Dans cet entretien accordé à TSA, l’ancien secrétaire général du FLN, Amar Saâdani, évoque l’élection présidentielle, ce qu’il appelle la lutte entre « l’État nationaliste et l’État profond », les appels au départ du chef d’état-major de l’ANP, le cas du député Baha Eddine Tliba et la question du Sahara occidental.
Qu’avez-vous à dire sur la condamnation des généraux Toufik et Tartag, Saïd Bouteflika et Louisa Hanoune ?
On parle là d’un jugement rendu par un tribunal militaire et non civil. En ma qualité de civil, je n’ai donc pas d’avis là-dessus. Aussi, je m’interdis de parler de trois catégories de personnes : les malades, les prisonniers et les morts.
Le fils du défunt président Boudiaf a déposé plainte contre les généraux Toufik et Nezzar et il se dit que vous avez été convoqué comme témoin. Vous confirmez ?
L’héritier (du défunt président Boudiaf, NDR) est en vie, il se dit qu’il a déposé plainte, je pense qu’il est le mieux placé pour le faire. Quant à moi, je ne serai témoin ni de près ni de loin. Même si on me convoque, je ne me présenterai pas.
Vous étiez l’un des premiers à appeler à un État civil. Vous maintenez votre position ?
Je suis toujours pour l’édification d’un État civil, mais ce que je demande est différent des slogans qu’on entend chez certains aujourd’hui. L’État civil auquel j’ai appelé, ce n’est pas au détriment de l’institution militaire ou pour porter atteinte à l’image de ses généraux et de ses officiers.
L’État civil c’est un État qui consacre la liberté d’expression, la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice. Cet État ne peut survenir sans élire un président de la République démocratiquement. La tentative a été avortée par deux fois et il ne faudra pas qu’elle le soit une troisième fois. Je continue à réclamer un État civil, mais pas au détriment de l’institution militaire, qui est le garant et le protecteur pour tous.
Comment voyez-vous le hirak populaire après 34 semaines de manifestations ?
Au début du hirak, j’avais parlé dans votre journal d’une chose à laquelle je savais qu’ils parviendront. Les tentacules de l’État profond avaient un objectif inavoué.
Au début, l’État profond était la locomotive du hirak et voulait atteindre l’institution militaire, que j’ai appelée à l’époque « le centre ». Ils ont commencé avec les quatre « B ». Ils voulaient le petit-lait et cachaient le récipient. Le petit-lait, c’est l’institution militaire. Leur cible n’était ni le « B » du Parlement ni celui du gouvernement ni même Bensalah. Ils voulaient atteindre les institutions.
Avec le temps, on voit qu’ils attaquent uniquement le « centre », c’est-à-dire le chef d’état-major et l’institution militaire. C’est ce qui est voulu à l’étranger et par leurs relais à l’intérieur. A l’étranger, on veut changer l’orientation de l’institution militaire, ses convictions, ses achats d’armes, ses alliances. Car depuis l’indépendance, l’institution avait la même orientation et le même programme et achetait les armes d’une seule partie. La seconde alliance souhaite changer l’état-major pour lui imprégner une autre orientation. L’objectif est donc de porter atteinte à l’institution militaire et c’est ce qu’on voit sur Facebook, dans les marches, les articles et les écrits.
Beaucoup de patriotes n’ont pas pris conscience de cette question. L’institution militaire porte le projet nationaliste car il y a une lutte entre deux projets. Le projet de l’État nationaliste a frappé dès 2015 celui de l’État profond, lui causant des dégâts considérables.
Aujourd’hui, l’État profond tente de se reconstruire et certains lui procurent de l’oxygène pour le sauver et le sortir du coma afin de relancer son projet. C’est ce que sont en train de faire des individus se trouvant parmi les avocats, les juges, la presse et Facebook. Ils portent le projet de l’État profond dont ils souhaitent le retour. De ce fait, la lutte n’est pas entre l’institution militaire et les citoyens, mais entre deux projets, celui de l’État nationaliste et celui de l’État profond qui a perdu plusieurs rounds mais qui ne désespère pas de se reconstruire.
Certains appellent au départ de Gaïd Salah. Qu’en pensez-vous ?
A mon avis, demander le départ de Gaïd Salah, c’est vouloir vider l’institution militaire de son commandement pour qu’elle devienne une proie facile. La décision de mettre fin aux fonctions de Gaïd Salah appartient exclusivement à l’institution militaire et à la présidence. Aussi, demander son départ équivaut à demander le départ de tous les généraux et de toute l’institution militaire pour la punir et la faire tomber.
