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Rapport Stora : le monde fantasmé de Benjamin Stora

Rapport Stora : le monde fantasmé de Benjamin Stora

Seddik Larkeche, intellectuel franco-algérien, expert international en gestion stratégique des risques.

CONTRIBUTION. Suite à la publication du rapport de l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, le professeur Seddik Larkeche nous a fait parvenir cette contribution que nous publions intégralement.

« Cher Professeur Stora

Suite à la publication de votre rapport sur la mémoire et la guerre d’Algérie commandité par le Président Macron, il me paraissait utile dans le débat enclenché de vous répondre sur le fond de votre exposé. De surcroît, parce que votre rapport me semble décalé des enjeux mémoriels actuels, du cahier des charges qui vous a été transmis par le Président Macron et de la pertinence de vos conclusions.

L’analyse de votre rapport se fera en plusieurs temps : le premier sur la forme qui prête à confusion et qui impacte le fond. Il me fallait également poser la question de votre posture en tant que chercheur face à l’objet de la demande, tant en ce qui concerne la démarche épistémologique que méthodologique.

Ensuite, sur le fond de votre tentative de démonstration et enfin sur vos propositions. Pour ne pas reproduire la succession des innombrables faits historiques qui noient le lecteur (difficulté renforcée par l’absence d’architecture numérotée), je vous propose d’analyser votre exposé par thèmes afin de se fixer sur l’essentiel.

  1. SUR LA DÉMARCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE.

Le rapport est riche d’informations, de références mais trop détaillé allant dans plusieurs directions avec des répétitions sur plusieurs parties, édulcorant la cohérence qui peine à ressortir. Ce développement tous azimuts fragilise la démonstration qui tente d’être opérée sur un objectif supposé d’apaisement des mémoires, par un jeu permanent de tentative d’équilibre entre la puissance coloniale, les Européens, les Harkis et les autochtones algériens.

Il semblerait que votre cheminement soit construit avec le prisme d’une symétrie permanente des phénomènes observés s’éloignant de la réalité historique qui était tout sauf équilibrée entre les différents protagonistes. De 1830 à 1962, une constante, une violence inouïe à l’égard des autochtones algériens que vous semblez esquiver pour tenter de justifier une symétrie des mémoires et par prolongement des responsabilités.

Alors que la responsabilité de la colonisation est unilatérale vous feignez de ne pas savoir que du côté de la puissance coloniale et des Européens qui s’y accolaient, la violence était massive et industrielle alors que du côté des indigènes algériens, elle était en réaction, ponctuelle et artisanale.

Votre subjectivité est assumée et esquissée par la référence à de nombreux auteurs que vous rassemblez pour soutenir un discours orienté sur une histoire mémorielle et de la guerre d’Algérie où chaque partie est renvoyée à sa position originelle sans jamais hiérarchiser les responsabilités. Comme si les acteurs en présence ne s’étaient pas compris mais que personne n’était le porteur principal de cette tragédie historique. Chacun vivait paisiblement sa vie avec de nombreux liens dans un monde de contact que vous fantasmez avec de nombreuses interactions riches.

Cette posture épistémologique n’est pas la réalité historique de l’Algérie de 1830 à 1962 qui a fracturé la société algérienne enfermant le principal de sa population dans un statut d’indigènes, de sous-hommes à qui on ne pouvait accorder l’égalité des droits parce que musulmans et que l’on avait spolié en les expropriant de force de leurs terres.

Les quelques avancées que vous tentez de souligner furent adoptées quelques années avant l’indépendance mais les dégâts occasionnés étaient trop profonds. Les Algériens iraient jusqu’au bout par les armes à une indépendance pleine et entière. Vous semblez sous-estimer qu’il y avait durant cette période coloniale, deux sociétés parallèles : les colons propriétaires fonciers avec les autres européens et les colonisés.

Il est vrai que ces deux sociétés avaient néanmoins quelques contacts entre elles, souvent sous couvert de racisme et de subordination. Bien sûr, il existait aussi quelques interactions amicales, amoureuses et politiques mais elles ne représentaient pas le principal, comme vous tentez de le présenter. Le colonisé ne rentrait pas chez l’Européen et encore moins chez le colon et vice versa et c’était la règle dans toutes les familles à quelques très rares exceptions.

Le paradigme de la mémoire fantasmée, symétrique dans ses responsabilités que vous adoptez pour tenter de neutraliser les demandes algériennes, fragilise fortement votre récit de la réalité coloniale et par prolongement de la pertinence de votre rapport.

Comme si votre travail de recherche se faisait absorber par un prisme politique, mettant au second plan votre mission d’historien. Ce parti pris politique dans votre rapport, nous le ressentons du début jusqu’à la fin pour en devenir gênant.

Nous percevons assez vite que votre objectif est de tenter -par quelques propositions- de ne pas intervenir sur l’essentiel, la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité de l’État français dans la colonisation qui a été effroyable pour la majorité des algériens avec des crimes contre l’humanité et des crimes d’Etat.

  1. SUR LA DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE.

La méthode utilisée est principalement d’ordre descriptif avec de nombreux faits historiques et des passages où votre implication est plus grande sur des affirmations souvent peu convaincantes, comme sur la communautarisation visant indirectement une partie des Franco-Algériens mais aussi les harkis ou la question des excuses.

L’ordre chronologique des faits historiques n’est pas respecté et ne permet pas de comprendre le rapport des causes aux conséquences, en particulier pourquoi la France est venue coloniser l’Algérie, pourquoi une telle violence a été utilisée à grande échelle et pourquoi la France n’a pas été capable durant près de 130 années d’accorder une égalité des droits, pleine et entière, à ces indigènes musulmans. Nous y reviendrons précisément pour prouver ce que nous avançons.

Sur la démarche analytique, il semblerait qu’elle soit mise au second plan. À aucun moment vous nous expliquez comment comprendre ce passé colonial dans sa dimension économique et politique. La colonisation fondée sur des aspects politiques de prédation moralement inacceptable est, elle aussi, largement occultée.

