L’islamologue franco-algérien Ghaleb Bencheikh est l’une des voix les plus respectées de l’islam en France. Dans cet entretien accordé à TSA, il plaide pour la réforme du mode de représentation de la communauté musulmane en France et pousse un véritable coup de gueule contre l’émergence de ceux qu’il qualifie d’ « affairistes » et de « manœuvriers », érigés en porte-parole de la communauté musulmane. « L’humiliation a assez duré », tonne-t-il.
Beaucoup a été dit sur la représentation des musulmans en France. N’est-il pas temps de revoir le mode de représentation et de doter l’Islam de France d’institutions pérennes et consensuelles ?
Ghaleb Benheikh : Les musulmans comme citoyens ne peuvent être représentés politiquement que par leurs élus. À ce sujet, il vaut mieux, dans une démocratie, que le collège électoral soit isomorphe au collège électif, sans se prévaloir de sa confession, bien entendu. Nous sommes, tout de même, dans une république laïque ; les musulmans résidents ont leurs légations et leurs consulats. En revanche, il est temps de doter le culte islamique d’institutions pérennes et consensuelles afin de le représenter avec dignité et efficacité et surtout mieux le gérer, ce qui sous-entend que nous en sommes loin maintenant. On peut parler, sinon d’échec patent, en tout cas de résultats très mitigés. Nous le voyons dans la désaffection notamment de la jeunesse musulmane autour de ces instances.
En réalité, la difficulté n’est pas récente, elle remonte à trois décennies. Le mode de désignation en soi pose problème et j’ajoute qu’il y a une part de responsabilité dans le fait d’avoir laissé la jeunesse musulmane comme une proie facile à des idéologues, des sermonnaires, des aventuriers et des doctrinaires, sans qu’elle soit immunisée contre la déferlante wahhabite et les idées salafistes. C’est pour cela que nous nous retrouvons in terminis avec des individus ignares et incultes qui passent à l’acte criminel et commettent l’irréparable.
Certains pointent aussi du doigt les financements étrangers et les ingérences d’autres pays dans les instances musulmanes de France…
Ghaleb Bencheikh : J’ai eu l’occasion de dire qu’en France nous vivons un paradoxe qu’il faut savoir rompre. On ne peut pas demander à l’État de ne pas se mêler de l’organisation des cultes, quels qu’ils soient et en l’occurrence le culte islamique, en vertu de la loi de Séparation du 9 décembre 1905, et en même temps s’accommoder de l’ingérence directe de puissances étrangères et de l’influence de régimes autocratiques. Donc cette notion de présidence tournante du CFCM (Conseil français du culte musulman, ndlr), est à mon avis inefficace et inopérante. Nous devons savoir mettre fin à ce qu’on appelle l’islam consulaire en France. Il est davantage le résultat de manigances et d’agissements de barbouzeries que l’aboutissement d’une vision saine pour une religion ayant sous-tendu une civilisation impériale.
Pour les financements des mosquées, j’ai cru comprendre qu’à 90 %, c’est un financement des fidèles. Les 10 % des 2500 mosquées en France auraient un financement étranger. Dans l’absolu, rien ne l’interdirait si c’était un financement transparent et propre. Ce qui est grave, c’est quand celui qui rémunère l’orchestre choisit la musique. Là, commenceraient les problèmes.
En l’absence de clergé dans l’islam sunnite, que faut-il faire pour avoir des interlocuteurs crédibles et réellement représentatifs ?
Ghaleb Bencheikh : L’islam chiite dispose d’un clergé d’ordre académique et non sacerdotal. En revanche, il n’y a pas de structure cléricale dans l’obédience sunnite. Cela est voulu comme une source de bonheur incommensurable, parce que la relation entre le croyant et Dieu est une relation directe, ex abrupto. Elle ne nécessite pas le truchement d’un quelconque intercesseur ni la médiation d’un quelconque directeur de conscience. Mais il se trouve que cette absence d’autorité papale est, de nos jours, une source de problèmes inextricables. À travers l’histoire, bien qu’il n’y eût pas de pontificat, il y avait une formule qu’on pourrait traduire en français par « ceux qui savent lier et délier », sous-entendu savoir délier l’écheveau des questions épineuses, qu’elles soient théologiques, religieuses, jurisprudentielles… Ils constituaient un collège d’ulémas qui pouvaient être totalement indépendants du pouvoir politique, comme ils pouvaient être inféodés au prince, c’est selon les circonstances.
