Politique

Quand les responsables font leur “Carnaval fi dechra”

Depuis maintenant plus de deux décennies, “Carnaval fi dechra”, le film culte de Mohamed Oukaci avec Athmane Ariouat interprétant à merveille les clowneries de Makhlouf El Bombardi, un maire d’une commune de l’Algérie profonde des années 1980, est invoqué à chaque fois qu’un homme public se donne en spectacle par des niaiseries incompatibles avec son statut.

El Bombardi se rappelle régulièrement au bon souvenir des internautes algériens qui rivalisent de parodies, pour faire rire et amuser sans doute, mais aussi pour mettre le doigt sur des absurdités nuisibles à la collectivité et à l’image de leurs auteurs.

Des comportements tellement répandus qu’on comprend bien aujourd’hui pourquoi le film, sans être un chef d’œuvre cinématographique, a presque fait oublier les grandes œuvres du cinéma algérien, comme les Vacances de l’inspecteur Tahar ou le très sérieux Chronique des années de braise.

Rabah Madjer et son célèbre « Allo Porto » oubliés, c’est un wali de la République qui devient la risée du web algérien depuis quelques jours. Celui de Mila précisément qui a récemment inauguré en grande pompe une piscine.

Rien d’anormal que la réception d’un espace de loisirs fasse l’événement dans une région fortement dépourvue de telles infrastructures, de surcroît au tout début de la saison estivale.

Sauf que l’ouvrage dont a bénéficié la commune de Sidi Merouane n’est ni olympique ni semi-olympique. Ni même de la taille d’une piscine privée. Il s’agit en fait d’une bassine en plastique longue et large d’à peine quelques mètres.

Ce qui n’a pas empêché le wali Ahmedi Ahmed Zineddine d’ameuter tout ce que compte la wilaya comme « autorités locales », correspondants de presse et troupes de cavalerie et de zorna.

Sans oublier le désormais incontournable poster géant du président de la République. De qui se moque le vénérable wali ? De la population, des « autorités civiles et militaires » présentes, des représentants des médias, de sa hiérarchie ou carrément de lui-même ?

Quoi qu’il en soit, les mauvaises langues « virtuelles » assurent que la « réalisation » de notre wali, prise d’assaut par les adolescents de la ville, n’a pas tenu plus d’une journée. Ahurissant tout de même, non pas que les parois en plastique aient cédé devant les plongeons et gesticulations des bambins au bout de seulement quelques heures, mais qu’un responsable de ce rang puisse faire preuve de tant de légèreté et d’ingénuité.

Inquiétant aussi car la sortie du wali de Mila est loin de constituer un cas isolé. Aux quatre coins du pays, il a été fait état de projets inaugurés plusieurs fois, souvent par un responsable local puis par un autre de rang supérieur. Alors que le web s’enflammait pour le ridicule dont s’est couvert le premier magistrat de la wilaya de Mila, le ministre des Travaux publics et des Transports, Abdelghani Zaâlane, était à Béjaïa pour inaugurer « symboliquement » l’échangeur dit des « quatre chemins », pourtant mis en service il y a plus d’un mois.

Ouvrons une parenthèse pour dire qu’au lieu de s’égosiller, le ministre aurait sans doute mieux fait de s’excuser de l’incroyable retard mis pour livrer un ouvrage qui n’a rien de pharaonique, dans une ville qui, il y a plus de 2000 ans, buvait l’eau ramenée de Toudja via des aqueducs géants.

La même chose peut être dite des travaux du tunnel de Sidi Aïch dont la lenteur ajourne la livraison de la pénétrante autoroutière que toute la population de la wilaya attend avec impatience depuis maintenant des années, alors que, non loin de là, du côté de Kherrata, des tunnels trois fois plus longs ont été creusés à coups de pioche il y a plus d’un siècle.

On a aussi vu de menus travaux de réfection présentés comme de grandes réalisations, des opérations de distribution de logements sans eau ni électricité couvertes par les médias comme ils le feraient pour un événement majeur dans la vie de la nation.

L’obsession des feux de la rampe est telle que certains responsables, quand ils daignent mettre la pression sur les entreprises en charge de réaliser des projets, d’envergure ou insignifiants, ce n’est pas pour abréger les souffrances de leurs administrés mais pour le plaisir de découper une fine bande de soie aux couleurs nationales devant le crépitement des appareils photo.

Le système de gouvernance en Algérie, à l’échelle locale ou nationale, est ainsi fait. On mise tout sur la communication et la visibilité médiatique et on oublie l’essentiel, soit la programmation de projets intégrés de nature à améliorer réellement le quotidien des citoyens, le suivi de la qualité des travaux, la réduction des coûts et des délais…

Une communication verticale qui n’a pas pour cible les administrés comme on peut le penser, mais destinée d’abord à plaire en haut lieu. Ce sont bien les mêmes responsables locaux qui s’empressent de ravaler les façades et de bitumer les routes à la veille d’une visite ministérielle ou présidentielle. Les mauvaises langues, encore elles, jurent que dans une wilaya du sud du pays, le même scanner est trimballé d’hôpital en hôpital à chaque visite d’un responsable de haut rang. Ce que peut penser un ministre est tout de même plus important…

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