La condamnation de la colonisation que vous opérez est également peu illustrée par les dégâts occasionnés et toujours contrebalancée par une célébration d’interactions positives, sans doute pour atteindre votre objectif tenu des responsabilités partagées.

Le jeu d’équilibriste que vous développez est intenable du côté algérien mais aussi du côté français pour toutes celles et ceux qui souhaitent révéler la réalité historique de cette barbarie coloniale pour apaiser définitivement les mémoires. La souffrance de chacune des victimes de cette période doit être respectée mais il est essentiel de hiérarchiser, non pas ces souffrances, mais les responsabilités des acteurs en présence, ce que vous ne faites aucunement durant tout l’exposé de votre rapport.

La méthode utilisée est également noyée par le référencement d’une multitude d’auteurs cités où vous omettez volontairement de préciser leurs positions globales sur la question principale qui est celle de la responsabilité de la France en Algérie, en vous focalisant sur un aspect partiel de la problématique centrale, les références de Gilbert Meynier ou de Guy Pervillé que vous tentez d’exploiter sont significatifs à cet égard.

Ces références, à profusion mais sélectives, génèrent une gêne profonde que nous ressentons lorsque nous vous lisons et conduisent même certains de ces auteurs à dire le contraire de leurs pensées globales alors qu’ils reconnaissent aisément la réalité asymétrique de cette tragédie historique et la nécessité de reconnaître la responsabilité unilatérale de la France (voir partie sur les excuses).

Pour illustrer mon propos, j’ai dû extraire de votre rapport quelques thèmes afin de mettre en exergue un complément de contenu qui aurait dû être rigoureusement exposé pour prouver une impartialité dans votre travail. Ces thèmes portent sur la singularité du conflit (4), sur la communautarisation des mémoires (5), sur les juifs d’Algérie (6), sur le rapport économique (7), sur les harkis (8), sur la question des excuses (9), sur les archives (10), sur les images (11), sur les pollutions (12), sur les crimes contre l’humanité (13), sur les victimes (14), sur le monde du contact (15), sur les deux imaginaires (16).

  1. SUR LA SINGULARITÉ D’UN CONFLIT, SUR LA BRUTALISATION DE LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE.

« La guerre d’indépendance algérienne fut, avec celle d’Indochine, la plus dure guerre de décolonisation française du XXe siècle…Près d’un million d’Européens, ceux que l’on appellera plus tard les pieds noirs y travaillent et y vivent depuis des générations. Ce ne sont pas tous des grands colons surveillant leurs domaines. La plupart ont un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole… Tous ces cas et d’autres, bien documentés par les travaux récents d’une nouvelle génération d’historiens en France, ou à l’échelle internationale, témoignent de la brutalisation de la société algérienne » (Rapport Stora, page 49).

Ce n’est pas la guerre de décolonisation qui fut la plus brutale mais la conquête avec près de 30 % de la population qui fut décimée avec une rare violence. Ce n’est pas une brutalisation de la société algérienne mais une entreprise à grande échelle de barbarie de 1830 à 1962. Le récit officiel français ne veut pas s’étaler sur cette tragédie ou pour certains l’édulcore -comme vous le faites- avec ce concept de brutalisation. Je vous renvoie à l’indignation de Germaine Tillion, la grande ethnologue et géographe qui a bien connu l’Algérie et dont les cendres ont récemment été transférées au Panthéon. Elle écrit : « Il y a, à ce moment-là, en 1957, en Algérie, des pratiques qui furent celles du nazisme ».

Contrairement à ce que vous prétendez sur les élites naissantes durant la colonisation, il faut relire votre ancien directeur de thèse Charles Robert Ageron qui dans ses œuvres complètes (2005) confirme :

« La colonisation non seulement bouleverse l’économie et la société autochtone mais elle brise également les élites locales et paupérise la majorité indigène. Dans le cas algérien, on peut parler de prolétarisation ou de clochardisation de la masse indigène ».

Enfin sur la population européenne d’Algérie, il suffit de relire « Crimes et Réparations » de Bouda Etemad (2009) :

« Si les sociétés européennes et indigènes sont économiquement diversifiées, les disparités de revenu entre les deux communautés sont très prononcées. En 1954, le revenu moyen d’une famille européenne est 8 fois supérieur à celui d’une famille algérienne ».

Sur votre concept de brutalisation en Algérie, je vous confirme qu’il est volontairement décalé de la tragédie coloniale. Vous utilisez ce concept pour corroborer votre tentative de démonstration des symétries des responsabilités et d’une société coloniale qui avait aussi de bons côtés dans un monde de contact et d’interactions positives.

La réalité non fantasmée est malheureusement plus tragique. La violence était inouïe et la France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes.

Les tortionnaires étaient dans leur majorité de jeunes officiers, carriéristes et assoiffés de sang algérien avec à la clé, pour certains, les promotions aux grades suprêmes de maréchal ou général. Ces hauts dignitaires de l’armée française devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chances de gravir les échelons.

L’ignominie de leurs actes leur donnait l’illusion que cette expédition et cette guerre seraient inéluctablement gagnées. Victor Hugo, le célèbre écrivain des Misérables écrira sur Saint-Arnaud qui avait commis l’irréparable en massacrant en masse des civils algériens, « Ce général avait les états de service d’un chacal » (V. Hugo, recueil : « Les Châtiments », Saint-Arnaud). Saint-Arnaud ne sera pas le seul.

La ligne de conduite du colonialisme est semblable à celle du nazisme sur son fondement de domination de l’autre par la force avec une idéologie commune qui veut le déni et la mort de l’autre. Elle façonne par la manipulation et par la menace, pour mieux dominer tout en faisant subir les pires horreurs.

