Le village qui l’a vu naître en Kabylie est à seulement quelques heures de vol de Paris, mais El Mouhoub Mouhoud est de ceux qui ont fait un très long voyage.
Parti d’un hameau dépourvu de tout aux confins de la Kabylie et d’un milieu social modeste, il est aujourd’hui président de l’une des universités les plus prestigieuses au monde, l’université Paris-Dauphine-PSL. Avec deux tremplins dans le parcours : le quartier de Kouba à Alger, puis la Seine-Saint-Denis, passage presque inévitable pour les émigrés algériens.
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De son village natal, Tifrit Nath Oumalek, entre Bouzeguene et Azazga (Tizi-Ouzou), il ne garde pas que de vagues et lointains souvenirs d’enfance, puisqu’il n’a jamais cessé de s’y rendre. « Chaque année ou presque », précise-t-il à TSA.
Pour décrire Tifrit de l’époque, El Mouhoub préfère citer Germaine Tillion : « Les colons ont brillé par leur absence ». L’’ethnologue a fait ce constat dans un ouvrage sur les zones rurales des Aurès, intitulé « Algérie 1957 ».
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C’est-à-dire qu’il n’y avait rien, ou presque, et que, pour l’Algérie indépendante, tout était à faire, à construire.
Le futur Professeur des universités est né justement deux ans avant cette indépendance porteuse de tous les espoirs. Son premier contact avec le savoir, se souvient-il, c’était à travers les talba, les élèves des écoles coraniques, lui-même étant issu d’une famille d’origine maraboutique. Chez les Mouhoud, comme partout en Kabylie, l’instruction scolaire est sacralisée. On inculque aux enfants l’idée que le savoir est la seule voie qui mène vers le succès et la réussite.
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Il répète, dans un kabyle parfait, cette sentence que les aînés prononçaient, à la fois comme un vœu et une injonction, lorsqu’un bambin s’apprêtait à prendre le chemin de l’école pour la première fois : « Atseghredh ouatseseghredh, tu apprendras et tu enseigneras ». Tout est parti de là. Pour El Mouhoub, le vœu sera exaucé, et même plus.
Il est scolarisé pendant quelques mois à l’école du village, puis à l’école La Croix, à Kouba (Alger) où sa famille s’est installée en 1966.
Au début des années 1970, encore un autre exil. Son père, un ancien de la RSTA, la célèbre régie de transport d’Alger, est maintenant chauffeur de poids lourd en France. Comme beaucoup de pionniers de l’immigration de type familial, il décide de faire venir femme et enfants.
El Mouhoub Mouhoud, les « chemins qui montent » vers l’universalité
A 10 ans, El Mouhoub Mouhoud et ses deux sœurs se retrouvent dans un quartier de Seine-Saint-Denis avant d’emménager en Seine-et-Marne où, assure-t-il, il ont eu une enfance tout ce qu’il y a de plus normal, c’est-à-dire sans les discriminations et les problèmes de banlieue dont on parle tant aujourd’hui.
Même dépaysée, la famille a gardé les mêmes valeurs ancestrales et culturelles kabyles tout en demandant aux enfants de s’intégrer le mieux possible, et est restée intransigeante sur l’éducation et les études. Les valeurs républicaines, le goût de l’effort inculqué par le père et d’heureux concours de circonstances ont fait le reste.
El Mouhoub Mouhoud se souvient particulièrement d’un instituteur, un Pied-noir rapatrié d’Algérie à l’indépendance, qui l’a beaucoup encouragé après avoir décelé ses dispositions. « J’ai eu la chance d’avoir toujours été aidé par mes professeurs », reconnaît-il.
En 1980, le jeune El Mouhoub Mouhoud est bachelier, filière économie et mathématiques. Assidu, il empile les diplômes et gravit progressivement les échelons de la hiérarchie universitaire. Licence en économie internationale, maîtrise, DEA et doctorat à l’université Paris I -Sorbonne.
Sa thèse, soutenue en 1990, porte sur les effets du changement technologique sur la dynamique des avantages comparatifs des pays. Première reconnaissance, la thèse, annonciatrice déjà de la question actuelle des relocalisations, est publiée dans la prestigieuse revue Economica (dans sa collection « Approfondissement de la connaissance économique »).
L’ascension sera encore plus fulgurante. En quatre ans, El Mouhoub Mouhoud réussit successivement les concours de maître de conférences, d’habilitation à diriger des recherches (à l’université Paris 1-Sorbonne) et le concours national d’Agrégation pour la fonction de Professeur des universités en économie.
En 1995, El Mouhoub Mouhoud entre au Commissariat au plan, service du Premier ministre (France Stratégies) où il sera conseiller scientifique pendant 10 ans, tout en enseignant à l’université d’Evry, puis à Paris-13 Villetaneuse. En 2006, il arrive à Paris-Dauphine dont il deviendra le président en 2020.
A partir de cette année-là, El Mouhoub Mouhoud sera parallèlement professeur invité dans d’autres universités prestigieuses à travers le monde, notamment la National Seoul university, université de Fudan (Shanghai), New school for social research de New York, l’université nationale de Bogota, l’université de Princeton….
