Politique

Rachat d’une raffinerie par Sonatrach : débat entre Ferhat Ait Ali et Abdelmadjid Attar

L’annonce par Sonatrach de l’acquisition d’une raffinerie en Italie continue de susciter de vifs débats. La compagnie nationale des hydrocarbures va s’exprimer demain mercredi en conférence de presse.

Dans cet entretien croisé, l’expert financier Ferhat Ait Ali et l’ancien ministre des Ressources en eaux et ex-PDG de Sonatrach Abdelmadjid Attar débattent de l’opportunité d’une telle acquisition.

Avec la décision de Sonatrach d’acquérir une raffinerie en Italie, l’Algérie a-t-elle vraiment fait une bonne affaire, comme l’a assuré Abdelmoumen Ould Kaddour ?

Ferhat Ait Ali : le PDG de Sonatrach est dans son droit et même son rôle de présenter cette acquisition à 700 millions de dollars, comme une bonne affaire. Le contraire de sa part serait un comble.

Ceci dit, la fiabilité d’une affaire ne se juge pas à quelques points positifs déclarés par les parties impliquées dans la transaction. Elle obéit à un certain nombre de critères. En premier lieu, les données techniques et financières exactes de cette acquisition, ainsi que la finalité exacte de cette acquisition et ce qui en est attendu comme résultats chiffrés, aussi bien quantitatifs, par qualité de produit, et estimatifs, par la contrepartie financière de chaque volet, toutes charges prévisionnelles assumées et tous gains attendus détaillés.

Pour lancer un poulailler en Algérie, il faut un actif et un passif prévisionnels. Alors pour une raffinerie outre-mer, c’est un peu plus complexe et détaillé que les données qui ont été rendues publiques par Sonatrach.

La thèse de la transformation de notre pétrole pour éviter les importations de carburants me parait tirée par les cheveux pour plusieurs raisons, dont la première est la charge de transport en aller-retour de ce même pétrole. Ce que personne n’a jamais eu l’idée d’assumer avant nous, dans ce sens de flux.

Avec le schéma actuel, nous payons le transport des carburants et laissons la charge du pétrole exportée au client. Alors que dans cette trouvaille – le rachat de la raffinerie italienne -, il y a un transport de plus à payer, celui du pétrole convoyé en exportation temporaire pour une partie des produits.

La raffinerie est vielle et ne vaut pas ce prix, étant amortie au plan comptable pour le gros de ses investissements. Et il est difficile de croire que si c’était une si belle affaire, les Américains l’auraient lâchée à Sonatrach sans que personne d’autre ne se pointe à l’horizon.

On parle de deux autres concurrents touchés par Exxon Mobil, mais force est de constater qu’ils n’ont pas fait d’offre, ni même pas fait allusion à une éventuelle intention ou négociation.

Entre une acquisition au rabais, et la réalisation neuve d’une infrastructure du genre en Algérie, le gain n’est pas dans le prix affiché, mais dans d’autres critères, dont la vétusté et le rétrécissement du marché.

Si les vieilleries étaient une si bonne affaire, Exxon Mobil ne l’aurait pas lâchée pour aller dépenser 12 milliards de dollars en Arabie saoudite pour une raffinerie neuve. Total n’aurait pas fermé celle de Normandie moins vielle que celle-ci, pour aller dépenser la même somme à Jubail dans le même royaume. Nous ne sommes pas plus futés en matière capitalistique que ces deux géants.

De ce fait, titiller un nationalisme primaire dans une affaire commerciale, surtout après avoir soi-même déclaré que la Sonatrach est dans un piteux état et mal gérée, et même en quarantaine depuis 2010, sonne comme une offensive de charme maladroite, en usant de critères non techniques.

Abdelmadjid Attar : personnellement j’en suis convaincu, parce que Sonatrach va non seulement conforter et accroître son activité raffinage en complémentarité avec celle déjà en cours en Algérie, mais aussi répondre aux besoins en carburants du marché intérieur de plus en plus croissants.

Ce type de projet ou d’acquisition ne doit pas être analysé et évalué sur la base d’un seul paramètre comme le font beaucoup de personnes ou de médias :

– Au lieu de se focaliser sur l’âge de la raffinerie, il faut voir comment a évolué son exploitation et sa gestion, comment elle va continuer à être exploitée et pour combien de temps encore;

– Au lieu de se concentrer sur son coût qui est, semble-t-il, entre 700 millions et un milliard de dollars, il faut s’intéresser à son chiffre d’affaires, sa place sur le marché mondial et surtout méditerranéen, le processus d’acquisition (négociations);

– Et si certains syndicats ou médias italiens sont réticents par rapport à cette transaction, il faut aussi se poser la question pourquoi ? Dans quel intérêt ?

La réponse à chacune de ces questions est autant de facteurs favorables à cette acquisition.

