Économie

Produits agricoles frais : comment l’Algérie est arrivée à l’autosuffisance

 

“J’ai 2.000 tonnes de pommes de terre stockées en plein air protégées par une simple bâche. Le vent et la pluie peuvent les abîmer à tout moment”.

Cet échange qui a eu lieu début décembre lors du salon de la production locale de Tiaret entre un agriculteur déclarant cultiver une centaine d’hectares et le wali est rapporté par Tiaret News.

“Pour avoir de l’eau, on est obligé de dérouler 14 km de tuyaux, et je paye 15 millions de centimes (150.000 DA) par hectare loué” confiait-il.

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Les récents débats sur le prix de la pomme de terreet des légumes ne doivent pas cacher une réalité : le secteur agricole algérien permet une autosuffisance en produits frais. Aujourd’hui fruits et légumes inondent les marchés.

L’explication : de nouvelles régions productrices et des marges bénéficiaires intéressantes. Mais ce renouveau pose de nouvelles questions.

Ces “fronts pionniers” se situent à El Oued, El Ghrous (Biskra), Rechaïga (Tiaret) ou Skikda et livrent sur le marché pomme de terre, tomate primeur, poivrons, aubergine, oignon ou fraise. Même la Mitidja change de visage et se couvre de serres comme à Almeiria, cette célèbre région d’Espagne qui approvisionne l’Europe en fruits et légumes.

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A Béni Tamou (Blida), un jeune agriculteur explique à des universitaires avoir commencé avec une serre et en exploiter 18 avec son père alors que d’autres en possèdent 50. “Aujourd’hui, rien qu’ici dans ce secteur où nous sommes, je connais une famille qui possède 350 serres installées sur les terres des Exploitations Agricoles Communes (EAC).”

Un chiffre illustre à lui seul l’ampleur des cultures sous serre à Biskra devenu un “cluster plastique”, il concerne le nombre de grainetiers. Ces établissements commercialisent auprès des agriculteurs semences potagères, produits phytosanitaires et petit outillage. Des études notent qu’en ” l’espace de 16 ans, leur nombre a été multiplié par 50.”

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Le relevé de l’immatriculation des véhicules entrant dans les marchés de gros est édifiant. Dès 2013, le seul marché de Grous représentait plus de 40 % de la production de la wilaya de Biskra avec des transactions d’un montant de 400 millions d’euros.

Cette ruée vers l’agriculture est liée à la loi de 1983 relative à l’Accession à la propriété agricole foncière et à partir des années 2000, au Plan national de développement agricole (PNDA). Aujourd’hui, le ministère de l’Agriculture et du développement rural a initié le dépôt de dossiers par voie numérique. Le ministère indique qu’un investisseur algérien résidant aux USA a vu son dossier accepté en moins d’un mois.

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La possibilité de forages profonds permet aujourd’hui un accès quasi illimité à l’eau. Là où les puits traditionnels délivrent un débit de 3 l/s, les forages atteignant 100 m permettent des débits 5 fois supérieurs.

A Doucen (Biskra) la fabrication artisanale de matériel de forage est en plein essor. A partir du matériel de forage déclassé ayant appartenu à des compagnies pétrolières, d’ingénieux artisans fabriquent des dispositifs de forage montée sur camion.

Un marché informel de l’eau a fait son apparition. Comme pour la terre qui est aujourd’hui louée par les propriétaires et ayant-droits, disposer d’un forage permet de s’assurer une confortable rente.

A Tiaret, à l’agriculteur qui indiquait payer jusqu’à 2 millions de centimes (deux millions de dinars) par hectare de redevance d’eau venant du barrage, le wali a répondu que toutes les demandes de forage venaient d’être accordées. Quant à la demande d’octroi de terre, il a été demandé à l’agriculteur de se rapprocher de services agricoles: “Il y a des solutions”, a ré-affirmé le wali.

Les petits agriculteurs, une énergie créatrice

Les zones steppiques sont en pleine mutation. A Brézina (El-Bayadh), sur des centaines d’hectares des sols profonds de Dayat El Bagra, des investisseurs disposant de moyens conséquents développent la culture de la pomme de terre en utilisant un matériel ultra-moderne.

Aux côtés de ces gros investisseurs bénéficiant des aides généreuses de l’Etat, une multitude de petits agriculteurs déploient une énergie créatrice. Dans les sables d’El-Oued ils cultivent de la pomme de terre sur des champs circulaires d’un hectare arrosés par des pivots construits localement.

A Mezaourou (Sidi Bel Abbes), on peut apercevoir dans les champs des planteuses de pomme de terre fabriquées localement.

