie mondiale aurait pu instruire les choix économiques des décideurs en Algérie. En fait, elle a servi de contre-exemple, même lorsque la crise structurelle devenait évidente et que des solutions alternatives étaient envisageables ; c’est-à-dire, lorsque M. Abdelmalek Sellal exerçait la fonction de Premier Ministre. La conjoncture internationale autorisait une approche différente de celle qui avait prévalu alors et que M. Ouyahia a poursuivie depuis. La période de M. Abdelmadjid Tebboune apparaît de ce point de vue comme une erreur de casting vite rattrapée.
Compte tenu du souverainisme ambiant, il est aujourd’hui important de se demander ce que cache cette attitude au plan économique. Pourquoi l’Algérie s’est-elle refusée durant ces 20 dernières années à aller vers les marchés extérieurs pour financer ses investissements, en plaçant en parallèle une partie de ses réserves dans des fonds souverains opérant à l’international ? Pourquoi ne pas avoir repris l’exemple réussi et très ancien d’Abu Dhabi et plus récent de la Norvège ? Pourquoi choisir de placer l’essentiel de ses ressources en bons du trésor américain faiblement rémunérateurs au lieu de considérer d’autres supports ?
La réponse est à rechercher dans l’indigence des véritables décideurs politiques. D’un autre âge, ils sont probablement réfractaires à une gestion active des réserves. Ils ignorent la nature des changements structurels intervenus dans l’économie et la finance mondiale et les opportunités que la globalisation portait en elle. Une telle indigence les a amenés, sous l’éclairage de « doctes conseillers » algériens, à confiner le Fonds de Régulation des Ressources à un rôle de régulation des ressources, principalement pour faire face à une évolution négative de la conjoncture économique. Le FRR n’a pas été conçu pour tirer avantage des opportunités qu’offre l’économie mondiale, d’exploiter les situations difficiles vécues par certains pays (méditerranéens en particulier) pour investir et générer des ressources alternatives ou complémentaires aux hydrocarbures[12] . Il s’agissait d’un bas de laine, au service du maintien du statuquo en cas de choc extérieur. Il aura rempli sa fonction.
Ce statuquo s’est construit autour de trois piliers mutuellement solidaires : i) l’enrichissement rapide et illicite d’une minorité (soutien financier privé du pouvoir politique dont elle est partie prenante), ii) la satisfaction de la demande en biens de consommation et de services de la population, selon un modèle qu’elle a fini par faire sienne et qui est loin de correspondre au modèle de la production réelle du pays, iii) l’absence de contestation sérieuse du pouvoir politique incarné par le Président, assortie de l’indifférence généralisée à l’activité politique partisane. Celle-ci étant plus perçue comme un moyen d’enrichissement individuel.
Le souverainisme de façade légitime et confère au Politique le droit de disposer et de gérer de manière discrétionnaire les ressources publiques voire privées. Ne pas avoir à rendre compte de l’utilisation des ressources nationales au risque de permettre à quelques privilégiés de disposer d’une partie de ces fonds à leur guise (ou presque), en toute impunité est un choix stratégique. C’est de la même logique que procède la Banque d’Algérie lorsqu’elle oblige les opérateurs nationaux, publics ou privés à rapatrier sur le court terme les bénéfices réalisés à l’international et de les restituer de manière discrétionnaire, allant jusqu’à refuser de le faire en cas de demande des intéressés. Le refus de permettre aux banques publiques algériennes de se déployer à l’international (comme l’a fait le Maroc) procède du même autoritarisme qui se cache derrière le souverainisme.
Si les choix idoines avaient été faits à l’époque, le pays serait en meilleure position pour faire face à la crise financière et économique qui frappe à la porte. La façon dont la dette due à l’Algérie par d’autres pays africains a été effacée est un autre exemple édifiant et unique dans l’histoire.
Le refus du recours au financement extérieur, surtout aux institutions financières de développement, procède de la même logique : Agir en toute impunité sans avoir à rendre compte ni à rendre publique l’utilisation faite des ressources mises à la disposition des structures étatiques, des entreprises et des banques. Dans le cas d’emprunts auprès des institutions multilatérales de développement (Banque mondiale, Banque africaine de développement, Banque européenne d’investissement,…), tout comme ceux accordés par des institutions bilatérales (FMO, KFW, PROPARCO pour ne citer que quelques structures européennes), le respect de certaines règles de base et un minimum de transparence dans l’acquisition des biens et services et dans la gestion des projets d’investissement sont requis. Ce que refuse le Pouvoir Politique sous couvert de Souveraineté Nationale.
