CONTRIBUTION. Par cette tribune (version actualisée d’un article publié dans Libération le 8 mai 2012, l’avant-veille des Élections législatives algériennes), l’auteur ne s’adresse pas au président de la République pour la simple et triste raison que Monsieur Bouteflika ne sait plus lui-même qu’il l’est, président.
Ce texte interpelle plutôt le Clan qui continue d’insulter à la fois l’Histoire, le peuple et la raison, en préparant la réélection, pour un cinquième mandat, d’un homme impotent, aphasique, que des apparitions imposées, sans une once d’humanité, réduisent à un hologramme en fauteuil roulant.
Aussi, pour prendre date, il m’a semblé capital de rappeler les termes de l’historique « Proclamation du 1er novembre 1954 », marquant le début de la Guerre d’indépendance. En additif à cette proclamation, un tract fut distribué au nom de l’ALN. Un appel, que l’on croirait daté d’aujourd’hui :
« Peuple algérien, à l’exemple des peuples qui ont brisé les chaînes de l’oppression, et en accord avec tes frères marocains et tunisiens auxquels tu es lié par des siècles d’histoire et de souffrance, tu ne dois pas oublier un seul instant que notre avenir à tous est commun. Par conséquent, il n’y a pas de raison pour ne pas unifier et intensifier notre lutte. Notre salut est un et notre délivrance est une… Pense à ta situation humiliante […], à la condition de misérable surexploité par une classe dominante et égoïste qui ne cherche que son profit. Si à tous ces malheurs il faut ajouter la faillite de tous les partis politiques qui prétendaient te défendre, tu dois te convaincre de la nécessité de l’emploi d’autres moyens de lutte. C’est pourquoi […] nous t’appelons à relever la tête pour reconquérir ta liberté au prix de ton sang. »
Pour une réécriture de la Proclamation du 1er novembre
À moins de deux mois de l’Élection présidentielle, cette Proclamation appelle à « relever la tête » sans avoir à payer le prix du sang. Elle mériterait d’être diffusée massivement sur les ondes et dans la presse libre, en arabe, en berbère comme en français, afin que le peuple prenne toute la mesure de la faillite de ses gouvernants, faillite des engagements pris en son nom et au nom « des militants de la Cause nationale ». Car, c’est à ces derniers que s’adressaient les pères de l’Insurrection : « À vous qui êtes appelés à nous juger », commençait solennellement le texte historique.
Très tôt, de guerre lasse, ceux-là mêmes qui étaient « appelés à juger » donnèrent leur blanc-seing, et c’est de ce blanc-seing forcé que vous, gens du Clan, avez tiré cette légitimité fallacieuse qui, d’une mystification à l’autre (les plus âgé-e-s se rappelleront la toute première : celle qui commença avec le fabuleux « صندوق التضامن »), allait mener le pays au désastre économique et à la misère sociale, désastre et misère qui, sans un ultime sursaut salvateur, finiront fatalement par ramener le pays aux temps maudits de la colonisation !…
Le 5 juillet 1962 fut un aboutissement : l’indépendance. Une fois le but atteint, cet aboutissement aurait dû marquer le terme de la mission du FLN, comme le pensait déjà Mostefa Lacheraf. Malgré quelques années florissantes pour la culture et l’engagement international qui fit un temps d’Alger la capitale des Mouvements de libération, nous savons ce qu’il en fut, de ce Front postindépendance, et ce qu’il a engendré : un parti totalitaire, de sanglantes répressions, des incarcérations arbitraires, une guerre dite « civile » ; puis une pléthore de petits partis d’opposition, une opposition de façade, incapable de s’affranchir du syndrome du parti unique.
« Le 1er juillet, le jour où l’Algérie entrait dans l’indépendance, Larbi entra dans le coma. »
Ces mots (la toute première phrase de mon roman : Un été sans juillet) symbolisent tout le drame d’une indépendance avortée. Un coma qui allait durer trois générations, entrecoupé de révoltes aussitôt réprimées dans le sang. Il est temps de sortir une fois pour toutes de ce collapsus national dans lequel, malgré tant de sursauts, nous restons plongé-e-s depuis cinquante-sept ans (près de la moitié du temps que dura la colonisation !), et en sortir pour rectifier le cours de l’Histoire en actualisant le serment de Novembre par une nouvelle proclamation. Oui, cinquante-sept ans après l’indépendance, imaginons ce que pourrait être une telle proclamation, rédigée ici à partir du texte original de 1954, en conservant la rhétorique de l’époque.
