Yasmine Chouikh est journaliste, cinéaste et scénariste. Elle vient de présenter son premier long-métrage « Until the end of time » (Jusqu’à la fin des temps) au 3e Festival d’Annaba du film méditerranéen, après une avant-première nationale à Alger, et internationale à Dubaï. Le long-métrage sortira cette semaine dans les salles. Yasmine Chouikh a déjà réalisé deux courts-métrages « El bab » (2006) et « El djinn » (2010). Entretien.
« Until the end of time » (Jusqu’à la fin des temps) est votre premier long-métrage. Comment s’est fait le passage entre le court et le long-métrage ?
Ce passage s’est fait lentement. J’ai pris le temps à écrire le scénario de ce film. En fait, j’écris beaucoup des projets de courts et de longs-métrages. Après, c’est selon les moyens que j’ai pour les réaliser. Chaque film à son temps. Je me suis exercée à la réalisation surtout qu’il n’existe pas d’école de cinéma en Algérie. Je me suis formée sur le tas en faisant des stages et de l’assistanat dans les films des autres. Le court-métrage est une école, mais elle n’est pas la seule. On se forme avec moins d’argent et d’enjeu. Le court reste aussi respectable que le long. Cela ne me dérange aucunement de revenir au court-métrage. Il s’agit de deux formes cinématographiques à part entière.
Vous avez aussi la chance d’être la fille de deux cinéastes, Mohamed et Amina Chouikh. Cela vous a aidée quelque part…
Bien sûr ! Cela m’a aidée déjà à découvrir le cinéma. Je suis tombée dedans. J’ai grandi avec plein de cinéastes à la maison. Mes parents m’emmenaient en salle pour voir des films et pour rencontrer des techniciens du 7e art. Ils ont fait grandir mon esprit en étant proche de ce métier. C’est un avantage pour moi, même si on peut penser, parfois, que c’est un inconvénient. Porter le nom des Chouikh peut être préjudiciable dans le sens où des gens qui ne les aiment pas trop vont m’assimiler à eux. Je vais donc hériter de ce sentiment négatif envers eux.
D’autre part, on peut me faire une pression plus grande parce que je suis une Chouikh. Je l’ai sentie en commençant à filmer mes courts-métrages. On me regardait autrement que les autres réalisateurs qui n’étaient pas « fille de » ou « fils de ». Avec les autres, on est plus conciliant. C’était bien pour moi, car je ne me suis pas relâchée en essayant d’être à la hauteur des exigences de mes parents ou de gens qui estiment qu’être « fille de » vous prive du droit à l’erreur.
«Until the end of time » semble explorer l’idée de la vie dans un endroit de mort. La vie, la mort et l’amour, pour résumer. Des thématiques récurrentes dans le cinéma maghrébin et arabe. Sauf qu’il y a une nouvelle approche dans votre film. L’histoire se passe dans un cimetière. Comment l’avez vous construit ?
Joher (Djamila Arras) arrive dans un village, « Sidi Boulekbour », un marabout niché en haut d’une crête. Elle vient se recueillir sur la tombe de sa sœur qu’elle n’a pas vue depuis des années. Elle arrive avec pour bagages deux petites valises et beaucoup d’a priori et de préjugés sur la société. Joher rencontre Ali (Boudjemaa Djillali), un fossoyeur qui fait son métier sans rien demander à la vie. Joher demande à Ali de lui préparer ses funérailles. Les deux personnages vont se découvrir une nouvelle vie. Cela se passe dans un cimetière. La question de la mort et de la religion revient beaucoup dans le cinéma arabe contemporain. Je me rend compte que finalement nous avons tous des soucis presqu’identiques. Nous les exprimons d’une manière différente.
Est-ce que cela est lié à l’actualité dramatique de la région arabe ?
Nous sommes les enfants de notre environnement. Avant d’être cinéastes, nous sommes des citoyens touchés par plein de choses. Il y a des déchirements dans le monde arabe actuellement au nom de la religion, de l’économie, de l’argent. Avec l’argent, on instrumentalise tout le reste. Inconsciemment, j’ai constaté que je vivais dans un grand cimetière à ciel ouvert.
Actuellement ?
Il y a quelques année, c’était plus flagrant. Aujourd’hui, c’est plus pernicieux. Les événements tragiques que nous avons connus se sont quelque peu déplacés vers le Nord et vers le Moyen-Orient. Nous avons vécu pendant une longue période le terrorisme en Algérie. Nous comptions chaque jour nos morts. La mort ressemblait à un tableau avec une échelle de valeur. J’étais jeune à cette époque. Nous avions la rage de vivre, sortions chaque jour, allions à la plage… Nous étions comme dans un monde parallèle. Tous les Algériens, encore plus qu’aujourd’hui, avaient cette rage de vivre. Je ne retrouve plus cette rage dans la rue. J’ai l’impression que nous avons tous baissé les bras. Le terrorisme n’est plus armé, il est dans nos têtes. Il est en nous. Aujourd’hui, on s’autocensure, on s’autoterrorise, on a peur de tout, on a peur de notre ombre. On ne s’exprime plus. On ne réfléchit plus. C’est un nouveau terrorisme qui est en train de nous ronger. À quel moment on s’arrête de vivre ? De faire des choses ? Tout cela bouillonne en nous en tant qu’auteurs.
Et donc, toutes ces idées d’inquiétude se retrouvent d’une manière ou d’une autre dans votre film ? Joher est en fin de vie alors qu’Ali vit avec les morts chaque jour. Il parle peu. Il est presque mort. Ce rejet de la vie vient d’où ?
Ali, en fait, n’a jamais réfléchi à vouloir autre chose de la vie. C’est ce que j’ai construit comme personnage. Un personnage silencieux, presque inexistant, noyé dans la foule. Il est l’ombre de lui-même, s’excusait presque d’être là. Il est témoin de tout ce qui se passe au village. Une femme terne arrive dans le village (Joher) et pense que tout est fini. Elle débarque avec tout ce qu’on lui a appris à croire. Je me suis dit je choisis un lieu ou tout le monde serait accepté et où tout le monde pourrait vivre. Et où les conflits quotidiens entre les gens ne seraient pas dramatiques. Pourquoi être extrémistes ? On peut défendre ses idées sans faire du mal aux autres.
Joher est en fait le pavé dans la marre dans un endroit rigide comme le cimetière. Son arrivée chamboule presque tout dans le village, à commencer par l’esprit du fossoyeur en lui demandant de l’aider à préparer ses funérailles. Les autres personnages changent aussi.
Il y a aussi le personnage de Nabil (Mehdi Moulay) qui fait des affaires autour du cimetière et celui de Nassima (Imene Noël), un femme positive, sert tout le monde au village, généreuse avec des cheveux au vent…
En écrivant le scénario, Nabil est le premier personnage à qui j’ai pensé. C’est un rôle important, celui d’un jeune qui veut réussir. Il ne fait du mal à personne, veut seulement exister à sa manière avec l’esprit du système D. Il se dit de quoi je peux vivre ? Nabil fait sa propre « étude du marché ».
Nassima évolue cheveux au vent et l’épaule dénudée dans un cimetière. En créant un personnage, il est important de réfléchir à son costume. Le spectateur va d’abord voir un corps, une image, avant de connaître le personnage. C’est ce qu’on fait exactement dans la vie, on juge les gens à partir de leurs apparences. Nassima est un personnage que le spectateur pourrait éventuellement juger. Je ne donne aucun indice sur son activité dans le village. Au cours du film, le spectateur se fera une idée réelle ou pas. C’est la question que j’aimerai qu’il se pose à la fin du film. Il va peut-être s’interroger pourquoi a-t-il jugé le personnage à travers sa tenue vestimentaire.
En dehors du long-métrage, cela m’intéresse. Dans notre société, la femme est jugée constamment sur son apparence. Il faut être de cette manière ou de telle autre pour adhérer à la respectabilité que la société veut. C’est ma façon à moi de participer au combat pour la liberté de chacun.
Aux libertés des femmes ?
Liberté de la femme, oui. Et la liberté de l’être aussi. Je défends les droits de la femme, bien évidemment. Je suis une femme, artiste, cinéaste, citoyenne. Je vis au quotidien ces questions. Si Dieu nous a créés aussi différents. Si Dieu a créé toutes ces croyances. Si on croit en Dieu et qu’on estime que Lui sait mieux que nous, comment l’être humain peut, lui, décider de punir et de juger notre personne à partir d’un point de vue religieux. S’il est croyant, il ne peut pas refuser ce que Dieu a créé.
Dans votre film, l’imam (Mohamed Benbakreti) est plutôt cool, jeune, tolérant, ouvert, conciliant…
C’est à cela que je veux que l’imam ressemble. Finalement, c’est quoi le rôle d’un imam ? C’est celui qui a le savoir et la parole. Il a les moyens d’apaiser les gens. J’ai donc construit un imam comme je l’imaginais. En dehors du scénario, je reviens à mes intentions d’auteur en pensant à l’image que nous donnons aux autres sur notre identité ou comment notre identité est perçue par les autres.
Je suis une Algérienne qui vit dans un pays musulman. L’islam fait partie de mon identité. Je parle d’un point de vue identitaire, pas religieux. Il y a aujourd’hui l’image d’un islam tueur. Beaucoup d’intellectuels, d’ouvriers et d’autres qui disent que l’islam ce n’est pas cela. Si on a un moyen de le montrer, pourquoi pas. Je peux montrer un imam rigoriste et radical. Mais, j’ai trouvé qu’il était plus plaisant de montrer l’imam de cette manière. Parce qu’il en existe dans la vie réelle. J’ai fait des recherches et j’ai rencontré des imams qui ont les mêmes caractéristiques.
Parmi les figurants, il y a deux ou trois qui sont imams. Ils ont joué dans le film sans aucun complexe. Cela les a amusés. Ils nous ont aidés pour éviter des erreurs en reprenant des sourates du Coran. On ne montre dans la vie réelle que les imams qui prêchent pour l’interdit. Donc, donnons la chance à l’autre voix de parler.
Vous avez choisi un homme de théâtre, Boudjemaa Djillali, le fondateur de l’Association El Moudja de Mostaganem, pour interpréter le rôle d’Ali, le fossoyeur. Comme l’avez vous convaincu de passer au grand écran ?
J’ai rencontré Bouedjamma Djillali à Mostaganem, en marge du festival du théâtre amateur, au théâtre d’El Moudja. Un soir, après une représentation, un comédien m’a proposé de rencontrer le maître des lieux. Accroupi, Boudjemaa Djillali me regarde. Je me suis dit tout de suite, c’est lui, Ali , le personnage que j’ai écrit depuis des années. Il était là devant moi. Sur place, je n’ai rien dit. Nous avons alors discuté sur le cinéma et sur le théâtre. À un moment, il me dit : « Toi, tu es la fille de Chouikh ». Il m’a confié qu’il voulait jouer dans un film de mon père. Je lui alors répondu : « Tu vas jouer avec moi ». Il a accepté et a fait un vrai travail de recherche sur son personnage durant toute la préparation du tournage.
Qu’en est-il de Djamila Arras qui n’a jamais joué dans un film algérien de cette manière, habituée, comme elle l’est, aux rôles dans les drama télévisés ?
En plus de l’âge, ce qui m’a amenée vers Djamila Arras est la capacités d’interprétation d’un personnage comme Djoher. Il est vrai qu’elle est une comédienne de télévision, célèbre par le personnage de Chafika mais elle avait travaillé avec ma mère dans un court-métrage. J’ai trouvé qu’il y avait des choses intéressantes dans sa façon de jouer sur le plan cinématographique. J’ai discuté longuement avec elle pour ne pas reproduire le personnage de Chafika ni celui de « Douar Chaouia » dans le film. Il fallait construire le personnage de Djoher auquel devaient correspondre certains traits de caractère, certains mouvements et une certaine manière de s’habiller et de parler.
Avec tous les comédiens, il y a une relation de confiance. Je gère leurs images jusqu’à la fin du film. Eux me donnent leurs âmes en quelque sorte. Ils ont la liberté de changer s’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Par contre, ils ont le devoir de satisfaire mon imaginaire par rapport aux personnages. Toujours avec démocratie. On s’explique à chaque fois. Mais, on va toujours au bout du personnage qui est écrit dans le scénario.
Vous avez fait appel à beaucoup de comédiens de théâtre pour votre film. Pourquoi ?
Ce qui est beau à Mostaganem, où j’ai tourné mon film, tout le monde ou presque fait du théâtre amateur ou professionnel. Il y a un intérêt réel envers le jeu d’acteur, le cinéma, le théâtre et la culture en général. Tous les figurants et ceux qui ont eu de petits rôles ont fait du théâtre en dehors des habitants du villages. J’ai réussir à avoir des comédiens pour une seule séquence alors qu’il est difficile d’appeler un comédien professionnel pour jouer en une journée. Certains refusent de faire de la figuration.
Il y a aussi l’aspect financier et la gestion du temps. Les comédiens sont souvent engagés ailleurs. Dans le film, des comédiens ont accepté de venir tourner une séquence. Mais, une séquence qui marque. Le tournage a eu lieu à 40 km de Mostaganem, à Sidi Abdallah, Sirat, Hassi Mamach, Hadjadj et d’autres villages. J’ai visité tous les cimetière de Mostagnem pendant deux ans.
Et d’où vient ce titre, à la fois poétique et philosophique, « Jusqu’à la fin des temps » ?
Ce qui est drôle est que le titre est venu avant l’écriture du film. Au moment où j’ai eu la pulsion de l’écriture, ce titre m’est apparu en anglais, « Until the end of time ». C’est en fait le titre d’une chanson de 2 Pac (tube sorti en 2007). J’avais la mélodie en tête en écrivant le scénario. Pendant sept ans, le titre était provisoire. Jusqu’à la dernière minute, je me demandais si j’allais changer le titre ou pas. Finalement, je n’ai jamais trouvé un autre titre qui pouvait représenter ce film. Je sais que c’est un titre long, difficile à retenir. Il y a jeu de mot entre la mort et l’éternité. Quand on aime une femme, un homme, un enfant, un animal, on dit « jusqu’à la fin des temps ». Et quand la fin des temps pour la personne qu’on aime arrive, on va visiter sa tombe, la suivre au cimetière. C’est de cette manière que l’amour est éternel. La mort arrête la vie mais pas l’amour. Quand on aime, on fait des choses folles. On oublie sa propre mort et celle des autres. Le premier amour qu’on a est l’amour de soi et l’amour de la vie. On aime vivre et on aime être.
Cheb Khaled avec « Ana larbi » est fort présent dans le film avec cette chanson rai bluesy. Sa chanson illustre une belle scène du film, celle d’Ali et Djoher sur une motocyclette traversant les champs, heureux comme deux adolescents vivant une idylle amoureuse…
Ce n’est même pas une idée intellectuelle, celle de dire que Khaled fait partie de la culture. C’est quelque chose que j’avais dans le cœur. J’ai pensé à plusieurs musiques pour illustrer cette scène comme « Wicked game » (de Chris Isaac) ou Rihanna. Je suis partie dans tous les délires possibles et inimaginables. Un jour, en voiture, j’écoutais un remix de «Ana larbi » avec sa mélodie typiquement algérienne mais avec une instrumentalisation universelle et aérienne. Lorsqu’on fait la post-production, on monte et on démonte. On passe des mois à essayer des choses. Dès que j’ai posé cette musique sur cette scène, je n’arrivais plus à imaginer un autre air. Cette chanson est pour moi un cri. Un cri d’identité. Et, puis, c’est Cheb Khaled (rires).