Un exemple parmi d’autres : le choix du financement de certaines infrastructures de base comme l’autoroute Est-Ouest sur fonds propres, au lieu d’un partenariat public-privé ou d’un financement partiel par des banques de développement ou de consortiums d’investisseurs étrangers (solution envisagée au départ) procède de cette logique. Il a permis des transferts de montants colossaux que d’autres formules de financement n’auraient pas permis. Au départ, la formule du BOT n’était pas écartée ; et des investisseurs étrangers avaient fait part de leur intérêt. Mais…
Ce sont ces choix délibérés, émanant ou soutenus pour partie par des experts rompus aux pratiques internationales en la matière et appartenant au cercle des décideurs, ayant occupé des postes clés en tant que Ministres et Conseillers à la Présidence, qui ont rendu possible des détournements et des transferts irréguliers rapportés par la presse et dans certains cas jugés par des tribunaux ailleurs qu’en Algérie.
C’est dans ce contexte précis qu’une mise à plat du mode de gouvernance économique et financier est nécessaire sur le court terme. S’assurer de la transparence dans le choix des décisions et de l’imputabilité de leurs résultats à leurs auteurs est un prérequis. Il devra s’accompagner de la mise en place de contre-pouvoirs, à tous les échelons de la décision économique, pour qu’une gouvernance fondée sur la transparence et la responsabilité reconnues des acteurs économiques devienne un élément clé de la gouvernance globale du pays.
Dans un tel processus, ceux qui ont été aux commandes de la décision, y compris à titre de conseil, ne peuvent y avoir leur place. Au-delà de leur crédibilité, il y a un problème de fiabilité. Un tel processus devra s’accompagner d’un travail d’information et de sensibilisation à l’adresse de toutes les catégories sociales. Informer des risques que font peser sur l’Algérie d’aujourd’hui deux décennies de gestion erratique et de mauvaise gouvernance économique sur l’avenir du pays est important. Mettre à nu les méfaits de l’utilisation outrancière du financement non conventionnel et de choix économiques au service de l’oligarchie infantile dominante est capital. Expliquer les défis auxquels on devra face et les sacrifices que toute la société, dans ses diverses composantes devra consentir les mois et les années à venir est déterminant. Cela contribuera à rompre avec le populisme et le souverainisme de façade et d’asseoir une gouvernance fondée sur la transparence et l’imputabilité.
*Naceur Bourenane, Socioéconomiste et Expert financier
[1] Elle n’a pas été pour autant synonyme d’appauvrissement. Mais il en est résulté un double processus d’autonomisation vis-à-vis de l’Etat de larges pans de la société et d’asservissement de ce dernier à un groupe relativement limité de personnes.
[2] Le choix fait des unités de montage automobile comme modèle d’insertion à l’économie mondiale est un véritable désastre à tous points de vue, sauf de celui de l’oligarchie en place qui en bénéficie.
[3] Une pratique à laquelle l’ancien Premier Ministre Ahmed Ouyahia n’est pas étranger.
[4] A l’exemple du secteur agroalimentaire (telles que les minoteries de Baghlia) et du secteur des fertilisants (telle que FERTIAL pour les engrais).
[5] Le Forum des Chefs d’Entreprise
[6] La Tripartite
[7] Notamment face aux résistances sociales au changement au sein même de l’appareil de l’Etat nationalitaire contre les réformes engagées par la première équipe présidentielle.
[8] Elle est devenue plus sournoise et a accéléré le processus de désindustrialisation, facilité la généralisation de la corruption et la constitution de fortunes illicites.
[9] Le Directeur de campagne du Président Bouteflika pour un quatrième mandat, M. Abdelmalek Sellal, avait publiquement déclaré que « les jeunes avaient le droit d’utiliser l’argent de l’ANSEJ pour se marier » (sic).
[10] La disparition de tout mode de planification et de toute forme de coordination et la substitution aux plans de programmes présidentiels d’investissement en ont été l’expression la plus manifeste.
[11] De nombreux écrits ont eu recours à la notion de syndrome. Bien qu’utile pour décrire la situation, cette notion contribue à banaliser des choix de politique économique, en leur donnant une certaine « normalité » a-historique. Elle ne rend pas compte des transferts de richesses qui s’opèrent. D’autres pays, dans une situation comparable, obéissant à un mode de gouvernance économique et politique différent, avaient adopté des démarches aux antipodes de celle de l’Algérie.
[12] Il convient de rappeler ici, qu’une Conseillère auprès du Président de la République avait fait la proposition de mettre en place un fonds souverain actif sur les places financières internationales dès 2006. La proposition jugée initialement intéressante a été par la suite classée sans suite.