L’illisibilité des ordonnances médicales est un scandale qui dure depuis des décennies et qui entache la réputation du corps médical algérien, médecins, dentistes et pharmaciens confondus, malgré le risque auquel il soumet les patients.
Pourtant, lors de leur cursus de formation, les futurs médecins reçoivent des leçons de déontologie, d’éthique et de droit médical. Ils sont initiés à la notion de secret médical et aux règles qui régissent la rédaction et la délivrance d’une ordonnance médicale. Les étudiants en médecine apprennent dès leurs premières années de formation qu’une ordonnance doit être complète et être rédigée de façon parfaitement lisible. Une leçon que la plupart de nos médecins semblent ne pas avoir assimilée.
Partages d’ordonnances sur Facebook
Les pharmaciens et, surtout, les vendeurs en pharmacie qui sont confrontés quotidiennement à des ordonnances illisibles ont trouvé la parade : les faire déchiffrer par leurs pairs sur des groupes Facebook créés à cet effet.
« Déchiffrage et analyse des ordonnances médicales Algeria », « déchiffrage des ordonnances médicales urgentes », sont les noms des deux groupes Facebook les plus actifs et qui comptent le plus grand nombre d’adhérents. Le premier comptabilise plus de 73 000 membres et le second près de 28 000, la plupart étant des vendeurs en pharmacie.
Même si l’entraide entre confrères pharmaciens et vendeurs en pharmacie n’est pas interdite par la réglementation, ces « partages » d’ordonnances sur des groupes ouverts à tous posent problème.
Premièrement, beaucoup des ordonnances publiées sur ces groupes par des pharmaciens d’officine ou des vendeurs en pharmacie sont prises en photos et publiées intégralement, sans que les informations personnelles du patient ne soient masquées. Le nom, le prénom et l’âge du patient sont ainsi exposés au vu et au su de tous, ce qui représente une violation du secret médical auquel sont tenus médecins et pharmaciens.
Deuxième problème : ce déchiffrage anonyme et collectif des ordonnances comporte un grand risque d’erreur lors de la délivrance des médicaments. Sur les groupes Facebook où les ordonnances sont déchiffrées, il a été constaté que pour le même nom de médicament écrit de façon illisible par le médecin, une multitude de lectures différentes sont proposées par les participants, il revient alors au pharmacien ou vendeur en pharmacie de choisir la lecture qui est la plus vraisemblable à ses yeux. Ainsi, le contenu des ordonnances est deviné au lieu d’être réellement lu et analysé comme le veut l’usage.
Risque d’erreurs médicales
Les erreurs et fautes de prescription et de délivrance sont parmi les principales causes d’erreurs médicales signalées par l’OMS qui rappelle sur son site que les médecins sont légalement tenus de rédiger leurs ordonnances de façon lisible.
Les erreurs médicales surviennent même lorsque tous les risques sont contrôlés et que les ordonnances sont rédigées de façon lisible, voire par ordinateur. Le risque induit par les ordonnances illisibles est donc indéniable.
Le problème n’a pas été étudié en Algérie mais des études menées ailleurs démontrent qu’une mauvaise écriture des ordonnances met en péril la santé des patients.
Une étude réalisée en 2006 par la National Academy of Medicine (Institute of Medecine auparavant) a démontré que près de 7000 personnes meurent chaque année aux États-Unis à cause de l’écriture bâclée des praticiens de la santé.
Un risque réel qui ne peut être qu’accru par les pratiques douteuses des pharmaciens et vendeurs en pharmacie qui font déchiffrer les ordonnances sur Facebook.
Une application dédiée aux pharmaciens
Cette habitude qu’ont la plupart des médecins algériens de bâcler la rédaction de leurs ordonnances, les rendant illisibles « pour le commun des mortels », comme s’enorgueillissent beaucoup de praticiens, a créé plusieurs phénomènes qu’on ne retrouve qu’en Algérie.
Au lieu d’être associé à ses connaissances en botanique, en biologie, en physiologie, en chimie, en anatomie, en physique et en pharmacologie ou aux précieux services qu’il peut rendre au malade, l’image que suscite le pharmacien algérien auprès de ses concitoyens est celle d’un personnage aux aptitudes hors du commun qui le rendent capable de cette extraordinaire prouesse qu’est le déchiffrage des ordonnances.
Une situation ridicule qui a poussé un jeune algérien à créer « Wasfa », une application « dédiée aux pharmaciens et étudiants en pharmacie » pour apprendre à déchiffrer les ordonnances. L’application comptabilise déjà plus de 50 000 téléchargements et fait fureur auprès des étudiants en pharmacie mais surtout auprès des vendeurs en pharmacie. Ces derniers n’ayant souvent pas le niveau bac et n’ayant suivi qu’une formation sommaire d’une durée de quelques mois tout au plus dans des écoles privées.