Des préjugés qu’il faut combattre
El Mouhoub Mouhoud a fait presque tout son cursus d’études en étant un émigré algérien, car il n’a obtenu la nationalité française qu’en 1990. « J’ai eu un parcours républicain », résume-t-il, reconnaissant. Ses deux sœurs aussi sont allées loin dans leurs études. Ses trois enfants suivront la même voie.
Pour l’universitaire, ce qui se dit à propos de la marginalisation des jeunes d’origine immigrée en France n’est pas toujours vrai. « C’est une idée reçue qu’il faut combattre. Le débat public sur l’immigration est orienté vers deux catégories de personnes : les héros, comme les stars du football, et puis les dealers dans les quartiers. En réalité, l’intégration des jeunes issus de l’immigration, notamment les Algériens, les Marocains et les Tunisiens, se passe très bien. Il y a beaucoup de gens qui réussissent mais dont on ne parle pas. Il y a une majorité silencieuse dans laquelle je me trouve, qui ne s’exprime pas au nom des communautés », soutient-il.
« Il faut arrêter de se créer des handicaps. Il y a deux mamelles de la réussite, la passion et le travail », ajoute-t-il, en connaissance de cause, à l’adresse des jeunes, sans nier toutefois qu’il y a des problèmes « forts » dans les banlieues et chez la communauté immigrée en France.
Evoquant son élection à la tête de l’université Paris-Dauphine-PSL en décembre 2020, il livre une statistique qui tord définitivement le cou au préjugé : « J’avais comme concurrent un professeur au nom typiquement français et j’ai obtenu 75 % des voix, sachant que la quasi-totalité des enseignants et personnels de l’université électeurs étaient aussi Français. Les gens étaient simplement convaincus par mon projet. »
Cette nomination est une consécration suprême pour le fils d’immigrés algériens. Car Paris-Dauphine-PSL n’est pas un établissement comme les autres. Tout simplement, c’est l’un des plus prestigieux au monde actuellement, comme le font ressortir les classements qui font autorité dans le domaine comme le classement de Shanghai.
En février dernier, l’université PSL, dont Paris-Dauphine est membre fondateur, a été classée première mondiale dans la catégorie des jeunes universités (moins de 50 ans d’âge) au classement établi par le Times Higher Education.
En 2017 déjà, le Financial Times désignait le master de Paris-Dauphine comme le plus rentable au monde. Ses diplômes de mathématiques, d’économie, de finance et gestion et de management sont parmi les plus valorisés et cotés sur le marché du travail.
En tant que président, El Mouhoub Mouhoud innove en mettant en place une stratégie de bi-disciplinarité de la licence au doctorat : c’est ainsi qu’il ouvre dès la rentrée 2022 une double licence d’intelligence artificielle (grand domaine de compétence de Paris-Dauphine en recherche) et en sciences des organisations (économie-gestion). Des doctorats binômés uniques au monde sont également mis en place à Paris-Dauphine cette année, des doctorants de disciplines complémentaires travaillant sur le même sujet dans le cadre d’une chaire financée par l’université.
Attachement passionnel au pays
Dans une France où certains politiques populistes tentent de faire du prénom un sujet de débat public, le professeur d’origine algérienne porte fièrement, et surtout bien, le sien, El Mouhoub signifiant en Kabyle « le doué ». « Comme Jean-Mouhoub Amrouche », dit-il.
Et ce n’est pas un simple clin d’œil à ses origines communes avec le célèbre poète. El Mouhoub Mouhoud est plus qu’attaché à l’Algérie. Il séjourne chaque année dans son village, parle parfaitement le kabyle et l’arabe algérien.
Alors qu’il préparait sa thèse de doctorat il y a plus de trente ans, il s’était inscrit parallèlement à un cours de langues orientales à l’Inalco, « pour ne pas perdre » la langue arabe classique qu’il avait commencé à acquérir à l’école primaire à Alger.
« La spécificité de toutes les diasporas du monde, c’est un sentiment d’attachement au pays d’origine, et ce sentiment, il y a des pays qui l’exploitent et d’autres qui ne le font pas », explique-t-il. Et l’Algérie alors ? « Je pense que l’Algérie doit mettre en place une stratégie en direction de cette diaspora qu’elle connaît assez mal finalement », estime El Mouhoub Mouhoud.
Jugeant qu’il y a beaucoup de progrès à faire dans l’enseignement supérieur en Algérie, il suggère de « connaître » d’abord les nombreux professeurs et chercheurs algériens établis à l’étranger, puis de les faire revenir, « pas définitivement, mais d’une manière ponctuelle, à travers des partenariats par exemple ».
El Mouhoud Mouhoud a lui-même enseigné en Algérie dans le cadre d’une convention entre Paris-Dauphine et un institut privé algérien et il a été invité à plusieurs reprises pour donner des conférences.
Son dernier séjour au pays remonte à quelques semaines. Avec de nombreux illustres franco-algériens, il a fait partie de la délégation ayant accompagné en août dernier en Algérie le président Emmanuel Macron qui, se félicite l’universitaire, « reconnaît la diaspora comme une richesse ».