Proclamation 2019
Pour l’an I d’une République algérienne
démocratique, laïque et indivisible
Au peuple algérien, aux militants de la Cause nationale, notre souci, en diffusant la présente proclamation, est de recouvrer notre dignité et, surtout, de rétablir la grandeur et l’unité de la nation. Nous considérons avant tout qu’après deux générations de gabegie, nous avons atteint le seuil critique au-delà duquel force pour nous est de remettre les pendules à l’heure. À l’heure de l’indépendance, mais d’une indépendance effective et sans concessions.
Plaçant désormais l’intérêt national au-dessus de toute considération de personnes, conformément aux principes de Novembre, nous retraçons ci-après les grandes lignes de notre programme politique, pour l’avènement de la Première République algérienne démocratique, laïque et indivisible :
1). Constitution d’un tribunal exceptionnel, chargé de juger toutes les confiscations : des richesses comme des libertés (ce qui, nous objectera-t-on, ne ferait pas avancer la cause : on en aurait encore pour toute une génération. Certes, ceci se discute, mais sans solde de tout compte, point de régénération !) ;
2). Anéantissement de tous les vestiges de corruption, causes de notre régression actuelle ;
3). Respect de toutes les libertés fondamentales, sans distinction de sexe ni de confession ;
4). Reconnaissance officielle de la langue et de l’être berbères comme substrats et vecteurs constitutifs de l’identité nationale ;
5). Garantie irrévocable de la liberté de la presse ;
6). Séparation totale de la religion et de l’État ;
7). Réforme du code de la famille et abolition de toute prescription attentatoire à la dignité et aux droits de la femme.
Peuple algérien, militants de la Cause nationale ! À votre tour de vous engager à soutenir la charte ci-dessus. Que ces Sept Commandements pour une « République algérienne démocratique, laïque et indivisible » deviennent les commandements de toute la nation.
Réécrivons Qassaman en changeant juste un mot !
Aujourd’hui, alors que nos « frères de l’Est », ceux-là mêmes que nous autres, présomptueux Algériens si fiers de notre Guerre de libération, avions longtemps sous-estimés ; aujourd’hui que ces descendants du poète visionnaire, Abou el-Qacem Chabbi, tentent tant bien que mal de réaliser sa volonté, il est temps de revisiter les paroles de notre hymne national, pour n’en changer qu’un mot, un seul, celui de « France », figurant dans un couplet qui, réserve diplomatique oblige, ne se chante plus.
Rappelons-nous ce couplet : « Ô France, le temps des sermons est révolu […]. Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes / Prépare-toi ! La voici notre réponse / Le verdict, Notre Révolution le rendra ». Oui, remplaçons dans les faits, et dans nos stades comme dans nos rues, remplaçons le nom de « France » par celui du Clan au pouvoir ! Pour que l’indépendance réelle advienne enfin, cette sacrée indépendance dont avaient rêvé ceux et celles qui donnèrent leur vie pour elle. Sans quoi, ce pays ira à vau-l’eau, entraînant dans son sillage tout un peuple traumatisé par des décennies d’abus de pouvoir et d’humiliation. Sans quoi, oui, ce pays ira à vau-l’eau, pour n’offrir d’arche de Noé qu’à une caste de corrupteurs et de corrompus, parrains et progénitures confondus, cette caste qui songe déjà à son salut : un salut de harragas d’un nouveau type, des harragas qui savent que sur l’autre rive un tout autre « صندوق التضامن » les attend, rempli des prébendes du détournement et de la corruption.
*Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, ancien journaliste indépendant, auteur de douze ouvrages parmi lesquels : « Israël et son prochain, d’après la Bible » (L’Aube, 2018) ; « Alger-la-Blanche, Biographies d’une ville » (Perrin, 2012) ; « Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou » (Denoël, 2011) ; « Abd er-Rahman contre Charles Martel » (Perrin, 2010) ; « Dictionnaire des mots français d’origine arabe » (Seuil 2007 ; en poche : Points 2012 et 2015).