Dans la région de Mascara, afin de hâter l’entrée en production des producteurs de pastèques et de melons, des agriculteurs utilisent aujourd’hui du film plastique noir posé à même le sol. “On gagne ainsi un mois” explique un agriculteur. “Et on ne sème plus de graines, on repique des plants qui viennent des pépinières”.

Afin de réduire les frais de main d’œuvre, la pose du plastique a été mécanisée. Des artisans ont conçu des engins qui permettent de dérouler derrière un tracteur film plastique et tuyau pour l’irrigation par goutte à goutte.

Certains de ces engins possèdent également deux trémies permettant d’épandre à la fois fumier et engrais. L’un de ces artisans : “Avec le Covid nous ne trouvions plus de main d’œuvre. Nous avons été obligés de nous adapter”. Même la culture d’ail connaît un renouveau avec l’apparition des premières planteuses.

A Biskra, les serres multichapelles permettent aujourd’hui de tripler la production de tomates. A Tougourt, certaines de ces serres installées avec le concours d’une société espagnole, sont chauffées durant la nuit par géothermie; rendement et précocité sont ainsi améliorés. Depuis, 2016, les courgettes de Tougourt se retrouvent sur le marché local et aussi à l’export.

Si en matière de semences maraîchères, l’importation est de règle, concernant la pomme de terre, la production locale progresse. Le Groupe de valorisation des produits agricoles (Gvapro) dispose à Guellal (Sétif) d’installation permettant la production de semences par culture in-vitro.

 Des circuits de commercialisation opaques

Certes ces progrès ne sont pas sans poser de nouveaux problèmes. A El Oued, les universitaires locaux secondés par les chercheurs de l’université de Wageningen (Hollande) ont montré que l’irrigation par goutte à goutte pouvait permettre de réduire de 6 fois l’actuelle consommation d’eau des pivots. Par ailleurs, la culture sous serre s’accompagne d’une forte utilisation de pesticides.

Plusieurs marchés de gros ont été construits. Certains, comme à Skikda, restent de simples terrains vagues boueux, le plus souvent entourés d’un mur d’enceinte avec un éclairage défaillant et à la sécurité douteuse pour les commerçants et agriculteurs possédant sur eux de grosses sommes en liquide. Par contre, d’autres marchés disposent de toutes les commodités dont des tableaux électroniques pour l’affichage des prix.

 

Les subventions publiques destinées à la construction de chambres froides permettent aujourd’hui le stockage de pomme de terre et d’oignons. Mais nombre d’agriculteurs ne possèdent pas les compétences commerciales afin de s’organiser pour sauvegarder leurs marges bénéficiaires.

Certains vendent leur production sur pied ou en bordure de champs en demandant aux pouvoirs publics de leur venir en aide là ou des groupements de producteurs permettraient le conditionnement et l’acheminement des productions vers les centres de commercialisation.

En décembre 2019, face à la baisse des prix, les producteurs d’El-Oued ont tenté de restreindre l’offre hebdomadaire de pomme de terre arrivant sur le marché de gros afin de faire remonter les prix.

 « Une croissance sans développement »

Mais plus grave, des critiques se font jour à propos de l’accent mis sur les cultures de rente (pastèque, melon ou raisin, …) au détriment des cultures stratégiques (céréales, légumes secs, oléagineux…).

Fin novembre, dans une retentissante tribune publiée par le Quotidien d’Oran, l’agronome Mahmoud Chibane dénonçait la plantation de vignes sur des terres céréalières.

Ces mêmes terres d’où, au milieu des années 1970, avait été arraché le vignoble de la période coloniale. Certes, il ne s’agit plus de produire du vin mais du raisin de table. Cependant, le symbole reste fort. Dans la tribune figurait également la demandé faite aux pouvoirs publics de : “décréter la pomme de terre produit stratégique d’intérêt national au même titre que les céréales“.

De son côté, dès 2011, l’économiste Abdelatif Benachenhou, notait que du fait de ses côtés informels, l’agriculture porte en elle une “croissance sans développement”, l’insécurité juridique qui la caractérise empêcherait les investissements de long terme. Et de s’inquiéter : ” La Mitidja actuelle continue à alimenter des circuits et des rentes ailleurs, en particulier dans le commerce et l’immobilier “.

L’économiste Omar Bessaoud s’étonne également du retard mis par les pouvoirs publics à promulguer une loi sur la location des terres agricoles (fermage). Pour cet expert, l’option formulée ci et là, d’autoriser la vente des terres du domaine de l’Etat est malvenue. Elle ne pourrait que renchérir le coût des produits agricoles.

Pour Mahmoud Chabane il s’agit également d’agir “sur la croissance démographique, devenue tabou, qui, si elle n’est pas remise au centre des préoccupations de toute politique de relance économique, risque d’annihiler tous les efforts consentis.”

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