Lorsqu’un pharmacien est confronté à une ordonnance illisible ou incohérente, l’usage veut qu’il entre en contact avec le médecin prescripteur pour demander des éclaircissements ou, lorsque le médecin est injoignable, refuser d’exécuter l’ordonnance pour éviter tout risque au patient.
Ce sont là des solutions auxquelles les pharmaciens et vendeurs en pharmacie refusent d’avoir recours car elles sont injustement assimilées à des aveux d’incompétence.
Refuser d’exécuter une ordonnance n’est que rarement envisagé par les pharmaciens qui font tout pour satisfaire chaque prescription puisque, dans le cas contraire, la caisse de l’officine enregistrera des manques à gagner.
Médecins et pharmaciens se renvoient la responsabilité
Interrogé par TSA sur la diffusion d’ordonnances médicales sur des groupes Facebook en vue de leur déchiffrage, Chabounia Mourad, président par intérim du Syndicat national algérien des pharmaciens d’officine (SNAPO) a affirmé que cette pratique « est devenue courante » tout en insistant sur le fait que ces groupes « sont destinés aux professionnels et non aux gens ordinaires [sic] ».
Une déclaration contredite par ce qui a été constaté sur les groupes de déchiffrage d’ordonnances médicales, où nombre de ceux qui publient des ordonnances, souvent sans masquer les noms et prénoms des patients, sont des pharmaciens ou étudiants en pharmacie. « Si c’est destiné aux personnes ordinaires, on condamne ça », a nuancé le président par intérim du SNAPO, une fois confronté à cet état de fait.
Pour le président du syndicat des pharmaciens d’officine, si les pharmaciens publient des ordonnances pour demander à leurs confrères de les déchiffrer, c’est « peut-être par manque d’information, nous essayons toujours d’orienter les pharmaciens et le premier geste à faire lorsqu’ils n’arrivent pas à déchiffrer c’est de contacter le médecin ». Un recours qui n’est pas toujours possible parce que, selon M. Chabounia, « parfois on n’arrive pas à contacter le médecin ».
Pour M. Chabounia, si les pharmaciens publient des ordonnances sur Facebook, c’est « peut être par manque d’information, nous essayons toujours d’orienter les pharmaciens et le premier geste à faire lorsqu’ils n’arrivent pas à déchiffrer c’est de contacter le médecin ».
Pour le SNAPO, « la lisibilité de la prescription a toujours posé problème et la meilleure solution est l’informatisation ou que les médecins écrivent correctement ». « Nous avons fait plusieurs appels en ce sens », a indiqué le président du SNAPO qui a rappelé que « du temps de l’ancien ministre de la Santé, on a parlé d’un logiciel informatisé pour prescrire les médicaments mais actuellement il y a des médecins qui tiennent toujours à prescrire manuellement ».
Une illisibilité assumée par les médecins
Le Dr Bekkat Berkani, président du Conseil national de l’ordre des médecins justifie l’illisibilité des ordonnances des médecins algériens par des raisons historiques. Pour lui « historiquement », il est normal qu’une ordonnance soit « écrite par un médecin, à la main, d’une écriture personnalisée et souvent pas calligraphiée qui ne soit pas lisible par le commun des mortels ».
Le président du Conseil de l’ordre des médecins reconnaît néanmoins l’existence de problèmes. L’un d’eux étant que « ceux qui sont chargés d’exécuter l’ordonnance, les pharmaciens, ont à leur disposition des vendeurs en pharmacie qui ne connaissent pas la langue française et ne connaissent pas, en règle générale, les produits inscrits sur l’ordonnance ».
Pour le Dr Bekkat Berkani, l’illisibilité des ordonnances est justifiée. « Les médecins en générale, lorsqu’ils terminent des études en bac plus 15, ils écrivent mal comme tous les scientifiques », a-t-il avancé, ajoutant qu’« un médecin rédige vite pour des raisons multiples depuis la nuit des temps ».
« Pour le bien du malade, le pharmacien, au lieu de publier les ordonnances sur Facebook, devrait téléphoner tout simplement et demander à son confrère ce qu’il voulait dire, c’est son rôle, c’est dans la loi de téléphoner au médecin quand il y a des doutes », a indiqué le Dr Bekkat Berkani pour qui les solutions à ce problème seraient l’informatisation des prescriptions et l’amélioration du niveau en français des médecins et pharmaciens.
Aucun des médecins et pharmaciens interrogés sur la question n’a montré de réelle inquiétude quant à ce problème d’illisibilité des ordonnances et les deux corporations se renvoient la responsabilité tout en sous-estimant les risques qu’implique une telle négligence.