L’idéologie coloniale est plus pernicieuse que l’idéologie nazie qui a pourtant cultivé le malheur de vouloir explicitement la mort de l’autre dans un système totalitaire. La doctrine coloniale est plus sournoise car elle est associée à un modèle démocratique. Elle se cache derrière les fondements républicains pour mieux asseoir le mythe de la mission civilisatrice par les massacres et la domination.

L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent trente années (cent trente), avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger, la barbarie du 17 octobre 1961, la torture à grande échelle et les exécutions sommaires, très proches des pratiques nazies.

La France sait que ses militaires se sont comportés comme des animaux pour massacrer et dominer les populations locales dont un grand nombre de civils, vieillards, femmes et enfants.

Lors de la conquête, le général Bugeaud, chef d’état-major, le général Cavaignac et d’autres comme Pélissier, seront de grands adeptes d’une pratique originale, celle des enfumades.

La technique consistait à enfermer femmes, enfants et vieillards dans des grottes que l’on avait pris soin de boucher, sans laisser aucun espoir d’en sortir, avant d’y mettre le feu.

Ce supplice conduit à une mort lente par asphyxie qui dévore ces familles à petit feu. Ces crimes, d’une ignominie sans pareille, seront les premiers crimes contre l’Humanité commis par la France en Algérie loin de la brutalisation dont vous parlez.

Les massacres se poursuivront sous différentes formes durant toute la guerre d’Algérie. Quelle trajectoire exceptionnelle pour ces militaires qui seront tous honorés par la France avec des places, des avenues et des boulevards en leur honneur.

Ce paradoxe explose dans les mémoires des descendants de ces massacrés en Algérie ou installés en France qui ne peuvent comprendre pourquoi la République française continue de développer un discours honorifique envers ces militaires qui ont, en réalité, sali sa Mémoire. Une partie de ces Franco-Algériens que vous suspectez de communautarisation (pour dire autrement de radicalisme religieux), sont en réalité en grande majorité favorables à un apaisement des mémoires.

  1. SUR LA COMMUNAUTARISATION DES MÉMOIRES, VERS UNE MÉMOIRE COMMUNE.

« Dans le même temps, sont arrivés, les moments du désenchantement politique, de l’effondrement collectif avant ou après la chute du Mur de Berlin, et de la montée de l’individualisme. Avec ce retour de l’individu, la religion est venue comme une possible solution, l’intégrisme religieux a surgi, d’autres groupes se sont constitués, communautaires, renvoyant aux identités ancestrales. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’une communautarisation des mémoires se soit produite, à propos de la guerre d’Algérie et du souvenir de la colonisation. » (rapport Stora, page 12) « Tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres. Or, chaque groupe exige une empathie à sens unique, unilatérale, exclusive ». (rapport Stora, page15).

La France a peur de l’islam : d’abord parce que, dans un racisme séculaire, elle s’est habituée à la considérer comme une religion inférieure, pour tenter de préserver son apparente supériorité. Elle a aussi peur de l’islam car elle craint de perdre son identité traditionnelle. Plus la France a nié cette religion, plus elle a été le ciment d’adeptes plus nombreux. C’était le cas durant la colonisation en Algérie. C’est le cas aujourd’hui en France.

La pratique de l’islam va exploser au début des années 80 dans une forme de quête identitaire que la république n’a pas su satisfaire face au poison du racisme qu’elle subissait, fondé en grande partie sur une histoire falsifiée. Ce paradoxe explose dans les mémoires des descendants de ces massacrés qui ne peuvent comprendre pourquoi la République continue de développer un discours honorifique envers ces militaires qui ont, en réalité, fracturé sa mémoire.

Il n’y a donc pas de communautarisation des mémoires mais l’incompréhension d’un récit falsifié et d’un déni de ce qui s’est réellement passé. Sur l’intégrisme religieux que vous ne quantifiez pas mais qui semble d’une manière sous-jacente être votre obsession n’est pas là encore une réalité objective.

Je suis à l’opposé de cette approche facile et je rejoins Alain Badiou (2015) lorsqu’il affirme :

« La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs « idéologiques » et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement ­conservateur…C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise ».

Le poison racisme gangrène la population maghrébine en France et surtout algérienne avec une triple peine et vous devriez le savoir en tant Président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

La première sentence est d’être très souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la tragédie coloniale, avec le stigmate de ces indigènes qui se sont battus pour ne pas être français, tout en venant s’installer en France en réclamant les mêmes droits.

Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans. Enfin, ces musulmans dont la majorité est algérienne sont les supposés porteurs du nouvel antisémitisme français, faisant de cette population, la cible privilégiée du poison français (le racisme) alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.

Il suffit de lire Georges Bensoussan, dans « Les Territoires perdus de la République » (2002): « C’est cet antisémitisme que l’immigration arabo-musulmane dans notre pays a introduit au sein de la République ». Je crains que votre idée phare de communautarisation risque d’alimenter (sans le vouloir) un peu plus la stigmatisation de cette population où les Franco-Algériens sont la principale composante.

  1. SUR LES JUIFS D’ALGÉRIE, SUR LE MONDE DE CONTACT.

« Partagés entre leurs deux patries, la France qui leur a donné l’exercice de la citoyenneté par le décret Crémieux de 1870, et l’Algérie, terre natale où ils étaient enracinés, les Juifs d’Algérie n’ont pas basculé dans le camp de l’indépendance algérienne, sauf des groupes de militants, comme les frères Timsit, ou les Sportisse. Ils ne répondront pas plus, collectivement, aux chants de sirène de l’OAS, malgré certes quelques exceptions, comme à Oran. Que pouvons-nous faire ? déclarera alors Jacques Lazarus, un des leaders de cette communauté juive. Être vigilant, ne jamais provoquer, mais tout tenter pour éviter de subir ». (Rapport Stora, page 30).