Dans notre cas, en France, ceux qui savent lier et délier doivent être des gens compétents, sérieux, probes, intègres et bien formés, notamment dans les questions théologiques. Malheureusement, sans vouloir généraliser, nous avons toujours eu affaire sur ces trois dernières décennies à des affairistes, à des manœuvriers et à des activistes sans aucune connaissance théologique.
Quels sont les noms que vous considérez aptes à remplir un tel rôle ?
« La période de l’homme charismatique est révolue »
Ghaleb Bencheikh : Je me garderai bien de donner des noms. La période de l’homme charismatique est révolue, d’ailleurs il faut même s’en méfier. En revanche, il faut susciter des hommes et des femmes qui aient l’intégrité morale, la probité intellectuelle, la compétence théologique, une bonne connaissance du terrain et une sympathie profonde pour la jeunesse ; des hommes et des femmes qui prennent en charge les aspirations tant spirituelles que morales de cette jeunesse en allant lui parler avec bienveillance mais sans complaisance. Il nous faut des hommes et des femmes déterminés, audacieux avec la hardiesse requise pour mener à bien les réformes nécessaires. Ceci est le profil indiqué. En plus, à travers l’histoire récente, c’était le rôle, certes de facto et non de jure, du recteur de la Grande mosquée de Paris d’être considéré comme le pôle autour duquel s’agrégeaient les fidèles. Nous constatons donc que depuis trois décennies, ce rôle n’est plus assumé. La preuve, c’est que nous en avions un qui, au lieu d’être le « représentant » des fidèles musulmans et l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, a accepté qu’il y ait une autre instance à côté de la mosquée de Paris. Il l’a même entérinée en y siégeant, voire en la présidant. Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris. Laquelle institution est minée par une incurie organique. Avant on évoquait une mosquée dont le rayonnement éclairait l’Europe, maintenant on parle de la mosquée du 5e arrondissement…
« Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris »
Vous pensez donc que le CFCM ne remplit plus son rôle ?
Ghaleb Benckheikh : J’ai été sévère quant au processus qui a présidé à sa mise en place parce qu’on ne peut pas passer de consultant à dirigeant. Nous avons vu ce qui s’est passé lors du conclave de Nainville-les-Roches quand Nicolas Sarkozy avait décidé de désigner les membres du bureau. Lequel bureau n’a même pas été entériné par les élections organisées après coup. Et, des scénarios similaires ont été reproduits. On a agi comme si on était dans une république bananière. Aussi ne faut-il pas s’étonner que cette instance laisse le terrain vide à des prédicateurs qui venaient de l’étranger ou à certains imams autoproclamés. Maintenant que cette instance existe, il faut l’aider à se consolider et faire en sorte qu’elle soit dirigée par des gens sérieux et compétents privilégiant l’intérêt général sur les petites combines mesquines. Actuellement, Mohamed Moussaoui me paraît être un homme sage agissant pour le bien commun, il faut l’assister dans sa mission.
L’imam Hassan Chalghoumi s’est imposé comme un véritable porte-parole des musulmans de France, mais il est contesté par une partie de la communauté. Pourquoi, selon vous ?
Ghaleb Bencheikh : Entendons-nous bien. Les menaces de mort qui visent Hassan Chalghoumi sont totalement inacceptables. Son intégrité physique et morale doit être préservée. Rien ne justifie que l’on attente contre sa vie.
Simplement, sur cette affaire-là, il y a une réelle incompréhension et une méprise, voire une humiliation. Les musulmans de France le récusent et contestent son « porte-parolat » imposé. Il ne suffit pas qu’un quidam clame des choses sur lesquelles nous sommes tous d’accord pour qu’il soit propulsé au rang d’un « clerc ». Dénoncer l’islamisme radical, le terrorisme et l’antisémitisme ne fait pas de celui qui le dit un représentant des musulmans de France. Et ceux-ci sont, en effet, humiliés de voir un benêt ânonnant des mots convenus, le plus souvent sans finir ses phrases, parler en leur nom et présenté comme leur représentant. Ce n’est pas normal ! Sait-on qu’il a un effet repoussoir auprès des jeunes musulmans qui ne le considèrent nullement comme un modèle identificatoire ? On l’a même érigé récemment en grand philosophe afin de faire l’exégèse de l’œuvre d’Averroès, alors qu’il ne comprenait même pas les questions qui lui sont posées !
