Société

Quel avenir pour la langue française en Algérie ?

Qualifiée de brutale par certains, la décision de l’Algérie d’interdire l’enseignement du programme français dans les écoles privées ne finit pas de faire jaser et de susciter des interrogations et de la controverse.

Signe de l’intérêt à la question : la cascade de commentaires sur les réseaux sociaux et le large écho médiatique, y compris dans l’Hexagone, accordés à la décision du département de Abdelhakim Belabed d’interdire l’enseignement du programme français dans les écoles privées.

Qu’elle soit motivée par des considérations politico-idéologiques, dans un contexte de tensions entre l’Algérie et la France pour certains, ou dissimulant des enjeux de pouvoir, dans le prolongement de la guerre menée contre l’élite francophone depuis le début de l’arabisation dans les années 1980, pour d’autres, cette décision est justifiée par le souci d’uniformisation de l’enseignement dans le pays par les autorités.

Alors qu’il leur est fait obligation de dispenser le programme national en arabe en vertu d’une instruction datant de 1991, certaines écoles privées ont profité des « heures optionnelles » qui leur sont accordées pour enseigner le double programme (national et français) ou carrément le programme français.

Une option qui, outre son caractère lucratif, permet à certains élèves algériens de passer le bac français, clé pour la poursuite des études à l’étranger.

Mais le rappel à l’ordre du gouvernement, accusé de laxiste jusque-là, n’a pas manqué de provoquer le désarroi chez certains parents d’élèves et certains responsables d’écoles, désormais sommés de ne plus enseigner le programme français, sous peine de poursuites judiciaires.

« Cette décision est tombée consécutivement à plusieurs avertissements et suite à nombre de mises en garde. Car comme pour les fameux cours de soutien controversés, qui viennent également d’être interdits en dehors des établissements scolaires officiels, certaines écoles privées qui dispensaient le programme scolaire français l’ont institué en fonds de commerce. Un fonds de commerce n’ayant aucun rapport avec un programme éducatif ou pédagogique », observe Rabeh Sebaa, anthropologue des langues et écrivain.

Et contrairement à certaines grilles de lecture, elle ne vise pas, selon lui, l’interdiction de la langue française en Algérie. « L’obtention du baccalauréat français étant considérée comme un visa pour l’inscription dans les universités françaises, la demande avait explosé ces dernières années au détriment du programme de l’éducation nationale. Cette décision qui n’est pas une interdiction de l’usage de la langue française, comme le prétendent certains ayant pour dessein manifeste d’entretenir cette confusion, est venue mettre de l’ordre dans les programmes d’enseignement en vue de leur uniformisation », développe-t-il.

Alors que certains nourrissent des appréhensions concernant le devenir de la langue française en Algérie, « butin de guerre », pour reprendre une formule de Kateb Yacine, notamment à la lumière de l’anglicisation à pas forcés décidée par le gouvernement, Rabeh Sebaa estime plutôt que le français occupe en Algérie une situation unique dans le monde.

Le français en Algérie : « Une situation unique dans le monde »

« L’évolution de la langue française connaît les développements soumis aux exigences contradictoires du processus de maturation du tissu plurilinguistique encore en cours dans la société algérienne. À côté de l’algérien et de la langue amazighe, dans toutes ses variantes, la langue française s’est développée de façon conjointe à la langue arabe du formel, puisque les deux avaient et ont toujours droit de cité dans les institutions scolaires et administratives (le journal officiel, à titre d’exemple, paraît en arabe et en français). Avec cependant un avantage certain pour la langue française puisque toutes les disciplines scientifiques ou expérimentales ont été et sont toujours enseignées en français à l’université. Cela fait soixante ans que toutes les disciplines scientifiques et expérimentales sont enseignées dans cette langue », rappelle-t-il.

Et au-delà de cet aspect, la nouvelle politique linguistique du gouvernement risque de se heurter à la disponibilité de la ressource humaine pour assurer un enseignement de qualité dans la langue de Shakespeare dans les écoles algériennes.

