Le Premier ministre Ahmed Ouyahia a, lors de son intervention du jeudi 28 février devant l’APN, agité la menace d’un sort similaire à celui de la Syrie à cause des manifestations de rue si elles venaient à déraper. « Les citoyens ont offert des roses aux policiers, c’est beau, mais je rappelle qu’en Syrie, ça a commencé aussi avec les roses », a-t-il dit.
Cette déclaration d’Ahmed Ouyahia, une provocation pour certains, une menace ou une mise en garde pour d’autres, est des plus maladroites, inopportunes et contre-productives pour le pouvoir. Au lieu de dissuader les Algériens de manifester en leur faisant peur, ces propos n’ont fait que concentrer leur attention sur Ouyahia lors des manifestations. « La Syrie n’est pas l’Algérie », ont scandé les marcheurs en réponse à Ouyahia, en plus d’autres slogans plus « percutants ».
En plus de la réponse cinglante apportée par les manifestants à Ouyahia, aussi bien par leurs slogans que par leur comportement pacifique et civique, des éléments historiques, sociologiques, culturels et politiques contredisent le Premier ministre et démontent la thèse du « danger syrien » qui planerait sur l’Algérie.
Le peuple syrien n’est pas le peuple algérien
Les peuples syrien et algérien partagent de nombreux points en commun, ils appartiennent tous les deux à la sphère méditerranéenne et à la région Mena, ils ont subi les mêmes colonisations et les relations entre les deux régions remontent à l’antiquité. Mais la comparaison s’arrête là.
Le drame qu’a vécu la Syrie est, en grande partie, dû au manque de cohésion du peuple syrien. La guerre civile syrienne a aussi été une guerre d’ethnies et de confessions. La société syrienne est caractérisée par sa grande diversité. Elle est composée principalement de Kurdes et d’Arabes qui se répartissent sur plusieurs religions : islam sunnite, islam alaouite (une branche du chiisme), christianisme et yézidisme. Une diversité instrumentalisée par les belligérants du conflit dont beaucoup ont présenté le conflit comme une lutte entre la majorité sunnite du pays contre la minorité alaouite au pouvoir, sans oublier le conflit kurde qui est antérieur à la guerre civile.
La société algérienne est quant à elle plus homogène du point de vue confessionnel. La grande majorité des Algériens, qu’ils soient pratiquants ou non, sont de religion sunnite et l’existence de minorités religieuses n’a pas d’impact sur la réalité politique. Le M’zab, où vit une importante communauté Ibadite, a connu de graves troubles en 2013 mais depuis, les malentendus entourant cette communauté ont été dissipés et une relation parfaitement apaisée les lie aux reste des Algériens, comme le montrent les manifestations actuelles.
Le salafisme et les courants takfiristes ou djihadistes n’ont plus l’influence qu’ils avaient par le passé. A la lumière de ces éléments, il est permis de croire que la diversité religieuse ne sera pas la source d’une quelconque lutte intestine au sein du peuple algérien ni d’insurrection armée. Vendredi, à Alger et partout ailleurs dans le pays, salafistes en qamis ont marché côte à côte contre le cinquième mandat avec les laïcs et les progressistes.
| LIRE AUSSI : Manifester à Alger, mode d’emploi
2019 n’est pas 2001
La question amazigh, longtemps présentée par une certaine propagande comme un « complot », un moyen sournois exploité par « la main étrangère » pour « diviser le pays », ne suscite plus de méfiance chez la plupart des Algériens, quelle que soit leur langue maternelle.
Lors du printemps noir de 2001, qui a été marqué par de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre et par la mort de plus d’une centaine de manifestants, cet argument a été utilisé pour éviter la contagion aux autres régions et justifier la répression. En 2019, une telle manœuvre n’est plus possible. La démocratisation des moyens modernes de communication, les réseaux sociaux largement utilisés par les Algériens qui ne sont plus sous l’influence des médias étatiques et ceux proches du pouvoir, empêchent la manipulation massive de l’opinion publique.
Les progrès faits par la question amazigh, aussi bien dans les textes de loi que dans les esprits de tous les Algériens ont achevé de détruire les dernières possibilités d’instrumentaliser la composante amazigh de l’identité algérienne pour provoquer des violences.
Lors des manifestations de vendredi, à Alger, de nombreuses pancartes étaient écrites en tamazight, en tifinagh ou en caractères latins sans susciter la moindre tension ni provoquer de protestations.
| LIRE AUSSI : Une journée avec les manifestants anti-5e mandat à Alger-centre
Les leçons de l’Histoire retenues par les Algériens
L’Algérie a précédé tous les pays de la région dans les soulèvements populaires réclamant la démocratisation de l’État et les libertés. L’expérience démocratique algérienne a déjà été gâchée à ses débuts, à l’aube des années 1990, par l’irruption des islamistes radicaux et l’interruption du processus électoral en 1992, suivis par plus d’une décennie de terreur puis par un recul de la démocratie.