« Cette atteinte à l’intelligence des Français musulmans et à leur dignité a assez duré »
L’énigme réside dans la surprise feinte de ceux qui n’entendent pas la colère des musulmans qui se voient brocardés à travers son omniprésence dans les médias. Quand une républicaine comme Bariza Khiari l’a fait savoir, une partie de la presse lui est tombée injustement dessus. Donc à un moment donné, il faut en finir avec cette humiliation. Il faut savoir faire la part des choses entre un homme qui dénonce, à juste raison, l’antisémitisme, le terrorisme, la radicalité islamiste – il n’est pas le seul à le dire et à le faire savoir- et le fait de l’ériger comme le quasi unique porte-parole des musulmans de France. Cette atteinte à l’intelligence des Français musulmans et à leur dignité a assez duré.
Le jeu de certains médias et des concours de circonstances qui remontent à une dizaine d’années expliquent cet état de fait. Sa biographie est connue de tous. C’est aussi à cause de la paresse intellectuelle de certains journalistes pour qui, dans leur esprit, le parangon de l’imam c’est celui qui, avec une calotte sur la tête, baragouine quelques phrases alambiquées inachevées. Savent-ils qu’il y a d’autres imams lettrés qui peuvent siéger sous la Coupole ? Nous avons des imams savants, on les laisse de côté et on fait venir toujours le même qui, avec son indigence intellectuelle, nous parle de poissons !!
Les autorités françaises ont entamé la dissolution de certains collectifs associatifs et même la fermeture de certaines mosquées, soupçonnés de promouvoir un discours radical. N’y a-t-il pas risque de dérive autoritaire ?
Ghaleb Bencheikh : Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes dans un État de droit. Et le droit corsète et libère. Si ces mosquées sont le lieu de discours et de prêches n’allant pas de pair avec les principes républicains, c’est normal qu’elles soient fermées. C’est même curieux qu’on ne l’ait pas fait auparavant. Si ce n’est pas le cas, il incombe aux responsables de ces lieux de culte d’épuiser toutes les voies de recours judiciaire afin de faire triompher l’éclatante vérité. Quant aux collectifs associatifs, je dirais la même chose. J’ajoute que, moi qui distingue les temporalités, j’insiste sur le temps de la condamnation sans réserve ni atermoiements du terrorisme et de l’extrémisme djihadiste sans l’assujettir concomitamment à une complainte victimaire. Puis viendra le temps de l’analyse froide et du débat avec séparation des paramètres et distinction des registres. Les maladresses commises, à mon sens, par les responsables de ces collectifs associatifs sont d’avoir confondu ces temporalités. Les erreurs de ces responsables sont dans la non-appréciation de la psychologie collective – outre leur implication réelle ou putative dans le relais des thèses islamistes – d’une nation traumatisée. Le discours immédiat sur la victimisation et la stigmatisation devient inaudible voire insupportable.
« Il se trouve qu’il y a véritablement en France une haine contre les musulmans en tant que personnes »
Et pourtant, bien que la nation convalescente et résiliente tienne toujours et que la digue n’ait pas cédé en dépit des discours toxiques de fragmentation, il se trouve qu’il y a véritablement en France une haine contre les musulmans en tant que personnes. C’est une attitude de défiance, d’hostilité et de détestation à leur encontre qui se manifeste dans la vie réelle, sur les réseaux sociaux et sur certaines chaînes de télévision. Un délinquant condamné par la justice continue à y déverser son fiel. Et, sans concurrence victimaire aucune, en l’état actuel des choses, une instance qui absorberait l’émotion des musulmans discriminés et qui canaliserait leur colère aurait de beaux jours devant elle. À côté de la Dilcrah (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine, ndlr) qui fait un travail remarquable, une instance qui prendrait en charge la souffrance des musulmans dans un cadre républicain ne serait pas de trop. On ne combattra jamais le radicalisme islamiste et le terrorisme en France qu’avec le concours dévoué de la composante islamique de la nation.
L’affaire des caricatures semble se calmer. Que faut-il retenir comme enseignements de cet épisode ?
Nous sommes dans une ère de mondialisation où l’actualité chasse l’actualité, mais il se trouve aussi que la nation française, suite aux chocs successifs qu’elle a subis paraît vulnérable. Elle endure la crise sanitaire doublée d’une crise économique et sociale et elle est ébranlée par la crise sécuritaire provoquée par le terrorisme abject. Mais il est dans l’histoire des nations de vivre des épreuves terribles ; la dernière séquence qu’a pu connaître la nation française doit être subsumée. C’est l’occasion d’affirmer qu’elle est en devenir et qu’elle aura un avenir. Il nous incombe à nous tous, qui nous disons hommes et femmes de bonne volonté, de faire en sorte que cet avenir soit radieux et que l’effusion de sang d’êtres innocents ne soit pas vaine. Ce sera l’avènement d’une nouvelle ère où les difficultés liées à la question épineuse islamique en France seront aplanies.