Fatma Oussedik est l’une des plus éminentes sociologues algériennes. Professeure de sociologie et d’anthropologie à l’Université d’Alger, chercheuse associée au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement(Cread), elle a publié plusieurs livres.
C’est un témoin de premier plan des changements au sein de la société algérienne qui se sent doublement marginalisée.
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Fatma Oussedik a à son actif plusieurs publications dont un nouvel ouvrage intitulé « Avoir un ami puissant. Enquête sur les familles urbaines. Alger-Oran-Annaba » qui vient juste de paraître aux éditions Koukou.
A la retraite depuis deux ans, elle poursuit son travail de sociologue en posant un regard introspectif sur la société algérienne. Par ailleurs, son engagement auprès des femmes ne s’est jamais démenti. Lors d’une rencontre avec TSA, Fatma Oussedik revient sur les moments forts de sa vie et de sa carrière.
Frantz Fanon à la maison
Fatma Oussedik a vu le jour le 7 avril 1949 à Bologhine (ex Saint-Eugène) dans une famille où la scolarité était très importante.
« Mon père était directeur d’école. J’ai grandi au sein d’une famille où les études étaient presque une religion, et cela sur plusieurs générations. J’ai aussi été élevée dans un milieu très nationaliste dans lequel l’engagement politique allait de soi », raconte Fatma Oussedik.
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Dans la maison parentale, de grandes figures nationales et internationales étaient de passage. Elle cite Frantz Fanon et son épouse Josy, qui « m’a tellement marqué » ou encore serge Michel et Abdoulaye-Touré (alors ministre de la Défense de la Guinée).
« Frantz Fanon était un grand ami de mon oncle Omar. Bienveillants, mes parents ne renvoyaient pas les enfants dans leur chambre. Les débats allaient bon train et j’étais, avec mes frères et sœurs, le témoin privilégié de ces discussions, malgré mon jeune âge », se souvient Fatma Oussedik.
Les enfants algériens dans la guerre
Confrontée au monde des adultes dès sa prime jeunesse, la future sociologue a eu à vivre des expériences douloureuses mais aussi d’autres, enrichissantes et formatrices, notamment en relation avec l’audio-visuel.
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« A l’âge de 10 ans, en 1960, j’ai été en Tchécoslovaquie, à Barandov la fameuse cité du cinéma, avec Lakhdar Hamina, Abdelkader Chanderli et Serge Michel pour insonoriser le film ‘Yasmina’ qui se déroulait aux frontières algéro-tunisiennes. J’ai également participé, à plusieurs reprises, à une émission pour la jeunesse animée par Jacques Charbit, à Radio Tunis. J’y allais pour parler des enfants algériens dans la guerre ».
Fatma Oussedik et les années Fac
Après avoir décroché ses deux baccalauréats, algérien et français, avec d’excellents résultats en 1968 et alors que nombre de ses camarades optaient pour des études de médecine, Fatma Oussedik jette son dévolu sur la sociologie.
« Nous étions en octobre 1968 et la sociologie était la science de la révolution. Ces années à l’Université d’Alger furent palpitantes et riches en enseignements », confie-t-elle.
En 1976, Fatma Oussedik rentre au Crea alors par Abdellatif Benachenhou. « J’ai ensuite fait un DEA avec Claudine Chaulet, que je connaissais ainsi que les siens depuis l’enfance, comme professeure, avant d’enchaîner sur un magistère, toujours avec elle. »
Pour une meilleure reconnaissance
Fatma Oussedik est devenue ensuite professeure à l’Université d’Alger et chercheuse associée dans ce qui est devenu le CREAD. En 1992, du fait d’opportunités professionnelles, elle quitte Alger pour Paris avec son mari. Cet exil durera dix ans.
« Vous savez, avoir le statut d’enseignante à l’Université d’Alger n’est pas aussi valorisant sur place. Il faut nécessairement être reconnu à l’étranger pour bénéficier d’un peu de considération en Algérie. Ce séjour m’a permis de pousser mes études plus loin encore et que ce travail soit validé par une université étrangère, occidentale naturellement. J’ai profité de mon séjour en Europe pour passer ma thèse à l’université Catholique de Louvain en Belgique, en 1996, sous le thème : ‘L’identité féminine à Alger’. J’ai, aussi, pu nourrir mon expérience professionnelle par une insertion dans les systèmes académiques d’autres pays », détaille Fatma Oussedik.
Assia Djebar, une belle complicité
Amie avec l’écrivaine aujourd’hui disparue, Assia Djebar, Fatma Oussedik se souvient de l’académicienne qu’elle qualifie de « grande dame ». Elle partage avec nous un souvenir comme témoignage de sa générosité et de son soutien aux autres femmes.
« Un jour, Assia Djebar était invitée à donner une conférence inaugurale pour un conseil scientifique sur les identités méditerranéennes à Naples. Etant dans l’impossibilité de s’y rendre, elle m’a vivement recommandée aux organisateurs : « Mon amie Fatma Oussedik me remplacera très bien ». Elle m’a fait un cadeau inestimable et j’ai fait cette conférence où se trouvait tout le gratin des universités italiennes, françaises et américaines. C’est donc elle qui m’a permis de m’intégrer dans ce monde universitaire. »
Le féminisme, son cheval de bataille
Fatma Oussedik est très impliquée dans les questions du féminisme. « Assia Djebar avait une très belle phrase à ce sujet et que je cite toujours : A cette question qu’un journaliste lui avait posée lors d’une interview : ‘êtes-vous féministe ?’, elle avait répondu : « Je suis féministe parce qu’en Algérie même une pierre serait féministe ».