« Les juifs d’Algérie appartiennent, pour beaucoup d’entre eux, à ce monde du contact, et les jeunes d’aujourd’hui qui appartiennent à cette communauté veulent comprendre cette part d’Orient qu’ils portent toujours en eux ». (Rapport Stora, page 31).

La population juive d’Algérie vit depuis des siècles en Algérie mais depuis la conquête en 1830, il y a eu de nombreux points de ruptures. Votre présentation d’une communauté juive vivant en grande partie en pleine harmonie avec les Arabes est une vision fantasmée de la réalité coloniale.

Le premier épisode est lié à la conquête en 1830 justifiée par le supposé coup d’éventail du Dey D’Alger au Consul Deval qui ne souhaitait pas répondre favorablement aux dettes françaises contractées par deux négociants juifs de Livourne Busnach Jacob Bacri. C’est l’instrumentalisation de cette dette par ces deux négociants juifs qui sera le prélude à la conquête de l’Algérie et qui restera dans la mémoire des Algériens.

Durant cette conquête, d’autres négociants juifs de Livourne et d’ailleurs profitent de cette invasion en s’accaparant d’un certain nombre de biens comme le confirment R.Ayoun, B.Cohen, G.Nahon (1982).

Le décret Crémieux de 1870 accentue le clivage entre les deux communautés : des émeutes anti-juives à Oran en 1897 ou à Constantine en 1934 cristallisent les rapports entre arabes et juifs.

Les évènements du 8 mai 45 où des milices composées également de juifs sous la houlette de André Achiary renforcent l’écart entre ces populations. Mais c’est surtout la position ambiguë des juifs -pour ne pas dire hostile- pour l’indépendance de l’Algérie qui sera décisive dans la rupture définitive entre juifs et arabes.

La population juive d’Algérie n’était peut-être pas dans sa majorité pour les ultras de l’OAS comme vous le soulignez mais dans l’ensemble pour le maintien de l’Algérie française. L’assassinat de Cheikh Raymond en 1961 par la résistance algérienne et l’interdiction de voyage d’Enrico Macias jusqu’à ce jour doivent nous interpeller sur les réminiscences coloniales.

Sur le monde de contact dont vous faites allusion chez les jeunes juifs, il est bienvenu chez les algériens à condition qu’il ne soit pas la reproduction d’un poison racisme insidieux où ils seraient désignés comme les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français (souvent à cause de leurs soutiens à la cause palestinienne) comme l’affirme aussi Francis Khalifat, le Président du Crif :

« On ne peut ignorer une réalité ; les agressions de l’antisémitisme au quotidien sont le fait de jeunes musulmans dans ces quartiers difficiles, 18 février 2019, journal Le Parisien ».

Le Crif, organisation représentative très influente en France et fervent soutien d’Israël, m’amène à rester perplexe sur ce supposé monde de contact passé et présent de la communauté juive dont vous parlez.

Cette dimension est renforcée par l’axiome Algérie-Palestine, France-Israël, un dénominateur commun : le colonialisme. Le colonialisme français en Algérie et le colonialisme israélien en Palestine répondent à la même logique, la domination par la violence d’un peuple sur un autre avec une inégalité des droits.

Le pouvoir colonial et plus précisément l’idéologie socialiste, où la communauté juive est fortement présente, a toujours soutenu le mouvement colonial sioniste.

Dans le même esprit, Guy Mollet sera un fervent défenseur d’Israël tout en étant le père de la guerre totale en Algérie. Le soutien à Israël se justifie comme moyen de défense de « l’Occident » en Orient face aux ennemis de toujours que sont les musulmans.

Je suis donc à l’opposé de votre vision des juifs d’Algérie comme population de contact avec les autochtones : la position principale était réfractaire à l’indépendance algérienne générant une rupture définitive avec la résistance algérienne. Je confirme également qu’un certain nombre de juifs se sont engagés au péril de leurs vies pour que l’Algérie soit indépendante.

Je pense tout particulièrement à des personnages comme Henri Alleg que j’ai eu l’honneur de rencontrer mais aussi Henri Curiel, et tous les autres. Aujourd’hui, les Algériens (dans leur grande majorité) n’ont pas de problèmes avec les juifs, seulement une volonté d’être solidaires de leurs frères palestiniens qui subissent encore en 2021 le joug colonial israélien.

  1. SUR LE RAPPORT ÉCONOMIQUE.

« On le voit bien avec ces chiffres impressionnants, la France et l’Algérie entretiennent un partenariat important sur le plan économique. Et pourtant… Pourquoi ces rapports si denses donnent-t-ils toujours l’impression d’une conflictualité latente entre les deux pays ? Pourquoi cette méfiance, cette absence de corrélation entre le volume des échanges économiques et la distance des relations politiques ? La clé de ce mystère se trouve, bien sûr, dans la longue histoire coloniale qui a provoqué tant de blessures, de ressentiments, de ruminations mémorielles… » (Rapport Stora, page 35).

Je suis étonné par votre réaction, pourquoi cette crispation continue ? Parce que vous devriez savoir que ces échanges commerciaux enferment l’Algérie dans une dépendance multiforme à l’avantage de la France alors qu’elle devrait être beaucoup plus autonome : Souvenons-nous de cette Algérie qui exportait du blé, des fruits et légumes en grande quantité avant 1830 à la France.

Vous surestimez également la nature efficiente de ces échanges où, en réalité, les investissements réels opérés sont très faibles, avec des transferts de technologies quasi nuls et des taux d’intégrations tellement faibles que ces supposés investissements augmentent paradoxalement la facture en devises de l’Algérie, l’effet inverse escompté.

L’exemple de Renault devrait vous alerter sur le mirage de ce type de projet pour l’Algérie où la production locale coûte plus cher que l’importation alors que l’objectif est inverse.