Dans sa communication, Sonatrach a-t-elle fourni tous les éléments ou des zones d’ombre persistent-elles ?

F. Ait Ali : la Sonatrach a fourni les éléments qui lui paraissaient de nature à faire passer la transaction pour une réussite, ce que font toutes les compagnies, avant que la curiosité des uns et des autres ne soit attisée par le manque de données fiables.

Mais pour moi, tant que le contentieux environnemental en cours sur le site, la valeur vénale cumulée hors-amortissements, les cumuls des amortissements et l’état des trains de production, site par site et phase par phase, ne sont pas connus ou communiqués, on ne peut prendre les dires de la Sonatrach pour argent comptant, au moment où une campagne est menée contre les cadres existants à l’arrivée de l’actuel PDG, et la gouvernance de la société en général. Ce qui ne garantit ni la fiabilité de ces cadres remis en cause par leur chef, ni du chef lui-même, qui se présente comme une sorte de sauveur providentiel dans une bérézina sans nom.

Mais techniquement, à supposer que cette raffinerie arrive à traiter 8 millions de tonnes de pétrole, soit 63 millions de Barils de brut an, la question qui se pose est : quel est le gain effectif pour le pays dans ce processus ?

La moyenne de gain par baril au cours actuel est de 5 dollars bruts, desquels il faut soustraire ensuite les frais fixes et les frais variables de toutes les opérations de transformation finale, plus la fiscalité italienne.

Mais si on y inclut le prix de transport du même baril sur le site, pour le ramener encore chez nous, transformé, je doute fort que ce soit une bonne affaire commerciale.

Ceci sans compter que l’avantage de l’autonomie stratégique et de l’emploi local sont à oublier avec cette formule, où même les cadres dirigeants semblent être ceux du vendeur pour encore 10 années. Ce qui fait que nous assumons les frais, la responsabilité civile et pécuniaire d’éventuels dégâts environnementaux, sans emprise directe sur le site.

Si d’aventure, tous les produits raffinés sont exportés et vendus ailleurs, ou rapatriés au prix de vente départ d’Italie et pas gratuitement comme le prétendent certains, ou moins cher, on pourra peut-être tirer de cette histoire 1 dollar le baril, soit 63 millions de dollars an, et non les deux milliards de dollars d’importations de carburant, qui ont zappé au passage le 1,9 million de dollars qu’il faudra consommer en pétrole pour avoir ce fameux carburant, le transport en aller-retour, et surtout le fait qu’au plan commercial, c’est une importation, suivant une exportation, avec le gros de la valeur ajoutée laissé en charges en Italie.

A. Attar : je ne suis pas dans les secrets de Sonatrach et je peux vous assurer qu’en dehors de son management, personne ne connaît ou ne pouvait connaître les détails de cette transaction avant son annonce. La raison est très simple : on ne traite pas de telles affaires à travers des communiques de presse. Cela se passe dans le cadre d’accords de confidentialité stricts entre les parties.

Il est donc normal que certains puissent croire qu’il y a des zones d’ombre maintenant que l’annonce a été faite, encore faut-il préciser que le processus d’acquisition ne sera clôturé qu’à la fin de 2018. Il appartient maintenant à Sonatrach de fournir un minimum de détails pour mettre fins aux rumeurs ou aux fausses interprétations.

Il s’agit d’un processus qui a démarré il y a presque un an dans le cadre d’une consultation/compétition restreinte entre plusieurs acquéreurs potentiels. D’après ce que je sais maintenant, Sonatrach s’est fait accompagner par des cabinets d’experts mondiaux qui ont audité toutes les installations, une banque d’affaires qui a fait de même pour le volet financier, et je pense que le projet a quand même été soumis et approuvé par le propriétaire de Sonatrach, à savoir l’État. Ni Ould Kaddour ni personne d’autre ne peut quand même faire ce qu’il veut dans ce domaine.

Depuis le rachat de la raffinerie italienne et la polémique à laquelle elle a donné cours, des responsables de Sonatrach ont monté au créneau  pour défendre le bien-fondé de la décision. Trouvez-vous leurs explications convaincantes et pourquoi ?

F. Ait Ali : comme je viens de le dire, quand on veut convaincre, il ne s’agit pas de multiplier les interventions et les effets de manche, et surtout ne pas titiller le sentiment nationaliste des uns et des autres dans une affaire purement commerciale.

Mais confier la tâche à une seule partie qui apporte une bonne fois pour toutes les précisions utiles sur tous les aspects de ce dossier, qui devraient être l’objet d’une fierté, si elles sont si belles que cela.

La manière dont ce dossier est présenté et les arguments avancés qui ne tiennent compte d’aucune donnée vérifiable, même sur la prédiction nationale et les besoins nationaux, n’est pas de nature à convaincre.