« Où va-t-on trouver le personnel de remplacement pour les enseigner en anglais ?  Les enseignants qui ont été recrutés par l’éducation nationale comme par l’université sont de simples enseignants de terminologie anglaise, incapables de dispenser des enseignements, et donc transmettre des contenus de savoir, en médecine, en pharmacie, en architecture ou en biologie. Sans compter, par ailleurs, le nombre luxuriant de journaux franco graphes ou d’expression française qui sont plus nombreux que la presse d’expression arabe. Enseigner l’anglais et/ou en anglais ne doit pas se concevoir comme un objectif de « contre langue » pour contrecarrer le français », ajoute-t-il encore.

Alors qu’elle ne jouit pas d’un statut officiel en Algérie, la langue française, pour d’évidentes raisons historiques, continue cependant d’être largement utilisée et façonne l’imaginaire des Algériens.

«(…) La réalité indique que la langue française occupe en Algérie une situation sans conteste, unique au monde. Sans être la langue officielle, elle véhicule l’officialité. Sans être la langue d’enseignement, elle reste une langue privilégiée de transmission du savoir. Sans être la langue d’identité, elle continue à façonner, de différentes manières et par plusieurs canaux, l’imaginaire collectif. (Rabeh Sebaa, l’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage, Éditions Frantz Fanon, 2017).

Et dans ces conditions spécifiques, même l’introduction ou le recours à la langue anglaise ne peut se concevoir sans la langue française », estime-t-il.

« Ni une arabisation aventureuse, ni une anglicisation hasardeuse ne peuvent se faire sans ou contre la langue française, mais nécessairement avec elle. Avec la langue française, mais également avec les langues de souche amazighe et, bien évidemment, en étroite collaboration avec l’algérien qui attend son officialisation et sa promotion », assure encore l’enseignant-chercheur et auteur de « Fahla », premier roman en langue dialectale.

Dans cet ordre d’idées et compte tenu de l’évolution de la société, mais également de la nature des rapports que le pays aura à entretenir avec d’autres pays, Rabeh Sebaa estime que les Algériens sont appelés à l’avenir à apprendre d’autres langues et reconsidérer leurs langues natives, c’est-à-dire l’arabe algérien et le tamazight.

En d’autres termes, adopter une politique linguistique qui doit accorder de la place aux langues nationales et qui ne réduit pas l’enseignement des langues étrangères.

« Il ne s’agit pas de réduire ou de limiter l’enseignement des langues en Algérie aux seules langues étrangères, mais également aux langues natives et maternelles. Additivement au français et à l’anglais, l’école algérienne et l’université seront appelées à intégrer et à enseigner d’autres langues comme le chinois, l’italien, le turc, le russe, entre autres, en fonction des rapports économiques et culturels de l’Algérie avec d’autres pays. Cela fait partie d’une évolution naturelle d’une société. Sans éluder la question de la place et de l’importance des langues natives », soutient-il.

Des langues natives dont l’importance est capitale et qu’il convient de promouvoir. « La question de la normativisation ou de la standardisation, comme le choix de la graphie et de l’enseignement en Tamazight, pourtant langue officielle, n’est toujours pas réglée. Une question primordiale en comparaison de l’option, et surtout de la bruyante agitation autour de la langue anglaise. Dans ce champ historico-culturel occulté, l’enseignement et la promotion des langues natives algériennes n’est toujours pas à l’ordre du jour alors qu’il est d’une importance capitale », explique-t-il.

Et pour lui, « il est impératif de reconsidérer le traitement qui a été réservé à la place et à l’importance des langues natives algériennes, à côté de l’enseignement et de l’apprentissage des langues étrangères ».

« Reconsidérer ce projet de refondation linguistique dominé, pour ne pas dire perverti, par ce couple malheureux français-anglais adjoint à la langue arabe conventionnelle, alors que la société algérienne n’arrête pas de cultiver sa diversité et sa pluralité linguistique. D’exalter et de magnifier la densité et la profondeur de son être linguistique coloré », conclut-il.

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