Enfin, vous devrez logiquement admettre que l’Algérie peut être exaspérée par la profusion du poison corruption dans les relations bilatérales. Le cas de l’autoroute Est-Ouest ou celui de la société Egis, société détenue indirectement par l’État français, condamnée récemment par la justice française pour corruption d’un agent public étranger (en Algérie) ne peut qu’édulcorer votre vision fantasmée des relations économiques France Algérie.

  1. SUR LES HARKIS.

« Les enfants des harkis ont les mêmes droits que le reste des Algériens, à condition qu’ils défendent ce paisible pays. Les enfants des harkis ne sont pas responsables des actes de leurs parents. Bien accueillie par une partie de la communauté harki, la façon de procéder est toutefois condamnée par une autre importante partie : comment dissocier, voire opposer, la figure du père à celle des enfants ? Comment accepter de revenir en Algérie, sans la présence de ses parents ? Faut-il condamner les actions passées de son père comme condition d’un retour possible ? Les dirigeants algériens insistent sur le traumatisme de violence subi pendant la période de guerre pour justifier leur position, qui ne bougera pas ». (Rapport Stora, page 49).

« Un autre volet de cette opération visera les Harkis : des annonces sont attendues sur la question de l’indemnisation ainsi que des gestes symboliques sur les lieux de mémoire de cette communauté.C’est dans le même sens que le 24 juillet 2020, le président Macron m’a confié la mission dont ce rapport rend compte ». (Rapport Stora, page 58).

La communauté harki ne constitue pas un corps homogène dans sa relation passée avec l’Algérie, entre ceux qui se sont ralliés à la France par misère sociale, ceux qui ont torturé ou assassiné mais aussi ceux qui étaient passifs se rangeant du côté du plus fort pour sauver leur peau, le traitement ne peut être identique.

Les harkis ont raison de défendre leurs droits et ils sont en train d’obtenir gain de cause. La loi de 2005 renforce leurs positions dans la société française et une allocation de reconnaissance pour service rendu en Algérie leur est allouée avec un montant de 30.000 euros par harki.

Par contre cette défense des droits ne doit pas se faire sur le dos des Algériens qui refusent leur retour en Algérie (sauf des enfants) car la réconciliation pleine et entière est loin d’être aboutie. Il serait bien utile de noter dans votre rapport votre insistance à de nouvelles indemnisations des harkis.

Cette population qui a été considérée pendant de nombreuses années en France comme des sous-hommes parqués dans des camps de fortune à raison de demander – via son Comité National de Liaison de Harkis (CNLH) – à l’Etat français une réparation globale de 40 milliards d’euros comme le souligne son Président. Les négociations sont en cours, la France leur propose à ce jour 40 millions d’euros, soit 100 fois moins.

Vous comprendrez aisément la contradiction flagrante dans le traitement discriminant des victimes de cette période coloniale. Pour toutes les victimes, des indemnisations à profusion sont opérées sauf pour les Algériens, l’égalité de traitement aurait dû être la règle mais vous ne semblez pas choqué outre mesure par cette disparité inexplicable.

  1. SUR LA QUESTION DES EXCUSES, UN DÉTOUR PAR L’ASIE.

« Je ne sais pas si un nouveau discours d’excuses officielles suffira à apaiser les mémoires blessées, de combler le fossé mémoriel qui existe entre les deux pays ». (Rapport Stora, page 81).

Vous travaillez sur l’Algérie depuis de nombreuses années et pourtant vous n’avez toujours pas compris que ces excuses sont indispensables pour panser les tragédies qu’on vécues les Algériens dans leur chair et dans leur âme.

Comme une dignité retrouvée, une reconnaissance d’être semblable, une forme de réparation politique et symbolique un peu comme le Président Chirac l’a fait avec la communauté juive pour la Shoah en 1995. Peut-être me rétorquerez-vous que ce n’est pas similaire, le martyr juif représentant le stade suprême de la tragédie historique. Il n’y a pas de concurrence dans la souffrance, toutes les victimes sont égales et ce sont les responsabilités qui sont toujours inégales. Le traitement discriminant des victimes fragilise les assises d’une égalité pleine et entière, ce qui est inacceptable dans une grande démocratie comme la France.

Votre détour par l’Asie est inopérant et l’on s’y perd avec une tentative de démonstration brouillonne. Il ne fallait pas aller aussi loin et rester chez nos voisins européens pour constater la pratique et la capacité de ces nations à regarder leurs démons du passé, en réparant politiquement et financièrement leurs barbaries coloniales. L’exemple de l’Italie face à Libye devrait vous éclairer avec la question : et pourquoi pas la France aussi ?.

Le plus surprenant sur ce dernier thème consacré aux excuses, c’est que vous transcrivez d’une manière partielle les propos du Président Macron en omettant volontairement sa volonté de présenter des excuses :

Votre version : « Pour Emmanuel Macron, cette opération vérité sur la guerre d’Algérie avait commencé par une déclaration en pleine campagne présidentielle, sur le fait que la colonisation est un crime contre l’humanité ». (Rapport Stora, page 58).

La version du Président Macron : « La colonisation fait partie de l’histoire française, poursuit-il. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. »

C’est très grave parce que vous omettez des propos d’une importance particulière qui renvoient à la réparation politique du fait colonial. Il semblerait que la volonté du Président Macron de présenter des excuses vous gênait dans votre longue tentative de démonstration de « Ni repentance ni Excuse ». Vous devriez vous référer aux écrits de Gilbert Meynier largement repris dans la revue Histoire coloniale et post-coloniale, auteur que vous citez à plusieurs reprises dans votre rapport :

« Quelles qu’aient été les responsabilités de la société, c’est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous la Vème République, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause ».

« Sur le sujet tant controversé de la « repentance », nous pensons que les historiens de France devraient s’entendre pour rendre publique une déclaration commune dans laquelle ils soutiendraient le principe d’une reconnaissance de responsabilités de la puissance publique française dans les traumatismes qu’a entraînés la colonisation. ».

