On n’a probablement jamais autant chanté et dansé dans les rues d’Alger que lors de ce vendredi 22 mars, à l’occasion de la cinquième journée de protestation nationale contre le pouvoir et le prolongement du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika.
Chants, vuvuzelas, trompettes, sifflets, tambours et derboukas ont rythmé cette journée de grande marche. Ils en ont fait une gigantesque fête, sans faire oublier à personne son objectif premier : chasser le système.
Matoub réveille Audin et Didouche
À 8h30, une heure précoce même pour un vendredi de manifestation, des jeunes sont déjà installés sur la rue Didouche Mourad, en face de la place Maurice Audin, une des principales artères de la capitale. À l’intérieur de leur petite fourgonnette aux portières grandes ouvertes, un puissant système de sonorisation diffuse des chansons de Matoub Lounes.
« Hymne à Boudiaf », « Anarrez wala neknu » (Plutôt casser que plier), « Assirem » (L’espoir) et « Monsieur le président » retentissent sur le boulevard, attirant curieux et admirateurs du chanteur. « Je ne comprends pas ce qu’il chante mais j’aime beaucoup Matoub ! », lance, souriante, une jeune passante, pendant qu’un autre manifestant demande à être prendre en photo avec le drapeau amazigh arboré par un des jeunes venus dans la fourgonnette.
Matoub et le drapeau amazigh sont deux signes des temps qui changent pour le mieux. Ces deux symboles longtemps dénigrés en dehors de la Kabylie sont désormais adoptés dans la capitale et ailleurs.
La rue Didouche se réveille sur les rythmes des chansons engagées du chanteur kabyle autour desquelles s’est formé le premier rassemblement de la journée et qui ont annoncé la couleur : la journée de protestation se fera tout en musique.
Ambiance de stade sur les escaliers algérois
Peu après, les manifestants commencent à se rassembler sur l’esplanade de la Grande Poste. Là aussi, un signe de ralliement, en plus des slogans contre le pouvoir : les chants, ceux des stades mais aussi les chants patriotiques et les chansons du répertoire populaire algérien, notamment du chaâbi. L’hymne national Qassaman, “Ouled Lbahdja”,”Min Djibalina” et “Hamate El Madjd” (Mine adjlika âichna, les cimes de la gloire) sont les chants qui ont été entonnés le plus souvent par les manifestants. Le succès de ces chansons est sans doute dû à leur portée patriotique et au fait qu’une grande partie des Algériens les connaissent par cœur. “Min djibalna était notre hymne national avant l’indépendance, lorsque nous étions tous unis comme aujourd’hui”, explique une dame âgée, émue aux larmes en voyant des jeunes passer en chantant en chœur cet hymne.
Sur l’escalier reliant la rue Pasteur à la rue Didouche, des dizaines de jeunes manifestants recréent l’ambiance folle des stades de foot algériens. “Zetchi, si tu nous cherches, on n’est pas à Tchaker, on manifeste à Alger !”, scandent-ils, en allusion au boycott prévu du match de foot qui allait opposer dans la soirée l’Algérie à la Gambie.
Moins solennels que les chants patriotiques entonnés ailleurs par les manifestants, les chants des jeunes supporters n’en ont pas moins une portée politique certaine : “Chaâb mweswes, makech rabâa ou ness !” ( Le peuple est suspicieux, il n’y aura pas de quatrième mandat et demi !”. En bas de l’escalier, de nombreux autres manifestants, dont beaucoup de femmes, de jeunes filles, de familles entières, font écho aux chants, les ponctuaient de youyous, d’applaudissement et les reprenaient en chœur. Une chose que personne ne pouvait prédire lorsque, il y a quelques mois, ces chants politiques dénonçant le pouvoir et la longue présidence Bouteflika, sont nés dans les stades.
“Saât lefdjar ou ma djani nnoum, rani nkonsomi ghir bechweya. Chkoune sebba, chkoune nloum ? Mellina men lemâicha hadhiya !” (L’aube est arrivée et je ne dors pas encore, je me consomme peu à peu. Qui en est la faute, qui accuser? On en a marre de cette vie !) chantent les jeunes manifestants, souvent accompagnés par les moins jeunes et les femmes depuis que cette chanson politique est devenue célèbre parmi les Algériens. La chanson qui commence comme une complainte, change de rythme pour devenir revendicative, en décrivant de façon très critique la façon dont ont été passés les quatre mandats successifs de Bouteflika à la tête du pays. “Saât lefdjar”, titre de cette chanson est sortie des stades, où elle est née, le 22 février à l’occasion des premières grandes manifestations contre le pouvoir et depuis, elle devient peu à peu l’hymne de la protesta.
