Consommation

Refus de facturation : au nez et à la barbe des autorités…

Les bilans des directions du commerce des différentes wilayas nous renseignent régulièrement sur l’étendue du désastre induit pour les finances publiques par les transactions commerciales non facturées.

Cette semaine, le ministère du Commerce a révélé les montants dissimulés au fisc à travers le territoire national durant les neuf premiers mois de l’année : près de 77 milliards de dinars. En baisse certes de sept milliards par rapport à la même période de l’année passée, mais le chiffre demeure inquiétant. Il l’est d’autant plus qu’il ne représente que les fraudes que les agents de contrôle ont pu débusquer lors de leurs missions routinières. Impossible donc de quantifier le préjudice que subit l’économie nationale du fait de cette pratique qui, hélas, demeure largement répandue.

Une simple virée dans les magasins de la rue Didouche Mourad à Alger centre permet de le constater. Pas facile en effet de se faire délivrer une facture en bonne et due forme. Dans le meilleur des cas, on remet un bon de caisse. « Non, on ne fait pas de facture. Je peux vous délivrer un bon, mais pas une facture, je n’en ai pas », nous répond une vendeuse dans une boutique de téléphones portables au centre d’Alger. Même pour les smartphones fabriqués en Algérie ? « Oui », répond la jeune femme qui, semble-t-il, ne sait pas à quoi ressemble une facture.

Que des marchandises produites à l’étranger et officiellement interdites d’importation soient vendues « au noir », cela peut s’expliquer par le mode de leur acquisition par les commerçants depuis les restrictions. Des téléphones et tablettes, et même des vêtements et des produits cosmétiques et alimentaires entrent illégalement sur le territoire national par le biais du système du « cabas », c’est-à-dire dans les bagages des voyageurs. Ces produits ne peuvent donc être facturés même lorsqu’ils finissent sur les rayons des magasins activant légalement.

Ce qui n’est pas le cas des produits importés légalement ou, plus grave encore, ceux fabriqués localement par des enseignes connues et parfois leaders de leur secteur.

Toujours au centre d’Alger, nous demandons à acheter cinq smartphones d’une marque algérienne bien connue. Le gérant affiche un large sourire. Ce n’est pas tous les jours qu’un client se présente pour faire d’un trait une commande de 150 000 Da. Mais lorsqu’il comprend qu’il a à faire au représentant d’une « entreprise », il déchante et prévient, avant même qu’on le lui demande : « Mais je ne donne pas de facture… ». Le bonhomme semble bien connaître le « système ». Les entreprises n’achètent pas sans facture, car elles doivent justifier toutes leurs dépenses dans leur bilan annuel par des documents.

Ce n’est visiblement pas la première fois qu’une transaction avec une entreprise capote à cause de la facture. Il sait que ce sera encore la même chose et il ne lui reste plus qu’à nous orienter vers un point de vente de la marque en question.

Une saignée qui touche quasiment tous les secteurs

On le savait et nul besoin de vérifier, dans les points de vente des grandes marques nationales, la vente se fait sur facture. La saignée est ailleurs.

Pas très loin du vendeur de téléphones, se trouve le représentant d’une grande enseigne mondiale d’équipements sportifs. Chaussures, survêtements, t-shirts et autres sont affichés à des prix presque inabordables. De jolis sacs en toile sont alignés sur un rayon. Quatre mille dinars l’unité. « C’est pour une école privée, il nous faut une facture et une remise si possible. »

Pour la remise, le jeune vendeur répond sur le champ que les prix sont fixés par « la direction » et sont donc valables pour tous les magasins de la marque. Quant à la facture, il nous oriente vers « la direction », installée dans un quartier des hauteurs d’Alger. « Le seul document que nous remettons, c’est le bon de caisse. La facture c’est la direction qui la délivre. D’ailleurs, personne ne l’a réclamée jusqu’ici », explique-t-il.