On se focalise sur Gaïd Salah et l’institution militaire, parce que ce sont eux qui portent le projet de l’État nationaliste maintenant. Si l’étendard tombe des mains du chef d’état-major, l’État nationaliste tombera pour laisser place à l’État profond qui est dirigé d’outre-mer.
Vous ne pensez-pas que les appels au départ de Gaïd Salah ont fait suite à la multiplication de ses discours ?
D’un côté, on appelle l’institution militaire à ne pas s’immiscer dans la gestion, d’un autre on lui demande de gouverner. Elle, elle dit à tout le monde ‘allez aux urnes et choisissez un président’. Mais ils veulent le pouvoir sans élections. Ils veulent le prendre à travers la rue.
Même parmi ceux qui demandent le départ du gouvernement Bedoui, il y a deux catégories. La première craint pour les élections et veut qu’elles soient transparentes, mais la seconde cache des intentions malsaines.
Car si le gouvernement Bedoui part, le chef d’état-major n’aura plus la qualité de vice-ministre de la Défense, donc pas d’autorité sur l’armée et l’institution. Et c’est ce que souhaite l’État profond. Leur cible, ce n’est pas Bedoui, ils veulent juste priver le chef d’état-major de la qualité de vice-ministre de la Défense. Quand le gouvernement sera dissous, il ne pourra pas intervenir dans ce qui concerne l’armée.
Leur objectif est inavoué. L’État profond sait ce qu’il fait, mais la majorité ignore ce qui se trame. Le maintien de Bedoui est une des conditions de la sauvegarde de l’institution militaire, pas pour garder Bedoui ou ses ministres.
Mais le gouvernement est rejeté parce qu’il a été nommé par Abdelaziz Bouteflika…
C’est faux. Même si Abdelkader Bensalah avait nommé son propre gouvernement, on aurait dit qu’il n’était pas légitime.
Que pensez-vous de la tenue de l’élection présidentielle à la date fixée ?
Aller aux élections sera moins coûteux que de ne pas y aller. Il n’existe pas de profit total, mais il peut y avoir une perte totale. Il est plus sensé d’aller vers les urnes, même pour élire un tiers de président. On prendra ça comme une période qui ressemblera à une transition. Car la période de transition signifie que c’est l’armée qui gouverne et il est clair qu’entre cela et un président élu, on choisira la seconde option.
Les adeptes d’une période de transition veulent que l’institution militaire assume toute la charge pour ensuite la critiquer et ne pas aller aux élections. C’est Gaïd Salah qui est visé.
C’est pour cela que j’appelle tous les patriotes et les militants des partis politiques et des organisations à aller aux élections pour remettre le pouvoir au peuple. C’est lui qui changera par la suite celui qu’il estime qu’il n’est pas à sa place. Les élections sont la solution dans cette conjoncture et l’armée veut se délester de cette charge afin de se consacrer au volet sécuritaire et aux missions qui font partie de ses prérogatives.
Vous avez exprimé le vœu de voir Mouloud Hamrouche se porter candidat mais il a refusé. Vous êtes déçu ?
Nous avons évoqué sa candidature car nous estimons que, dans cette conjoncture difficile, il peut mener à bon port le navire qui navigue au milieu de la tempête. Parce qu’il a un passé irréprochable, il est fils de chahid et moudjahid et il a un vécu dans la gouvernance nationale, à différentes étapes.
Il a une expérience dans les réformes audacieuses de 1988. C’est grâce à lui que sont nés le multipartisme et la pluralité médiatique. Il a eu des positions courageuses et il peut aujourd’hui sauver le pays. Nous avons avancé son nom car nous avons estimé que c’est lui la solution. Mais comme la décision de se porter candidat ou pas lui revient à lui seul, il se pourrait qu’il ait vu des choses que nous ne pouvons pas voir et on le comprend. Cela dit, il y aura d’autres occasions pour voir Hamrouche sur des listes de candidats que nous soutiendrons.
Comment voyez-vous le boycott par les islamistes des élections présidentielles ?
Malheureusement, les islamistes, avec leurs dirigeants actuels, soutiennent un projet qui n’est pas le leur. Ils soutiennent le projet du boycott qui va dans le sens des intérêts de l’État profond et non pas celui de l’État nationaliste ou islamique. Ils rejoignent leur bourreau.
