Des poursuites judiciaires contre les hommes d’affaires soupçonnés de corruption sont en cours, en réponse au mouvement populaire qui réclame la récupération de l’argent public détourné. Mais la tâche est loin d’être facile. Pour en savoir plus, nous avons interrogé Me Khaled Bourayou, avocat à Alger et Me Amine Boulenouar, avocat à Oran.
Ces deux avocats sont d’accord sur un point : même s’il y a des textes de loi qui prévoient la sanction des infractions dont sont suspectés ces hommes d’affaires et même si d’autres textes de loi prévoient comment récupérer l’argent volé, il n’y a pas de mécanisme général reconnu ou de procédure détaillée pour récupérer ces biens.
Pour Me Bourayou, “il y a beaucoup de considérations à prendre en compte et les poursuites et la récupération de l’argent ne passeront pas par le seul Code Pénal. Il y a des infractions qui relèvent de la loi commerciale, comme les prêts bancaires, il y a la loi fiscale aussi qui entre en jeu. Il y a les accords d’entraide signés avec d’autres pays en matière de corruption, de blanchiment et de détournement de fonds”, explique-t-il.
Ces affaires sont complexes et un effort doit être fourni par les juristes et le législateur pour mettre en place un dispositif ou une procédure générale pour mener les actions de récupération de l’argent public, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, selon les deux avocats consultés.
“Ce qui est positif cette fois-ci, c’est que la réflexion sur la récupération de l’argent public volé émane, cette fois-ci, en premier des avocats et juristes qui, nous l’espérons, seront écoutés pour trouver des solutions”, note Me Bourayou.
Sanctionner les responsables et préserver les entreprises
Les poursuites judiciaires entamées contre les hommes d’affaires suspectés de malversations doivent préserver les entreprises, les outils de production et l’emploi, insistent les deux avocats.
“Qu’est-ce qui justifie la poursuite pénale ? C’est le trouble social consécutif à une infraction. Ce qu’il ne faudrait pas, c’est que le trouble social provoqué par la sanction soit pire que le trouble social provoqué par l’infraction sanctionnée”, prévient Me Boulenouar pour qui “il faut préserver l’emploi, l’outil de production et, éventuellement, le management, soit les personnes qui agissent sur le plan technique au sein de l’entreprise, sous réserve de contrôle”.
“Si on prend les entreprises de Haddad, Rebrab, des frères Kouninef, on est peut-être à 100 000 employés. D’où l’importance de faire le distinguo entre la personne physique et l’entreprise”, plaide Me Bourayou, qui se demande si “le système répressif algérien permet de poursuivre le responsable de l’entreprise tout en conservant celle-ci”. Chose compliquée, d’autant que l’entreprise, soit la personne morale, ne peut être poursuivie “que dans un nombre de cas énumérés limitativement par la loi”, selon Me Boulenouar.
Un des défis auxquels fait face la justice algérienne à l’occasion de ces poursuites judiciaires contre des hommes d’affaires est d’éviter les troubles sociaux. “On peut poursuivre le chef de l’entreprise en tant que personne physique sans pénaliser l’entreprise, sinon cela risque de créer un conflit social pire que l’infraction supposée”, insiste Me Boulenouar.
“Dichotomie public-privé”
Dans le traitement des affaires de corruption, de détournement ou de blanchiment de fonds, les deux avocats relèvent une “dichotomie public-privé”. “Lorsque le chef d’une entreprise publique est poursuivi, l’entreprise est sauvegardée alors que lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, l’entreprise est sanctionnée elle aussi”, compare Me Amine Boulenouar.
“L’entreprise publique est protégée, encadrée, même en cas d’infraction, le responsable est poursuivi, sanctionné mais l’entreprise est sauvegardée alors que ce n’est pas le cas pour l’entreprise privée”, appuie Me Bourayou, pour qui, il faut dépasser cette dichotomie et voir les entreprises “en tant qu’outils productifs et prendre en considération les performances, l’emploi et l’impact sur l’économie nationale”.
“Tant que nous ne dépasserons pas cette dichotomie public-privé, nous n’évoluerons pas”, assure Me Boulenouar, pour qui “il faut protéger les entreprises de la même façon, qu’elles relèvent du secteur public ou privé”.
“De mauvais précédents”
Il y a eu dans l’histoire récente de l’Algérie de “mauvais précédents à ne pas reproduire” dans le traitement d’affaires liées aux entreprises privées, de corruption, de détournements de fonds, de transferts illégaux de devises impliquant des entreprises privées.
Me Bourayou cite notamment les cas Khalifa, Tonic et Kia.”Dans l’affaire Kia, l’entreprise avait 12 marques que le ministre de l’Industrie a distribuées à d’autres personnes et on s’est retrouvé avec 1100 licenciements. On a tué l’entreprise”, déplore l’avocat. “On n’a pas su tirer les leçons des liquidateurs désignés pour des entreprises par le passé”, regrette Me Boulenouar, pour qui le traitement de l’affaire Khalifa a été “catastrophique sur tous les plans”. Le groupe Khalifa a été démantelé et ses salariés jetés dans la rue, après les poursuites judiciaires lancées contre son propriétaire Rafik Khalifa.
Répression et médiation
Selon les explications des deux avocats, le meilleur procédé est celui qui permette à la fois de sanctionner les coupables, de récupérer l’argent public tout en préservant l’entreprise, l’outil de production et l’emploi est la médiation.
“Il faut trouver des solutions à même de préserver l’emploi, l’entreprise et, pourquoi pas, dans le cadre d’un accord de médiation. Que le suspect accepte de rembourser ce qu’il a volé à l’État, ce qui est en soi une bonne chose, puisse constituer un motif d’allègement de la peine sans que la personne en question soit blanchie”, propose Me Bourayou.
La médiation est une solution envisageable, notamment lorsqu’il s’agit de biens dissimulés à l’étranger. “Pour les biens à l’étranger, on peut imaginer une médiation, surtout que les infractions de détournement sont difficiles à cerner parce que l’entreprise est soumise à des infractions classiques comme l’abus de confiance ou le faux mais déterminer la dissipation d’un bien est compliqué. L’approche pénale doit être de médiation, de concertation, pour récupérer les biens détournés ou dissipés”, soutient-il.
Toutefois, “la médiation suppose la reconnaissance de la réalité de l’infraction”, selon Me Boulenouar. Si la personne reconnaît sa faute, la médiation est possible”, estime l’avocat, pour qui il ne peut y avoir de médiation sans la reconnaissance de l’infraction par son auteur.
Pas de blanchiment total pour les coupables, même en cas de médiation et de récupération des biens détournés, selon Bourayou. “Même en cas de médiation, il faut faire sentir au concerné sa responsabilité et qu’il a commis une faute”, estime l’avocat.