Le défaut de facturation n’épargne presque aucun créneau. A la rue de Tanger, connue pour ses restaurants populaires, on tente de négocier, toujours pour le compte d’une « entreprise », un déjeuner quotidien à longueur d’année pour une dizaine d’employés. Le gérant est tout content, propose plusieurs formules, avec ou sans dessert, et fixe un prix plutôt raisonnable, non sans présenter sa gargote comme la meilleure de la place. Seul problème, il ne délivre pas de facture. Même réponse chez un autre restaurateur de la même rue, puis chez un troisième.

Le gérant d’une boite des environs, de la rue Ben M’hidi précisément, assure qu’il a cessé de prendre en charge la restauration de ses employés à cause de ce problème de factures : « Dans mon bilan, je dois tout justifier. Les restaurateurs nous remettent des bons que les services des impôts rejettent. Ils exigent des factures en bonne et due forme, comportant tous les détails, dont montant de la TVA. Depuis une année, les frais de restauration sont remis aux employés sous forme de prime de panier, c’est l’unique solution. »

Une question s’impose dès lors. Si, au centre de la capitale, des commerçants se permettent de vendre sans facture au nez et à la barbe des services de contrôle, qu’en est-il dans les petites villes reculées de l’Algérie profonde ?

Ce que prévoit la loi : une amende de 80% du montant dissimulé…

Pourtant, la loi est claire. La facture est obligatoire pour toute transaction commerciale et les contrevenants risquent des sanctions.

« Toute vente de biens ou prestation de services effectuée entre les agents économiques doit faire l’objet d’une facture. Le vendeur est tenu de la délivrer et l’acheteur est tenu de la réclamer. Elle est délivrée dès la réalisation de la vente ou de la prestation de services », dispose la loi n° 04-02 du 23 juin 2004 fixant les règles applicables aux pratiques commerciales.

« Sans préjudice des sanctions prévues par la législation fiscale, toute infraction aux dispositions des articles (…) de la présente loi, est qualifiée de défaut de facturation et punie d’une amende égale à 80% du montant qui aurait dû être facturé quelle que soit sa valeur », prévoit le même texte.

« La facture doit être présentée par l’agent économique, qu’il soit vendeur ou acheteur, à la première réquisition des fonctionnaires habilités par la présente loi ou dans un délai fixé par l’administration concernée », est-il encore stipulé.

Les caractéristiques de la facture sont aussi fixées par voie réglementaire. « Les mentions obligatoires devant figurer dans le bon de transaction commerciale (facture, ndlr) sont, notamment : la désignation ; le prix unitaire / DA ; la quantité ; le montant par produit ou article / DA ; le montant total / DA ; les sommes perçues au titre de la consignation de l’emballage récupérable, ainsi que les frais avancés pour le compte d’un tiers, s’il y a lieu », détaille le décret exécutif 16-66 du 16 février 2016.

Des exceptions qui confirment la règle ?

Cela dit, certains commerçants se conforment à ces dispositions réglementaires et délivrent des factures pour toute transaction effectuée. Rue Didouche-Mourad, l’une des artères les plus commerçantes d’Alger. Le gérant d’un magasin de matériel informatique et téléphonique se plie à toutes nos exigences, soit une remise conséquente et une facture en bonne et due forme. Même pour un seul article ? « Je remets la facture systématiquement, même lorsque le client ne l’exige pas. C’est la loi. C’est une règle dans notre boite : on n’achète pas et on ne vend pas sans facture », dit-il. Plus étonnant encore, le cas de cette librairie de la rue Hamani, ex-rue Charras. Nous expliquons à la vendeuse que nous cherchons à acquérir des ouvrages d’histoire, une centaine, pour une « école privée » et qu’il nous fallait absolument une facture pour justifier la dépense. La bonne femme, très à l’aise, répond qu’elle pouvait nous délivrer le document même pour un seul livre.

Est-ce parce que la rue Hamani est connue pour abriter le siège d’une antenne des services des impôts ? Sans doute pas, puisque de nombreux commerces mitoyens ne remettent pas le fameux document. Les gérants de cette librairie bien connue font tout simplement partie de ces commerçants qui se conforment encore à la réglementation. Comme toute règle, la dissimulation des transactions a ses exceptions…

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