À titre d’exemple, quand on dit aux Algériens qu’une raffinerie située en Italie nous évitera d’importer, c’est une manipulation du concept même d’importation et de territorialité des sociétés. Mais quand on ne leur dit pas que les raffineries locales exportent pour 13 millions de tonnes de produits raffinées divers pour 7 milliards de dollars , parce que non demandés sur le marché interne, et importent ce qu’il faut en contrepartie pour ce marché, on les mène loin des règles universelles des marchés de produits pétroliers, vers une logique ou cette opération est présentée comme ce qu’elle n’est pas. Soit une solution miracle dans une situation intenable, alors qu’elle me parait être l’inverse.

A. Attar : elles sont convaincantes pour les experts qui connaissent bien cette activité et savent qu’on n’achète pas une raffinerie comme on achète un costume dans un magasin sans l’essayer ou une pizza sans être sûr qu’elle est comestible. Elles sont cependant insuffisantes vis-à-vis du citoyen qui cherche à comprendre et a le droit de s’interroger, ce qui nécessite donc une communication directe, simple, transparente, sans se contenter de passer par le Conseil de la Nation ou l’Assemblée populaire nationale (APN) comme cela a été fait.

De mon point de vue, parmi les paramètres et les arguments en faveur de cette acquisition, on peut citer :

– D’abord la position stratégique de cette raffinerie au cœur la Méditerranée, par rapport au marché régional.

– Sa capacité de traitement de brut algérien et autre qualité de brut qui est de 180.000 baril/jour soit environ 10 millions de tonnes par an, qui va en faire la deuxième raffinerie algérienne après celle de Skikda. Son avantage consiste aussi à pouvoir traiter aussi bien du pétrole algérien que d’autres qualités de brut permettant ainsi de maintenir une production de carburants et de lubrifiants.

– Sa production de lubrifiants qui correspond à 25% du marché méditerranéen, dont une partie au moins pourra aussi alimenter le marché algérien.

– Sa capacité de production de carburants gasoil et essence aux normes européennes qui est de 90 à 100.000 barils/jour dont une bonne partie pourra provenir du brut algérien et alimenter le marché algérien, en attendant que la production intérieure soit suffisante. Au-delà, ce n’est pas parce que certains pays ont déclaré que le gasoil sera interdit qu’il n’y aura plus de preneurs dans le bassin méditerranéen et ailleurs.

Selon des médias italiens de la région de Sicile, la raffinerie est assez vieille et très polluante, ce qui lui aurait valu plusieurs plaintes pour pollution de l’air et des eaux souterraines.  Qu’en est-il au juste ? Si c’est le cas, les responsables de Sonatrach ne se sont-ils pas quelque part fait avoir ou bien ont-ils pris leur décision en toute connaissance de cause ?

F. Ait Ali : le 21 juillet 2017, le parquet de Syracuse a procédé à la fermeture partielle du site, avec injonction de présenter un plan de limitation des émanations toxiques de la raffinerie, soit des sorties de produits gazeux soit de cuves en mauvais état, sous 90 jours, et une mise en œuvre du plan en question avec délais de 12 mois. Et comme Exxon a répondu le 17 septembre 2017 au lieu du 21 octobre, ces délais se terminent le 17 septembre prochain, et on verra bien d’ici là ce qui va se passer.

Pour la décontamination des sols évoquée par les politiques et l’ONG Légambiente, c’est une autre paire de manche, et je doute que les responsables de Sonatrach ne soient pas au courant, après avoir visité les sites et rencontré les élus locaux.

Charge à eux de nous éclairer sur la réalité de la situation et sur la responsabilité future de toutes les parties en cas de dégâts ou de poursuites en Italie.

A. Attar : Sonatrach a déclaré qu’il y a eu un audit complet par un cabinet d’experts internationaux sous la supervision des cadres de Sonatrach, il faut leur faire confiance. Je suppose que des garanties ont quand même été demandées sur le passif et le futur en matière d’actions déjà réalisées et prévues pour remédier aux éventuels problèmes de pollution que toutes les raffineries du monde connaissent, y compris la raffinerie d’Alger.

Les réactions des médias et des syndicats italiens sont beaucoup plus destinées à faire pression sur Exxon et Sonatrach à ce sujet. Et je suis sûr que c’est plus le contrôle par une nouvelle société que les syndicats ne connaissent pas qui les inquiète. Il ne faut pas oublier que cette raffinerie correspond à la principale industrie pétrochimique en Sicile. Est-ce que nos syndicats ont applaudi le jour où le complexe sidérurgique pourtant « en mauvais état » a été cédé à Mittal ?

Qu’en est-il du retour sur investissement de cette acquisition ? Dans combien d’année la Sonatrach rentabilisera-t-elle son investissement ?