En 2019, les Algériens n’ont rien oublié de ces drames par lesquels le sort s’est acharné sur eux. Il suffit de voir la teneur des messages appelant à manifester, des consignes relayées sur les réseaux sociaux avant les manifestations et le comportement des manifestants lors des marches pour comprendre quel degré de conscience des risques ils ont atteint et à quel point ils sont prêts à tout pour éviter tout dérapage.
Le drame syrien mais également la guerre civile libyenne ont été suivis de près par les Algériens à qui ils servent aujourd’hui de contre-exemple qu’ils veulent à tout prix éviter. Les appels incessants à rester pacifiques lors des manifestations, les interventions vives des manifestants à chaque tentative d’action violente ou destructrice, les citoyens et citoyennes qui distribuent des roses, des bonbons, de l’eau, aussi bien aux manifestants qu’aux policiers déployés sont des preuves de cette prise de conscience.
A Alger, un policier touché par les gaz lacrymogène et affalé au sol a reçu des soins par des passants. « Ce sont tous nos enfants ! », a lancé un des citoyens qui ont porté secours au policier en lui faisant respirer du vinaigre. Des images à contresens des allégations qui veulent que l’Algérie risque de vivre un drame syrien dans lequel citoyens armés s’affronteraient entre eux ou affronteraient les forces de l’ordre et l’armée dans des combats sanglants.
Le refus par la majorité des manifestants de toute récupération par des partis politiques, quelle que soit leur orientation idéologique, est une autre preuve de leur prudence et de leur conscience. Louisa Hanoune, Secrétaire général du PT a été chahutée et poussée à quitter la marche à Alger ce vendredi. Abderrazak Makri a, quant à lui, reçu une volée de bois vert sur les réseaux sociaux dès que la rumeur d’une tentative de sa part de récupérer le mouvement populaire a été diffusée. Le soulèvement populaire est protégé dans son caractère pacifique et rassembleur.
| LIRE AUSSI : Marche contre le 5e mandat : des volontaires nettoient la Place du 1er-Mai à Alger
Le pouvoir algérien n’est pas le régime syrien
La déclaration d’Ouyahia qui ressemble à une comparaison entre le soulèvement pacifique des Algériens contre le cinquième mandat de Bouteflika et l’ensemble du pouvoir est maladroite puisqu’elle pourrait également être interprétée comme une comparaison entre le pouvoir algérien et le régime syrien. Or, la comparaison ne tient pas la route.
Le régime syrien est familial depuis la prise de pouvoir de Hafez El Assad en 1971, pouvoir dont a hérité son fils, Bachar El Assad. Le pouvoir en Syrie est accaparé par la partie alaouite de la population, érigée, peu à peu en véritable caste. En Algérie, le pouvoir est plus diffus, il ressemble plus à une nébuleuse qu’à un élément unique, clairement défini et qui détiendrait tous les pouvoirs. Le principe implicite de l’équilibre régional qui veut que les postes-clés dans les institutions du pays soient répartis de façon plus ou moins équitables entre les différentes régions du pays est une autre différence capitale avec le régime syrien. Cette forme d’organisation du pouvoir et de la gouvernance permet d’éviter les clivages régionaux.
En Syrie, l’armée est caporalisée par la famille El Assad qui a la mainmise sur toutes les institutions, sur tous les rouages du pouvoir, ce qui a provoqué des tensions extrêmes entre les alaouites et les autres composantes de la société, menant à une guerre civile sanglante et permettant l’intervention de forces étrangères.
Un équilibre des forces et des prérogatives existe entre les institutions, rendant impossible toute action ou décision grave, qu’elle soit positive ou négative, sans un consensus entre elles et un tel consensus est difficile à atteindre en l’absence d’une figure forte qui jouit de l’adhésion de toutes les parties du pouvoir.
Au final, la configuration et la répartition du pouvoir en Algérie, la composition de la société algérienne, les progrès faits dans les esprits des citoyens en ce qui concerne les questions idéologiques, identitaires et confessionnelles, les expériences traumatisantes du passé et les histoires qu’en ont tiré les Algériens, ainsi que l’aspiration de ceux-ci à un avenir serein et libre, contredisent les allégations d’Ahmed Ouyahia.
« L’Algérie n’est pas la Syrie ». Elle n’est même « pas la France », d’après un manifestant vu à Alger vendredi. « Nous représentons une culture, nous sommes civilisés, nous sommes l’Algérie, pas la France ! », a-t-il lancé, faisant allusion aux violences et destructions survenues lors des manifestations des gilets jaunes en France. La cause de son emportement ? La découverte dans une rue d’Alger d’une poubelle remplie de pierres avant le début de la manifestation.