Connu comme une des figures de la génération dorée de la chanson d’expression kabyle des années 1980, Farid Ferragui va célébrer, à compter de la semaine prochaine, ses quarante ans de carrière à travers une tournée en France. Une autre est également prévue en Algérie et au Canada.
Il n’a pas probablement la réputation de Idir, ni celle de Matoub Lounès, mais de tous les artistes d’expression kabyle, Farid Ferragui est sans doute le chanteur kabyle qui aura le plus sublimé l’amour dans ses multiples déclinaisons.
Loin des feux de la rampe, sans céder à la facilité, il a pu se frayer un chemin dans l’univers musical de la chanson kabyle grâce à un style dont il a fait sa marque de fabrique : un instrument à percussion et un luth.
Farid Ferragui, qui fête bientôt ses quarante ans de carrière à travers une tournée qui le mènera à compter du 22 octobre prochain à travers plusieurs villes de France, est un artiste dont la voix et le verbe ciselé ont marqué des générations entières.
Farid Ferragui, l’artiste qui n’a jamais cherché la lumière
Sans être happé par l’effet de mode du moment où céder à la tentation des rythmes légers et festifs, à peu de frais et lucratifs, il a choisi plutôt de donner la force au texte, comme l’ont fait certains de ses aînés, déclamé à travers des mélodies savoureuses d’où transparaît tout le ressenti de l’artiste.
Pourtant rien ne fut simple pour cet autodidacte, né à la veille de la guerre d’indépendance. Comme nombre d’enfants de son âge, Farid Ferragui n’a pas été gâté par la vie.
Il a connu la misère et éprouvé les affres de la guerre dans son village de Taka, dans la commune de M’Kira, en Kabylie. « Je n’ai pas vécu d’enfance. C’était la misère totale. Un jour, j’ai demandé un bout de galette à une femme, elle avait refusé au motif que c’était destiné aux moudjahidin. On avait même échappé à des tirs de l’armée coloniale alors qu’on partait vers un village voisin », se souvient-il encore.
Une période qui forgera son caractère, chevillée dans son âme, qu’il évoquera plus tard dans sa chanson, « Nek d’yemaniw » (Face à moi-même).
Inscrit à l’école peu après l’indépendance, à l’âge de dix ans, il réussit à passer avec succès son CEP à Bouira en 1967. « Faute de transport, on a dû revenir à Draa El Mizane à pied sur une distance de plus de trente Kms ».
Grâce à l’appui et au soutien d’un enseignant coopérant, Farid Ferragui prépare en 1969 le concours d’entrée à l’Ecole normale de Tizi-Ouzou qu’il passe avec succès.
Et c’est là, en compagnie d’amis de fortune, qu’il prend goût à la musique en s’initiant à l’apprentissage du luth, « oûd », un instrument pas encore en vogue en Kabylie, utilisé alors seulement que par de rares artistes comme Chérif Kheddam.
Au terme de son cursus, en 1973, il retourne dans son village natal où il devient enseignant, puis directeur d’école. Ce début de carrière dans l’enseignement ne l’empêche pas cependant d’animer parallèlement des soirées musicales et de participer même à une émission de la Chaîne II d’expression kabyle.
Mais dans cette Kabylie, à la terre ingrate, aux conditions de vie éprouvantes, où les opportunités de s’épanouir sont si rares alors, l’artiste, comme beaucoup avant lui, finit par succomber aux sirènes de l’immigration.
En France où il atterrit en 1976, Farid Ferragui écume, les weekends, les cafés et les bistrots où se concentre la communauté algérienne, pour se produire, passage obligé pour survivre dans ce nouvel environnement.
« J’ai commencé à chanter les samedis et les dimanches pour arrondir les fins de mois », raconte-t-il. Et toujours avide de savoir et animé d’un désir irrépressible de réussite, il s’inscrit une année plus tard à l’école de journalisme de Rennes où il restera trois ans.
Une formation, conjuguée à sa sensibilité, qui lui fournit les outils pour observer les siens, son environnement, les convulsions, les mutations et les tourments du monde qui l’entoure.
Farid Ferragui : une enfance difficile
Mais malgré cet intérêt porté au journalisme, c’est dans la chanson qu’il a embrassée très tôt dans sa prime jeunesse, qu’il veut percer.
Et c’est naturellement qu’il se présente en 1981 chez la maison d’édition Azwaw dont le directeur artistique n’est autre qu’un certain Idir pour enregistrer son premier album.
Premier coup d’essai et premier coup de maître : son premier tube « Ayul Igebghan Thulas » (Ô cœur épris de filles) fait le tour des chaumières en Kabylie et connaît un succès retentissant y compris au sein de la communauté émigrée en France.
Fait cocasse : l’artiste était dans l’ignorance que son album a été mis en vente. « C’est au marché aux puces à Montreuil que j’ai découvert ma cassette. Et je n’ai pas gagné beaucoup d’argent ».