Les chants des stades ne sont pas le seul apport des jeunes manifestants au mouvement de protestation populaire contre le pouvoir. Ils apportent aussi du mouvement, de la couleur, de l’ambiance et même le feu. Les fumigènes, accessoire indispensable de tout supporter, sont fréquemment allumés lors des marches et ce vendredi encore plus, sans doute pour réchauffer l’ambiance par le temps glacial qui a marqué la matinée.
Communion en musique au Sacré-Cœur
Dès 14 heures, alors que les manifestants sont tellement nombreux dans la capitale que toutes les rues principales sont saturées et qu’il devient très difficile de faire le moindre pas dans n’importe quelle direction, près du Sacré-Cœur, le cortège des manifestants s’arrête sous un balcon depuis lequel est diffusée de la musique. “Hamat el madjd” ou “Min djibalina”, chanté par Yasmine Belkacem, sont repris en chœur par des centaines de manifestants. Le chant est interrompu quelques secondes, le temps de céder rapidement le passage à une ambulance ramenant un blessé des hauteurs d’Alger où des jeunes turbulents ont affronté les forces de police. Rien d’assez grave pour casser la sérénité et l’émotion suscitées par l’hymne. Le chant est immédiatement relancé, repris de plus belle par les citoyens.
D’autres chants patriotiques sont diffusés sur la rue Didouche près du Sacré-Cœur mais aussi des chansons plus légères et modernes. “Libérez l’Algérie”, “Ana djazairi” d’El Dey, “La Liberté” de Soolking ou encore “Wled El Bahdja”, font danser et chanter les manifestants, hommes et femmes de tous les âges, dans une parfaite mixité. La chanson “Algerie mi amor” de l’Algerino fait vibrer et danser les Algérois à chaque fois qu’elle est diffusée. La chanson composée par le chanteur franco-algérien au début du mouvement de protestation est, comme le laisse entendre son titre, une déclaration d’amour à l’Algérie mais également une complainte sur les souffrances des Algériens et un message d’optimisme. “Je ne baisserai jamais les bras, je garderai toujours la foi, comment te dire tout simplement je t’aime? Algérie mi amor”, chante l’artiste repris par des milliers de voix ce vendredi à Alger. “Ciao Bella”a, quant à elle, provoqué des scènes dignes d’une fête familiale algérienne.
Les manifestants-chanteurs-danseurs n’oublient toutefois pas la raison qui les a faits descendre dans la rue. Même en dansant, ils n’oubliaient pas d’agiter leurs banderoles et pancartes et entre deux chansons, les slogans sont scandés à l’unisson. “Ils nous ont opprimés pendant des décennies, il a bien fallu qu’on fasse sortir cette frustration d’une façon ou d’une autre!”, explique, en dansant, une manifestante accompagnée de ses deux enfants. Un jeune étudiant parle quant à lui de “catharsis par la joie”. “Ils nous ont rendus malades et on ne peut pas payer un psy pour 40 millions d’Algériens, alors on chante et on danse”, dit-il, l’air blagueur.
La fête a duré une bonne partie de la journée, les Algériens y ont chanté, dansé, réclamé le départ du système. On a vu des yeux humides d’émotion, on y a entendu des voix tremblantes pour la même raison. Des couples ont dansé ensemble, des familles les ont applaudis et encouragés, des amis et voisins se sont enlacés. Une véritable communion en musique des Algériens a eu lieu au Sacré-Cœur.
Les manifestations contre le pouvoir sont, depuis le 22 février caractérisés par leur richesse en couleur, en chants, par les multitudes d’expressions diverses d’espoir et de joie de vivre. Les équipements de sonorisation sont à chaque manifestation plus nombreux et la musique omniprésente, il semble que les citoyens donnent plus d’importance qu’il n’y paraît à “l’ambiance sonore” des marches. Cette attention est sans doute une réponse aux craintes qu’avaient les Algériens de voir leur protestation pacifique déraper et se transformer en actes de violence. “Là où ça chante, on ne s’inquiète pas, on sait que c’est calme et qu’on n’aura pas besoin de nous”, confie un secouriste bénévole.
Beaucoup s’attendaient à ce que les vingt ans de règne de Bouteflika s’achèvent sur une explosion de violence, un chaos semblable à celui qui a touché la Syrie ou la Libye mais à la place, il y a bien eu une explosion mais de bonne humeur, de civisme et de joie de vivre. Avant le 22 février, les Algériens semblaient n’avoir de choix qu’entre le désespoir et la violence. Ils ont fini par imposer leur troisième voie : celle de la danse, de la protestation en musique, de la révolution des sourires.