D’un côté, ils se plaignent de l’État profond, d’un autre ils soutiennent son projet. Prenons l’exemple du MSP. Si cheikh Mahfoud Nahnah était encore en vie, il aurait à mon avis participé aux élections. Mais le MSP a décidé de boycotter pour ne pas contrarier le hirak, tout en sachant que la majorité de ceux qui sont dans le hirak sont contre ce parti et que l’État profond ne veut pas du MSP.
Le rapprochement entre les nationalistes et les islamistes a toujours été rejeté par ces derniers, ce qui a retardé la concrétisation du projet de la déclaration de Novembre. Lorsque j’étais secrétaire général du FLN, j’avais tenté un tel rapprochement, en vain, car les islamistes considèrent qu’ils ont raison, qu’ils sont sur la bonne voie et qu’ils ne peuvent pas se rapprocher des nationalistes. Leur boycott ne leur apportera rien de bon. Il va dans le sens des intérêts de leurs ennemis.
Mais ils justifient leur position par l’absence des conditions pour la tenue des élections…
Ils ne sont pas sans savoir que c’est une période de transition et elle est difficile. Il n’y a pas d’institutions, sauf l’institution militaire car la présidence est faible et il y a des appels au départ du gouvernement. Le Parlement aussi est faible. Il est plus sage d’aller vers des élections, même tronquées, que de ne pas y aller. Ils veulent plaire au hirak, mais ils n’y parviendront pas car ils ne sont ni au sein ni en dehors du hirak.
Des personnalités nationales, dont Ahmed Taleb Ibrahimi, viennent de lancer une nouvelle initiative de sortie de crise. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’elle n’aboutira à aucun résultat car elle n’a rien apporté de nouveau. C’est Sant’Egidio II.
Comment commentez-vous les dernières « fuites » attribuées au député Baha Eddine Tliba ?
C’est un « éléphant » induit en erreur. Il a été chassé depuis l’étranger par un braconnier qui l’a écorché, coupé ses défenses, mangé sa chair et broyé ses os.
Qu’avez-vous à dire sur la liberté de la presse et l’indépendance de la justice ?
La liberté de la presse et l’indépendance de la justice sont nos revendications depuis longtemps. Je pense qu’après les élections, toutes ces questions seront réglées dans le cadre de lois qui seront élaborées avec la participation de tout le monde. Personnellement, je suis pour l’ouverture de la presse pour qu’elle soit libre et sans entraves.
Que pensez-vous de la loi sur les hydrocarbures qui a suscité une vive polémique ?
La loi sur les hydrocarbures, tout comme le gaz de schiste, a toujours suscité la controverse. Je pense que la teneur de la loi doit être étudiée et examinée par les spécialistes et les experts, tout en remettant des copies à la presse pour que tout un chacun puisse donner son avis. Je ne comprends pas toute cette polémique alors que la loi n’est pas encore discutée au Parlement. Dans tout cela, il y a des pressions sur l’institution militaire pour atteindre le « centre », comme je l’ai déjà dit.
Par le passé, vous aviez exprimé un avis différent concernant la question du Sahara occidental. Vous le maintenez ?
En vérité, je considère, d’un point de vue historique, que le Sahara est marocain et rien d’autre. Il a été enlevé au Maroc au congrès de Berlin. Aussi, je pense que l’Algérie a versé pendant cinquante ans des sommes faramineuses à ce qui est appelé le Polisario et cette organisation n’a rien fait et n’est pas parvenue à sortir de l’impasse.
La relation entre l’Algérie et le Maroc est plus grande que cette question. Je pense que la conjoncture est favorable car il y a l’élection d’un nouveau président et le changement de système en Tunisie, l’Algérie se dirige vers une élection et un changement de système, la Libye aussi vit une transformation.
Tout cela peut concourir à relancer l’unité maghrébine comme l’ont voulue les vétérans du FLN et de tous les partis nationalistes, du Maroc, d’Algérie, de Tunisie et de toute l’Afrique du Nord.
Je pense que la question du Sahara doit prendre fin et que l’Algérie et le Maroc doivent ouvrir leurs frontières et normaliser leurs relations. L’argent versé au Polisario, avec lequel ses membres se baladent depuis cinquante ans dans les hôtels de luxe, doit revenir à Souk Ahras, El Bayadh, Tamanrassset et autres villes. C’est mon avis, même s’il doit déplaire à certains.