Depuis, les albums s’enchaînent à un rythme soutenu. En tout, ce sont 22 albums qui seront produits durant sa carrière. Et malgré sa propension à sublimer l’amour, dans un lyrisme débordant, Farid Ferragui n’omet pas de traiter des thématiques diverses tant philosophiques que touchant aux aspirations et au vécu de ses concitoyens.
« J’ai chanté ce que je ressentais, j’ai été sensible à tout ce qui me touchait. J’ai traité des thématiques variées. En fait, j’ai fait du journalisme à travers la chanson. Je n’ai négligé aucune thématique et j’ai traité toutes les périodes », explique-t-il.
A yemma (Ô mère), Taxatemt (La bague), Lḥara (La maison), Tagmatt (La fraternité), Tidett (La vérité), Mačči d leqraya (Pas ce savoir-là), Ay imḍebbren (Aux décideurs), Akal d iẓuran (La terre et les racines), Udem n tlelli (Visage de la liberté) et M’aa d-tezzi tefsut (Quand reviendra le printemps) sont autant de titres composant son riche répertoire.
Réfractaire à la starisation, cette quête effrénée chez certains à être sous les projecteurs à n’importe quel prix, Farid Ferragui, très tôt instruit des exigences et des contraintes du milieu artistique, parfois impitoyable, décide en 1983 de créer sa propre boîte d’édition dénommée « Assirem » dans un local que lui a vendu Kamel Hamadi, artiste non moins célèbre.
« J’organisais mes galas et je produisais mes propres albums jusqu’à l’an 2000 », se réjouit-il même s’il déplore, un tantinet de dépit, le faible intérêt des médias à sa production artistique.
« J’ai toujours vécu avec les gens, une proximité. Mais je n’ai jamais été gâté par les médias même si je suis contre la starisation. J’ai mon public et j’ai confiance. J’aurais bien entendu pu donner plus, mais tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par le cœur ».
Même s’il entretenait des rapports cordiaux avec de nombreux artistes kabyles, notamment la vague qui a émergé dans la foulée du « printemps berbère » Farid Ferragui, à l’inverse de ses confrères, n’a pas cédé à la tentation de changer son style, ni de chercher à introduire l’instrumentalisation. Raison ? Une certaine conception de son art.
« Depuis le premier album, je n’ai jamais chanté dans les fêtes avec de l’argent, ni chanté dans les cafés. La chanson est une thérapie pour moi, d’ailleurs je n’ai pas de chanson de divertissement ».
Farid Ferragui, une certaine idée de la chanson
Et lorsqu’on se hasarde à lui demander quel regard porte-t-il sur la chanson kabyle d’aujourd’hui, gagnée par la régression et la pauvreté de textes, aux yeux de certains, malgré l’existence d’un potentiel et l’émergence de quelques figures prometteuses, Farid Ferragui se montre lucide et nuancé.
« Je n’ai pas de jugement à faire, mais le problème n’est pas propre à la Kabylie. Il y a une crise multidimensionnelle, on assiste à la facilité avec l’émergence des réseaux sociaux, les gens ne se cassent plus la tête pour écouter les textes. Dans ce registre, il n’y a pas de relève. Un artiste, ce n’est pas seulement divertir, mais peut apporter beaucoup à la société », dit-il.
Farid Ferragui rappelle, dans ce contexte, le rôle joué par la chanson dans la défense de certaines causes, comme l’identité berbère.
« La chanson a été très efficace dans les combats que nous avons menés. Au moment où on ne pouvait pas parler, la chanson l’a fait. Elle a aussi sauvé la langue. Je ne condamne pas les jeunes, mais ils ont besoin d’être encadrés. Il y a un potentiel en musique et en poésie, il suffit juste d’établir une connexion », estime-il.
Une fois n’est pas coutume, à la veille de sa tournée en France qui débutera à Lille le 22 octobre prochain pour se poursuivre ensuite à Lyon le 28 octobre, puis Toulouse le 18 novembre, alors que d’autres dates sont en attente de confirmation, Farid Ferragui décide de faire une entorse à ce qui a fait peut-être son identité musicale : Il n’y aura pas que le luth et une percussion, mais se fera accompagner d’un orchestre avec lequel il s’est déjà produit en Algérie au début de l’année.
« Sol évents France », organisatrice de la tournée, appuyée par des sponsors, entend en faire un spectacle événements à la dimension d’un artiste qui n’a jamais cherché la lumière et resté fidèle à sa philosophie.
Une occasion sans doute pour ses nombreux fans de revisiter son riche répertoire. Et Farid Ferragui ne manque pas de remercier tous ceux qui contribuent de près ou de loin à la réussite de cet événement.
Mais son vœu le plus cher ? « La levée des contraintes bureaucratiques sur la culture, à travers notamment la multiplication des salles pour permettre aux artistes de se produire dans un esprit compétitif ». L’enfant de Taka sait que l’amour a besoin de liberté.