F. Ait Ali : il est clair qu’une fois toutes les charges payées, il faudra attendre au plus, un dollar de gain par baril traité, et peut-être 2 dollars si le pétrole retombe à 50 dollars, car il faut savoir qu’en fait, plus le pétrole est cher moins il y a de marge de raffinage.

Mais si nous arrivons à acheminer les 8 millions de barils à nos frais vers les terminaux d’Augusta, il faudra escompter 63 millions de dollars, si le pétrole garde ses niveau actuels et sans aucun incident à gérer entre-temps ou 120 millions s’il retombe ce qui n’est pas souhaitable sinon on perd dix milliards sur les exportations globales de pétrole algérien pour réaliser cette hypothétique misère sur cet investissement.

Pour ce qui est de l’investissement, à ce rythme il faudra compter 12 ans, et cinq ans si tout se passe bien pour le niveau des marges.

Mais en restant optimiste pour le pétrole, force est de constater que durant cette période, les Américains gèrent pour notre compte, une acquisition qui sera âgée de 80 ans, à la fin de l’amortissement de notre mise, avec tous les risques à notre compte.

A. Attar: Je n’ai malheureusement pas de données à ce sujet, mais là aussi je pense que des calculs sérieux ont été faits quand même. Dans ce genre de projet d’investissement, il faut compter 3 ans pour commencer à récupérer un peu de cash-flow, 6 à 8 ans pour entrer dans la phase bénéficiaire nette. Il y a aussi le TRI à calculer sur une période d’environ 15 à 20 ans. Dans le cas présent, je crois savoir qu’il est d’environ 15%, ce qui est très satisfaisant.

Selon vous, pourquoi les dirigeants de Sonatrach ont préféré acquérir une raffinerie à l’étranger plutôt que d’en construire une ou plusieurs ici en Algérie ?

F. Ait Ali : cette question je crois qu’il faudrait la poser aux dirigeants de cette société qui, il n’y a pas six mois, n’étaient manifestement pas au courant de cette affaire et parlaient encore de réalisations locales au nombre de trois.

Mais je ne pense pas qu’une réponse logique pourrait être apportée à l’oubli de capacités de raffinage en cours de réalisation, ou à l’abandon éventuel d’autres projets déjà avancés en terme d’étude et même d’expropriation de terrains d’emprise, comme à Tiaret.

Nous finirons bien par nous rendre à l’évidence, que les raffineries sont installées à côté de leurs marchés ou de leurs sources d’approvisionnement en pétrole et jamais dans une optique qui les éloigne aussi bien du marché cible que de la source.

Un pays pétrolier installe ses raffineries chez lui, et un pays consommateur installe des capacités pour son marché, ou d’autres marchés, et en général pour des produits de base qu’il extrait lui-même, car je ne connais aucune raffinerie au monde, appartenant à une société qui ne fait que du raffinage.

Et comme nous sommes un pays pétrolier et que le marché cible de cette raffinerie est chez nous, d’après les dirigeant de sonatrach, la logique dicte de mettre ses deux pieds sur le même trottoir, au risque de se casser la figure dans le cas contraire.

Une double extension de Skikda et Arzew aurait suffi à approvisionner le marché local en produits nécessaires et à exporter ceux non nécessaires ici.

Par contre, il fallait acheter Alstom quand elle était au tribunal des faillites en 2004, au lieu de la renflouer avec un plan de charge algérien de plusieurs milliards de dollars.

A. Attar : la bonne question serait de dire pourquoi tous les projets de construction de raffinerie ou de rénovation de celles qui existent déjà n’avancent pas ou sont en retard ? C’est la réponse à votre question. La rénovation de la toute petite raffinerie d’Alger qui ne fait même pas un million de tonne par an a démarré il y a plus de 5 ans et n’est pas terminée, avec en plus un contentieux. Celle de Skikda a certes connu une extension mais ne fonctionne pas à toute sa capacité. Celle de Hassi Messaoud est en train de faire l’objet d’une extension. Le projet de Biskra vient tout juste de démarrer. Le projet de Tiaret lui est encore dans les cartons depuis des années.

Personnellement, je pense qu’il vaut mieux l’abandonner pour de très bonnes raisons dans la mesure où une raffinerie de cette taille ne doit pas être construite dans une zone agricole sensible au plan environnemental, caractérisée par un manque d’eau, et de surcroît loin des ports pétroliers.

Alors, au lieu de continuer à importer des carburants, le comble pour un pays pétrolier, et vouloir construire plein de raffineries à coups de milliards de dollars qui ne tiennent pas compte des mutations que connait le secteur énergétique mondial, il vaut mieux en acquérir une toute prête, bien située non seulement pour le marché intérieur, mais aussi le marché mondial, sans compter l’opportunité pour Sonatrach de développer son activité aval à l’international.


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