« Il est impératif que la France fasse une déclaration solennelle qui prenne acte du fait colonial et de ses conséquences sur le peuple algérien, notamment les massacres, les crimes coloniaux, les dépossessions qui sont le fait des décisions de la puissance publique française, c’est-à-dire de l’État français…

Le minimum serait d’assortir cette déclaration de reconnaissance d’une proposition d’indemnisation pour les victimes ou leur descendance » (G. Meynier, 4.12.2011).

  1. SUR LES ARCHIVES.

« Ajoutons que si la France rétrocédait les archives – en originaux ou en copies – tenues en Algérie du temps de la colonisation, l’Algérie devrait elle aussi faciliter l’accès aux nombreuses archives – dites de gestion- restées sur place et qui sont non consultables. Ainsi, toutes les archives portuaires, médicales, universitaires, financières, départementales, municipales, plus celles de la Justice, du notariat et du cadastre sont difficilement accessibles aux chercheurs français »(Rapport Stora, page 65).

« L’ensemble de ces fonds constitue un bien ou un patrimoine commun. Il s’agit d’un héritage à partager entre héritiers ». (Rapport Stora, page 66).

Sur les archives, il est à noter que depuis 60 ans, elles sont principalement en France et ont été exploitées et même nettoyées pour certaines, comme tous les spécialistes le savent.

L’Algérie a raison de demander sans condition la restitution de toutes les archives. La question reste posée de savoir si elle aura la capacité d’obtenir gain de cause sans contrepartie dommageable pour le pays.

Ce bien commun -dont vous parlez tant- où l’Algérie devra ouvrir ses archives est une question à plusieurs niveaux : pour ses chercheurs c’est une évidence et il faut combler rapidement cette lacune. Pour les étrangers dont les enfants de l’ex-puissance coloniale, la question reste posée et la mise en œuvre devra être analysée en profondeur pour ne pas fragiliser un peu plus l’Algérie sur cette question mémorielle.

  1. SUR LA MÉMOIRE PAR LA FORCE DES IMAGES.

« Autour de cette séquence particulière, la guerre d’Algérie, qui a bousculé fortement l’histoire de la France contemporaine, les images apparaissent désormais avec une grande force d’évocation, de restitution, de mémoire. ». (Rapport Stora, page 75).

Vous avez raison, l’image peut être un support puissant de compréhension et d’apaisement des mémoires. Mais il faudra en urgence déboulonner ces plaques pour ces militaires honorés par la France avec des places, avenues et boulevards à leurs noms comme pour les remercier de leurs boucheries sur les indigènes algériens.

Ce paradoxe explose dans les mémoires des descendants de ces massacrés qui ne peuvent comprendre pourquoi la République continue de développer un discours honorifique envers ces militaires qui ont, en réalité, sali sa Mémoire.

  1. SUR LES POLLUTIONS DES SITES NUCLÉAIRES (ET CHIMIQUES).

« Si aucun rapport n’a été publié depuis lors, il semble toutefois que les échanges entre la France et l’Algérie se soient poursuivis pour qu’un accord franco-algérien soit trouvé sur une remédiation des anciens sites d’essais ». (Rapport Stora, page 83).

Vous semblez optimiste sur un futur accord franco algérien relatif aux dégâts écologiques opérés alors que la réalité est autre. Depuis plus de vingt années, l’Algérie demande le nettoyage des sites nucléaires mais la position française reste latente, comme si le temps permettrait d’amoindrir la vigueur de cette revendication en faisant miroiter un hypothétique accord.

La remise en état des sites nucléaires (mais aussi chimiques) où des expériences ont été opérées avec des substances d’une toxicité très élevée est urgente.

Les conséquences sont dramatiques pour l’écosystème algérien et en particulier pour les populations locales. Populations qui devront être indemnisées comme partout dans le monde. Le montant des nettoyages des sites et l’indemnisation des victimes, risque de coûter plusieurs centaines de millions d’euros, un début peut être pour une future réparation globale.

  1. SUR LE 17 OCTOBRE 1961, LE 8 MAI 45 ET TOUS LES AUTRES.

Cette date symbolise un crime d’Etat confirmant que la violence extrême sur les Algériens a été opérée jusqu’à la veille de l’indépendance comme si elle ne voulait rien lâcher, contrairement à ce que vous affirmez dans votre monde fantasmé d’interactions et de contact.

François Hollande avait signé aux côtés de personnalités telles Stéphane Hessel, Edgar Morin, Jean Daniel Raymond Aubrac ou encore vous-même, un appel pour la reconnaissance du 17 Octobre 1961 comme « crime d’État ». Une fois devenu Président de la République française, le Président Hollande fera marche arrière. Il semblerait que vous aussi dans vos préconisations, vous ne proposiez plus la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme crime d’État, pourquoi cette marche arrière entre 2011 et 2021. Le temps semble vous raidir.

Étrangement, rien dans votre rapport concernant la reconnaissance du 8 mai 45 qui est un crime contre l’humanité, mais aussi tous les autres massacres à grande échelle sur des populations civiles comme celui de Beni Oudjehane, votre silence m’interpelle.

  1. SUR LES VICTIMES.

« Louisette Ighilahriz dans Algérienne (Fayard/Calmann-Lévy, 2001), retrace son itinéraire militant et comment elle fut victime de la torture. Son autobiographie est emblématique de la douloureuse histoire franco-algérienne, au moment où le général Aussaresses, dans Services spéciaux Algérie, 1955-1957 (Perrin, Paris, 2001) publie son récit de vie qui prend parfois la forme d’une apologie des exactions commises pendant la guerre ».(Rapport Stora, page 18).

Je dois vous dire que vos appréciations me laissent un peu perplexe, tant sur Louisette Ighilahriz que sur Paul Aussaresses.

Pour Louisette Ighilahriz : Elle ne fut pas simplement victime de la torture comme vous le signalez, elle a subi un crime dont personne ne revient indemne, mais elle reste debout, digne et fière d’avoir combattu le colonialisme français.

