D’un petit village de Kabylie aux centres névralgiques de la santé mondiale, le parcours du professeur algérien Mohamed Belhocine est atypique.
Les Algériens ont découvert cet éminent épidémiologiste grâce à ses interventions dans les médias depuis l’apparition du covid-19, en sa qualité de membre du Comité scientifique de suivi et de lutte contre la pandémie en Algérie.
Il a été désigné dans le Comité à la demande du président de la République. Son CV met tout le monde d’accord. En octobre dernier, il a été nommé au poste de commissaire en charge de l’enseignement, des sciences, de la technologie et de l’innovation à l’Union africaine (UA).
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Mais avant d’en arriver là, Mohamed Belhocine a souffert et travaillé dur. