Sur la place de la République, à Rennes, la capitale administrative de la Bretagne, tombe la bruine, cette pluie fine et froide qui s’incruste dans les mailles des vêtements les plus épais. Au Café de la Paix, les clients sont rares en cette matinée jupitérienne.
Le professeur Karim Boudjema est juste à droite, quand on a poussé la porte de l’établissement en plein cœur de la ville, à la sortie du métro. La précision est arrivée via un SMS. Le professeur est arrivé à 09h00 précises. Malgré un emploi du temps millimétré, il a réussi à nous intercaler entre deux rendez-vous. Un accord obtenu dès la première tentative. C’est lui-même qui rappela après le message laissé à sa secrétaire.
L’heure de discussion prévue sera amputée d’une vingtaine de minutes parce qu’il n’est pas possible de rogner sur le temps prévu pour quelqu’un d’autre. Il n’est pas possible aussi d’accabler la SNCF puisque le train parti de Paris devait bien arriver à 09h05, augmentées du temps le trajet vers la Place de la République. Une excuse aurait été presque inutile.
Inventeur de la greffe auxiliaire du foie
Le corps s’anime d’une chaude émotion sous l’effet de la poignée de main. Car cet homme a la capacité presque divine de redonner la vie à des centaines de patients. Dans le monde des savants, Karim Boudjema est connu pour avoir inventé la greffe auxiliaire du foie.
“Dans la greffe classique, il faut enlever le foie malade entièrement et le remplacer par un nouveau foie. Cela suppose un traitement anti rejet à vie. Avec beaucoup d’effets secondaires. Dans la greffe auxiliaire, on ne retire que la moitié du foie malade et on la remplace par l’équivalent mais neuf (un demi foie prélevé chez le donneur). Ainsi la partie malade a une chance de récupérer et lorsqu’elle récupère le demi foie greffé est retiré. Il est possible alors d’arrêter tous les traitements anti-rejets”, explique-t-il.
C’est une chirurgie à risque qui implique à chaque fois une intervention. Il faut opérer et le receveur et le donneur. Cela nécessite “un environnement sophistiqué et beaucoup de moyens techniques”.
Une famille de médecins
Tout l’univers de la science lui reconnaît la paternité de la technique. Mais lui n’oublie pas ses professeurs et ses collaborateurs. “C’est un travail d’équipe”, loue-t-il, modeste. Cela ne serait pas arrivé sans ses professeurs à Strasbourg qui lui ont “appris beaucoup” et lui “ont fait confiance”.
Quand on accumule de la connaissance, on la met en pratique. Et arrivé à la croisée des chemins ainsi armé de savoir, on a le choix entre une carrière dans le privé avec la fortune promise et la recherche scientifique. “Je travaille pour mon plaisir, je ne m’occupe pas d’argent”, assure l’enfant de Taher, dans la wilaya de Jijel, qui a quitté très tôt son bourg natal où il vit le jour le 31 août 1957.
Ses deux frères, aussi médecins, ont pris l’autre option. L’un a son cabinet de chirurgie esthétique à Paris. Et l’autre son cabinet de psychiatrie à Lyon. Mais quelque part, c’est peut-être aussi, l’assouvissement d’un désir paternel, lui aussi médecin à Constantine, engagé dans la lutte pour l’indépendance.
“Je devais avoir entre 1 et 2 ans, quand j’ai quitté Taher. Je n’en ai aucun souvenir donc. Mon père en était le toubib et ma mère avait ouvert un rideau de garage pour exercer son métier de pharmacienne. En 1959 (je crois), mon père a été raflé par la police militaire parce qu’il soignait dans les maquis et passait des médicaments. Il a été enfermé à la prison du Hamma. Le hasard (si tant est qu’il y en ait un) m’a fait rencontrer il y a 4 ans Paul Anselin, ancien maire de Ploermel (Bretage). Un vrai baroudeur. Il avait servi en Algérie sous Bigeard. C’est lui qui a ramassé et aidé le soldat Chirac blessé à la jambe en Algérie. Paul, devenu un ami, connaît le monde politique sur le bout des doigts et il est passionnant à écouter. Il m’a glissé récemment dans la conversation amicale que nous avions, qu’il avait probablement été à l’origine de l’arrestation de mon père”, raconte l’enfant adoptif de la Bretagne.
Mais comment réagit-on face à un tel aveu ? “Je ne lui en tient évidemment pas rigueur. L’Histoire n’est pas linéaire”. La grandeur disions-nous !
“Mon père en prison, ma mère, seule avec deux enfants est allée vivre à Constantine, ville plus grande et plus facile. Nous avons peu parlé de cette période avec mon père et je crois me souvenir qu’il a fait presqu’un an de taule avant d’être libéré faute de pouvoir lui reprocher quoi que ce soit. Lorsqu’il en parlait c’était toujours pour rappeler que c’est là qu’il a connu les hommes qui ont le plus compté dans sa vie. Il y en a un en particulier qui restera lié à lui à la vie, à la mort. Abdelkrim Mekkidèche. Je l’ai connu. Une très belle personne. Un géant de bonté et de probité”.
Le géniteur, Hadid, n’était peut-être pas destiné à la médecine. C’est le denier d’une fratrie de dix, sous l’autorité d’un patriarche qui travaillait dans le liège, importante richesse forestière de la région de Jijel. “Mon grand-père travaillait dans l’usine de bouchons de Jijel. Une usine qui appartenait à Mahmoud Fergani. Employé plus qu’ouvrier. Lettré, il était envoyé en Europe pour négocier les ventes. Il mariera sa fille aînée avec le propriétaire. Je suis né après la mort de mon grand-père. J’ai toujours entendu dire qu’il était l’expert incontesté du liège. Connaissant parfaitement la matière. Les forêts de chêne de Texenna n’avaient aucun secret pour lui. Il savait quand il fallait démascler sans altérer le capital de la forêt. Je crois que tout a brûlé dans les années 90. Mais peu importe le temps et la nature reprendront le dessus. J’adhère à l’idée que nous évoluons dans un tout qui nous survivra”.
Sous les conseils d’un instituteur qui avait repéré ses capacités, le jeune Hadid ne lâchera jamais les bancs de l’école. il fera ses études à Paris où il rencontrera sa future épouse. Ses trois enfants marcheront l’un après l’autre sur ses pas. Le bac obtenu à Constantine, le jeune Karim atterrit à Paname où les lumières scintillantes de la nuit ne parviennent pas à l’extraire de sa chambre. “Les études étaient dures. J’étais pas là pour la fête”. N’importe quelle escapade légère lui aurait causé du “remord”.
Adopté par Rennes et tellement breton
Au moment de l’internat de chirurgie, il choisit Strasbourg parce que l’université de la capitale de l’Alsace est jumelée avec celle de Constantine. En 1993, il effectue une opération inédite sur un enfant de quatre ans. Le professeur Boudjema vient d’inventer la greffe auxiliaire du foie. Ça lui ouvre les colonnes de Lancet, la revue de référence pour le monde médical. Les établissements du monde entier le sollicitent.
C’est la capitale bretonne qui le séduira. Il était le numéro 2 du service à Strasbourg. Le CHU lui offre le poste de numéro 1. “J’avais envie de monter mon équipe. J’ai accepté le challenge. La seule chose qui m’intéressait c’était l’environnement scientifique. J’ai tout de suite vu qu’il était possible de monter quelque chose d’intéressant”, explique le professeur qui pointe un vice rédhibitoire du système français : le manque de mobilité des chefs de service qui se maintiennent jusqu’à leur départ en retraite, obstruant la promotion des plus jeunes. Un vice d’ailleurs reproduit en Algérie où ces chefs croient être les propriétaires de leur poste. “La mobilité n’est pas quelque chose de coutumier en France contrairement à l’Allemagne et aux pays anglo-saxons”, regrette M. Boudejma.
Adopté par Rennes et tellement breton, il s’est même essayé au combat politique. Sans être de gauche ou de droite, sans engagement partisan, le chirurgien s’est lancé à la conquête d’une mairie de gauche, sous le parrainage de l’UMP de Nicolas Sarkozy. Il ne réussira pas dans un univers connu pour sa brutalité. “C’est un champ de mines d’où je me suis dégagé très vite. J’ai compris que la bataille politique est quelque chose de sophistiqué et d’agressif. C’était dur mais je ne regrette pas d’être passé par cette étape”.
Le chirurgien a quand même gardé des contacts avec “ce petit monde” mais a préféré se recentrer sur les malades et la recherche qui lui vaut toujours d’être courtisé dans le monde.
Mais qu’est-ce que cela fait d’être ainsi connu, de figurer dans le top des scientifiques des plus célèbres ? “Je ne suis pas mécontent d’être reconnu parce que c’est le fruit d’un travail mais la notoriété ça ne me fait rien du tout”, tranche-t-il avec une sidérante sincérité. “Quand on rentre dans la chambre des malades (atteints de cancers évolués) ça recadre, ça remet les compteurs à zéro. Mon plaisir est de voir les choses se faire et la médecine avancer”. Même en Algérie, bien sûr !
De son pays natal, lui parviennent tous les jours des courriels de patients. Il les lit tous et répond à chacun. Il oriente les patients vers les chirurgiens jeunes qu’il a lui-même formés à Alger et Batna. En 2002, il fut sollicité par le professeur Abekane, autre Jijeli de Constantine et ministre de la Santé à l’époque, pour mettre en place des programmes de greffe du foie. Depuis, il a réalisé une cinquantaine de greffes.
À regret, il doit constater que “les choses se sont délitées sur dix ans, avec des pannes techniques à répétition et des pénuries de consommables”.
Quand les choses marchent c’est pourtant au grand bonheur des patients. L’Algérie est un pays où “on peut faire une greffe du foie à zéro dinar”. Aujourd’hui, il se réjouit de la création d’une Agence nationale de la greffe et plaide pour des investissements massifs dans le secteur public. Les cliniques privées sont bien équipées, a-t-il observé. Mais les tarifs sont hors des moyens de la majorité des patients.
Là on devine la fibre sociale de celui dont l’esprit de jeunesse a été irrigué par la lecture de Feraoun, Dib, Mammeri et Kateb. Chez la nouvelle génération d’écrivains, il aime le “bon sens” de Yasmina Khadra “très quotidien et très compréhensible, et qui n’est de la “grande philosophie”. Avec l’auteur de Morituri, il consent que ” même si on te prend tout, il te restera toujours ton imagination pour faire vivre tes rêves “.
L’Algérie à ses yeux ? “De la beauté, du soleil, du dénuement et des rêves plein la tête”.