Pour Le général Paul Aussaresses, selon vous : « son récit de vie qui prend parfois la forme d’une apologie des exactions commises pendant la guerre ».

Non, Mr Stora, le général Aussaresses a fait un brûlot qui, sur le fond du début jusqu’à la fin de son ouvrage, fait l’éloge de la torture.   Il sera condamné en 2004 pour apologie de la torture, exclu de l’ordre français de la Légion d’honneur avec une amende de 7500 euros. La différence est de taille avec votre version.

Lui qui affirmait : « Suis-je un criminel ? Un assassin ? Un monstre ? Non, rien qu’un soldat qui a fait son travail de soldat et qui l’a fait pour la France puisque la France le lui demandait ».

Vous êtes un historien expérimenté, le poids des mots est important, ces deux exemples prouvent que la colonisation était un système commandité par l’Etat français qui ne peut plus se défausser de ses responsabilités historiques. Enfin, il aurait été peut-être utile de préciser le nombre de victimes durant cette période, pour mieux illustrer la puissance dévastatrice durant cent trente-deux ans de la colonisation loin de la brutalisation et du monde du contact dont vous parlez.

  1. SUR LES INTERACTIONS ET LE MONDE DU CONTACT.

Vous avez, via le titre Interactions (page 27), donné une multitude d’exemples pour tenter de nous prouver que les algériens avaient quasiment obtenu les mêmes droits au fil du temps.

« Ce monde du contact s’est aussi développé par l’obtention progressive des droits de citoyenneté, qui s’est développé progressivement comme l’explique l’historien Guy Pervillé » (Rapport Stora, page 28).

Ce que vous oubliez sciemment de dire c’est que durant près de 130 ans de colonisation, les Algériens étaient des sujets et qu’ils ne disposaient pas des mêmes droits, parce qu’on considérait incompatible l’islam et la citoyenneté française, avec quelques rares exceptions. Pour obtenir la nationalité française, seule la naturalisation pouvait le permettre, naturalisation rare comme le confirme votre source Guy Pervillé sur son site internet.

« En Algérie, on avait donc choisi de maintenir à l’égard des musulmans la procédure la plus difficile, la plus soumise au contrôle de l’État, celle de la naturalisation. Et on ne la facilitait pas ! Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles. La procédure de naturalisation était d’autant plus difficile que l’administration locale faisait preuve d’une rare bonne volonté. Tous les témoignages concordent en ce sens. Mais au plan politique et militaire, un processus a déjà été engagé, qui mène en 1962 à l’indépendance de l’Algérie. À cette date, seuls quelque dix mille musulmans sont pleinement français, soit qu’ils aient été eux-mêmes naturalisés, soit qu’un de leur parent l’ait été ».

  1. SUR LES DEUX IMAGINAIRES.

« Au récit d’un nationalisme français valorisant la construction de routes permettant la modernisation du commerce, des hôpitaux qui font reculer les maladies, des écoles chargées de combattre l’analphabétisme… s’oppose le souvenir persistant de la dépossession foncière massive, de la grande misère dans les campagnes, ou de la perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique) »(Rapport Stora, page 25).

Je ne suis pas de ceux qui considèrent la France comme la barbarie éternelle et les Algériens comme les victimes éternelles, mais il essentiel d’affecter les responsabilités aux acteurs en présence : ne pas le faire, comme vous vous y déployez astucieusement dans votre rapport, c’est inéluctablement figer encore un peu plus les mémoires. Je vous renvoie à nouveau à Gilbert Meynier que vous citez à plusieurs reprises dans votre rapport :

« Pour nous, la reconnaissance officielle de responsabilités françaises pourrait être unilatérale : il est salutaire de commencer à balayer devant sa porte : ce sont bien les Français qui ont envahi l’Algérie, pas l’inverse. »

Dans le cas de l’Algérie, elle concernerait bien sûr au premier chef les centaines de milliers d’Algériens massacrés, de la guerre de conquête coloniale de 1830-1857 à la guerre manquée de reconquête coloniale de 1954-1962, en passant par les répressions sanglantes d’insurrections (1864, 1916/1917, 1945…), dépossédés de leurs terres et clochardisés en masse en une armée errante de désoccupés, discriminés au politique par le refus de la citoyenneté française, et au juridique par le Code de l’Indigénat, sous-éduqués enfin : d’après les chiffres officiels français, en 1954, seulement 14,6% des enfants algériens étaient scolarisés dans les écoles françaises ; cela alors que l’Algérie était composée de trois départements français et que les lois Ferry s’y appliquaient ».

CONCLUSION

Votre rapport est fort intéressant parce qu’il nous éclaire sur le long chemin à parcourir avec une posture développée supposée ambitieuse, mais en réalité qui nous fait reculer dans l’apaisement des mémoires.

Vous n’avez pas su saisir l’opportunité de franchir un palier qui était celui de la responsabilité et de la reconnaissance. La mission était trop grande pour un seul homme, ce n’est pas grave car ce n’est qu’un rapport soumis à appréciation du Président Macron qui aura le dernier mot.

Ce qui est troublant, c’est qu’il semblerait que vous vous soyez raidi avec le temps, comme si votre vocation d’historien avait été supplantée par une dimension politique, non pas celle du Président Macron qui avait courageusement ouvert la voie en reconnaissant les crimes contre l’humanité et les excuses nécessaires, mais celle d’une posture politique sur l’histoire commune entre la France et l’Algérie.

Au lieu de s’inscrire dans cette continuité idéologique du Président Macron, vous avez fait marche arrière avec l’ambition d’esquiver les questions clés et de surfer sur le thème de symétrie des responsabilités et la communautarisation des mémoires qui stigmatise toujours un peu plus les Franco-Algériens.

UNE PROBLÉMATIQUE INTERDISCIPLINAIRE.