La professeure en sociologie explique l’origine de cet engagement auprès des femmes algériennes.
« Mon féminisme est un féminisme algérien. Il se nourrit des souffrances que nos aînées ont vécues. Je pense toujours aux moudjahidates, qui furent de grandes sœurs pour moi, qui sont montées au maquis à la fleur de l’âge, quittant leur domicile et leurs familles. Beaucoup d’entre elles ont perdu la vie et d’autres ont vu leurs sacrifices complètement ignorés après l’indépendance. Cette injustice m’a ouvert les yeux sur la situation des femmes en Algérie. En tant que professeure, je voyais aussi mes étudiantes s’investir à fond dans leur scolarité. En fondant un foyer, elles se donnaient corps et âme pour améliorer les conditions de vie de leur famille. Mais en cas de divorce ou de veuvage, ces femmes se retrouvaient dépouillées d’un patrimoine familial qu’elles avaient contribué à constituer. Ce sont ces « révoltes logiques » qui nourrissent mon travail ».
Trajectoires des familles algériennes
Fatma Oussedik possède à son actif bon nombre de publications dont « Le féminisme algérien au péril d’un contexte postcolonial (revue Tumultes) » en 2010, « Raconte-moi ta ville » (Enag) en 2008, « Relire les Ittifaqat » (2008), « Algérie-France le politique Ensauvagé, avec Benjamin Stora (Revue Esprit) » en 1997…
Dernier né : « Avoir un ami puissant. Enquête sur les familles urbaines. Alger-Oran-Annaba » (Koukou Editions). Il est disponible dans les librairies.
Cet ouvrage est basé sur des enquêtes et des entretiens approfondis comme elle l’explique. « J’ai choisi trois villes : Alger, Oran et Annaba où j’ai étudié les trajectoires de familles de catégories sociales différentes. Il s’agissait de comprendre comment ces familles algériennes ont réussi à durer au regard de toute l’histoire de démembrement des terres, déplacement de la population, changement d’état civil qui ont été autant de ruptures pour de nombreuses familles algériennes. Mon enquête a concerné 10 familles par ville. Il s’agit d’un travail que j’avais commencé il y a une dizaine d’années, au sein d’une équipe de recherche au CREAD, et que j’ai voulu approfondir à ma retraite », explique-t-elle.
Le titre de cet ouvrage lui a été inspiré lors de ces interviews. « Dans tous les entretiens, à la question de savoir comment quelqu’un avait réussi à garder son travail ou préserver son business, la même réponse fusait ‘C’est parce que ‘3ndi mâarifa ou 3ndi lak’taf’ (avoir des connaissances). Puis un enquêté a prononcé la formule magique : « Nous avons un ami puissant ». Le titre de l’ouvrage s’est donc imposé de lui-même », précise-t-elle.
Quant au choix du sujet retenu pour ce nouvel ouvrage, la sociologue explique :
« Pourquoi un chercheur a-t-il ou a-t-elle un objet de recherche qui, au fil des ans, devient un centre d’intérêt avec lequel nous développons un rapport passionnel ? Il existe des raisons objectives et des raisons subjectives au choix d’un objet de recherche mais je peux citer pêle-mêle : le fait que, longtemps, la famille fut le seul horizon pour toutes les Algériennes, le fait que les statuts et rôles des femmes sont d’abord saisissables dans la famille, enfin parce qu’en Algérie les familles changent sans arrêt mais que les discours, moraux, idéologiques comme les dispositions juridiques se réfèrent, et donc défendent, un modèle de famille qui ne parvient plus, ou très difficilement, à se réaliser. Les familles, les Algériennes et les Algériens changent et les femmes sont les grandes actrices du changement. »
Doublement marginalisée
En dépit de son long parcours, Fatma Oussedik se sent marginalisée en Algérie. « En tant que femme, en tant que femme algérienne, je me sens doublement marginalisée : comme universitaire, parce que cette catégorie l’est, et comme femme, car même si je jouis d’un cadre de vie respectueux, du fait d’appartenir à une famille bienveillante et respectueuse de mon travail, je me sens interpellée et nécessairement concernée par tout le dispositif législatif et les pratique sociales que je vis comme toute Algérienne. »
Regard sur une société en pleine mutation
De son regard averti, Fatma Oussedik assiste à des bouleversements dans la société algérienne. « J’observe des mutations importantes dans la société, dans le même temps que la quête d’un statu quo par les pouvoirs publics. Les cadres juridiques et conceptuels de la gouvernance sont en retard par rapport à une société qui change rapidement et qui le montre », dit-elle.
La chercheuse note des changements au sein de la société algérienne qu’un simple citoyen ne perçoit pas.
« En tant que sociologue, je considère que les sociétés ont un savoir sur elles-mêmes que nos études recueillent et analysent. Nous savons toutes et tous que la scolarisation, comme l’urbanisation, qui ont été massives, le niveau d’information, parce que nous sommes dans le monde, ont imprimé dans la société, par l’économie, le logement, la culture, des modes de vie qui sont l’expression de mutations importantes », conclut-elle.