Chronique livresque. Si la Révolution algérienne a un père c’est bien Mohamed Boudiaf*. Qu’on en juge : il est l’un des chefs de l’OS (organisation spéciale), le chef du CRUA (le Comité Révolutionnaire d’Unité et d’action), l’initiateur de la fameuse réunion du groupe des 22, le chef des 6 historiques dès lors que c’est lui qui les a choisis un à un.
Vieux militant qui a fait les geôles de la France coloniale, le voilà dans l’Algérie indépendante, opposant déclaré à Ben Bella et à ce qu’il nomme l’équipe de Tlemcen. L’ombrageux Ben Bella tout au populisme révolutionnaire ne conçoit ni opposition ni même un cheveu qui dépasse. Il décide de mettre hors d’état de nuire Boudiaf après quelques mois d’indépendance.
Commence alors une descente aux enfers qu’il nous raconte dans un journal glaçant si bien qu’on ne sait plus si on est encore dans la France coloniale ou dans l’Algérie indépendante.
Traité comme un chien
Le 21 juin 1963, Boudiaf quitte sa maison pour des courses. Sur le pont de Hydra, deux hommes l’accostent au nom de la sécurité militaire. Il reconnait l’un d’eux, un ex-agent de la police des renseignements généraux français qui s’était illustré à Belcourt lors des événements de Mai 1945. Il est embarqué manu militari. Destination : une villa, une chambre, un fauteuil sur lequel il passe la nuit.
Pourquoi est-il arrêté ? Il ne le sait pas. Et aucun de ses geôliers ne répond. Trois jours plus tard, à cinq heures du matin, il prend les airs dans un hélicoptère en compagnie de Ali Allouache, ancien porte-parole de la wilaya V, Moussa Kebaili, ancien coordinateur de la Fédération de France du FLN ainsi que Mohand Akli Benyounes, ancien responsable de la Fédération de France et ci-devant sénateur du tiers présidentiel. Destination, après moult péripéties, Bechar. On les jette, comme des chiens, dans une chambre où des militaires armés jusqu’aux dents les tiennent en joue. La pièce, fenêtre et porte fermées, est une étuve. Ils étouffent.
Quelques jours plus tard, en piteux état, on les transfère, par piste cahotante, à des centaines de kilomètres plus bas : au camp colonel Lotfi, à Tsabit située à 65 kilomètres d’Adrar. Ils ne sont pas à toucher avec des pincettes, comme le précise Boudiaf, couverts de sable que la sueur a transformé en crasse. C’est le commandant Belhouchet qui est le chef de camp. Il leur précise qu’il n’est qu’un exécutant.
A Alger, interpellé à l’Assemblée Nationale par Ait Ahmed, l’un des rares à faire preuve de courage, sur les dernières arrestations, Ben Bella dénoncera un complot dont il détient les preuves. En tournée dans le Constantinois, Ben Bella rajoutera une couche en accusant Boudiaf et ses compagnons d’avoir traité avec le gouvernement français pour instaurer le chaos.
Boudiaf est ulcéré, mais guère étonné. Le vieux guerrier en a tellement vu dans sa vie. Pour lui, il s‘agit « d’une basse vengeance personnelle, inspirée par la peur panique devant la montée du mécontentement populaire. » Ils sont incarcérés dans une pièce de cinq mètres sur trois. Il fait très chaud : 60 à 70° à l’extérieur. Pas d’eau, ni électricité. Boudiaf et ses compagnons ne se plaignent pas.
Le 9 juillet, alors qu’il est dans une fournaise, il note lucide : « Ces rapts, ce secret indiquent que ce qui tient lieu de service de sécurité voulait notre liquidation physique. Pour ma part, je ne garde plus aucun doute : à mon avis, c’est le communiqué du PRS de l’après-midi du 21 juin qui, en alertant la presse et l’opinion nationale et internationale, a dérangé les plans des kidnappeurs et valu aux actuels « pensionnaires » du camp Lotfi de ne pas se trouver à quelques pieds sous terre. »
Des squelettes désarticulés au bord de la mort
Il suit à la radio la tournée de Ben Bella dans l’Est algérien. Il ironise sur les mêmes promesses, les mêmes fabulations de Ben Bella qui pour chaque ville ou village, cite un détail à consommation locale sur leur héros : « C’est ainsi que j’ai entendu parler d’un prétendu serment échangé par Ben Bella à Tripoli avec Si Mustapha Ben Boulaid. En réalité ce dernier en revenant de son voyage était plus que révolté de n’avoir rapporté en fait d’armes, que des promesses évasives. Seulement Si Mustapha n’est plus là pour rétablir la vérité. Avant le 1er Novembre aucune arme, aucune balle n’est entrée en Algérie. Et l’argent fourni par l’”intérieur” et déposé en Suisse bien avant la date du déclenchement, après avoir été allégé de 200 000 Frs pour les besoins personnels de Ben Bella, au lieu de se transformer en armes est restée en banque. »
Le 15 juillet, les cinq prisonniers entament une grève de la faim pour « les droits sacrés de la personne humaine ». Le 26 juillet, douzième jour de la grève, il note dans son journal qu’il ne dort pratiquement pas, que pour se lever il doit s’appuyer sur un mur, un lit ou une table. Il a mal partout. Il est au bout du rouleau.
Le 27 juillet, on les transfère à Adrar puis Bechar. Le 2 août, ils sont à Saida, toujours enfermés dans le plus grand secret. « Le samedi 3 août, le docteur Yadi Mustafa, venant d’Oran sur notre insistance, diagnostiqua que dans trois jours pour moi, cinq jours pour Allouache et six ou sept pour Benyounes nous tomberions dans le coma. »
Le 13 août, ils sont transportés à l’hôpital de Saida où ils ont été perfusés. » Il pesait 70 kilos, il ne pèse plus que 51. « Nous sommes devenus de véritables squelettes désarticulés, incapables du plus petit effort. »
Faible, à l’article de la mort, il tombe dans le coma ainsi que ses codétenus. Mais quand il reprend connaissance, il apprend que Ben Bella a déclaré au Congrès des Etudiants algériens que Boudiaf était traité princièrement. Le vieux lion s’indigne et réagit : « Deux lettres parvinrent heureusement à forcer le barrage du silence qui nous étouffait et touchèrent au but. » Quel but ? Il ne nous le dit pas. Plus loin, on saura que les destinataires sont son épouse et son frère qui ont dévoilé leur contenu.
Le 15 août, à bout de force, après 32 jours de grève de la faim et un coma quotidiennement, ils décidèrent de mettre fin à leur calvaire.
Le 26 octobre, il reçut la visite d’un parent qui l’informe qu’il a été mandaté par Ben Bella pour l’informer qu’il conditionne sa libération à son exil en Suisse. Il refuse. Le 17 novembre, ah ! Novembre des braves, novembre des lâches, après cinq mois de séquestration, il fut expulsé vers la Suisse. 30 ans plus tard, il revint parce que le pays avait besoin de lui. Tel était Boudiaf : un homme de devoir, de courage et de sacrifice qui est mort sans avoir eu de réponse à sa question : « Où va l’Algérie ? »