Également, des erreurs grossières, une formalisation opaque ne permettant pas au lecteur de se fixer sur l’essentiel. Ensuite, une stratégie de ne pas répondre précisément à la mission qui vous était allouée de percevoir l’état des lieux des deux côtés de la Méditerranée sur cette question cruciale de la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie.

Une stratégie fermant les portes à de nombreux acteurs clés en France et en Algérie, historiens, intellectuels et personnalités de la société civile. Mais aussi plus gravement, l’occultation des excuses exprimées par le Président Macron en 2017, le projet de criminalisation de la colonisation en Algérie ou la question de la réparation initiée par des intellectuels français et algériens où le Conseil Constitutionnel français avait statué favorablement en 2018.

Sur vos recommandations, elles n’apportent rien de nouveau que les conclusions des comités mixtes franco-algériens qui se réunissent régulièrement, sinon une marche arrière dans l’apaisement des mémoires.   Ce ne sont pas les quelques mesures techniques proposées qui permettront de passer un palier dans les rapports algéro- français, ce sont les mesures politiques de responsabilités qui le permettront.

Les quelques propositions semblent maintenir l’essentiel, en l’espèce la position dramatique de ne pas reconnaître pleinement les responsabilités de l’Etat français qui continue à gangrener les mémoires de millions de personnes en France et en Algérie.

UN ENTRE-DEUX PÉRILLEUX, SYMÉTRIE DES RESPONSABILITÉS ET ASYMÉTRIE DES RÉPARATIONS.

Vous avez fait le pari de surfer sur un entre-deux où les responsabilités étaient toujours symétriques pour sauver une laborieuse tentative de démonstration qui ne pouvait aboutir pour faire face aux démons du passé.

Avec une équation intenable, la symétrie des mémoires et des responsabilités, face à une asymétrie des réparations à l’encontre des victimes, le tout renforcé par une formalisation difficile d’accès comme si volontaire.

Vous avez été me semble-t-il un ami de l’Algérie de longue date avec sûrement de nombreux amis et je souhaite que vous le restiez tout en percevant mieux l’âme des Algériens, ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils sont aujourd’hui et ce qu’ils veulent devenir.

Les Algériens représentent une nation avec une âme collective rebelle et combative qui ne supporte pas depuis toujours l’humiliation. Depuis 1962, l’histoire post-indépendance de l’Algérie a souvent été troublée, cherchant toujours sa voie y compris dans des épisodes tragiques mais toujours fidèles à l’esprit libre et digne de ses Chouadas.

LE COURAGE DE PASSER UN PALIER.

La France est un grand pays démocratique et sa grandeur se mesure à sa capacité à digérer ces vieux démons, elle l’a déjà prouvé à travers le temps, comme en 1995 avec la Shoah.

Je suis certain qu’elle y arrivera avec l’Algérie, courage et détermination seront nécessaires pour une décolonisation des mémoires et une réparation pleine et entière de toutes les victimes. Nous sommes contraints de réussir dans l’intérêt des deux pays mais les intellectuels des deux bords de la Méditerranée doivent avoir le courage de s’impliquer pour permettre le passage à une nouvelle ère de fraternité et de véritable partenariat.

L’ALGÉRIE FACE À SES RESPONSABILITÉS

L’Algérie devra, elle aussi, assumer ses responsabilités en ne se cachant plus derrière une instrumentalisation mémorielle pour se dédouaner de ses insuffisances chroniques, avec l’impérieuse nécessité de rupture avec la triangulation autoritarisme, rente, poison corruption pour se recentrer sur sa véritable richesse qui est celle de son peuple composite.

Ces algériens de l’intérieur et de l’extérieur qui attendent tous un grand projet pour donner envie à la nation de se reconstruire. Ce peuple algérien qui a su prouver par le hirak qu’il pouvait être capable du meilleur si on le laissait s’exprimer.

Enfin, rappelons-nous, durant cet interview de 2017, le candidat Président Macron a eu le courage de passer un palier en répondant à un jeune journaliste nommé Khaled Drareni.

Aujourd’hui ces deux personnages sont au centre des regards de leurs pays respectifs, le Président Macron face à son destin avec la question de savoir s’il pourra poursuivre jusqu’au bout sa quête de vérité et d’apaisement.

De son côté, Khaled Drareni est incarcéré depuis plus de 8 mois en Algérie pour avoir simplement exercé son métier de journaliste en couvrant le Hirak. C’est aussi cela la singularité et le paradoxe algérien, capable du meilleur comme du pire. Je suis persuadé que c’est le meilleur qui émergera avec toutes les bonnes volontés en France et en Algérie.

DU RESPECT POUR VOTRE TRAVAIL MALGRÉ LES DIVERGENCES.

Ma correspondance s’est voulue directe, franche sans concession : le sujet est grave, dépasse nos identités intellectuelles car la dignité de millions de gens est en jeu en France et en Algérie. Je suis certain que vous me comprendrez et que nous pourrons échanger, y compris dans la divergence, dans l’intérêt respectif de nos deux pays.

Veuillez croire, Cher Professeur, à l’expression, de mes sincères salutations.

 *Pr Seddik S. LARKECHE

  seddiklarkeche5@gmail.com                                                                             

De formation interdisciplinaire, Seddik LARKECHE est un intellectuel franco-algérien, Expert international en gestion stratégique des risques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Risque Algérie et stratégies de développement 1830-2030 (2012, Editions L’Harmattan) et Le Poison Français, Lettre au Président de la République, Préface de Roland Dumas, (2017, Editions Ena).
Il est Professeur des Universités. Ses recherches portent sur le risque pays et en particulier sur le Risque Algérie. Il est le précurseur de la demande de réparation financière des crimes coloniaux français en Algérie que le Conseil constitutionnel français a reconnu le 9 février 2018. Il vient d’achever l’ouvrage « Du poison algérien au génie d’une nation, lettre au Président de la République algérienne (sortie 2021). »

 


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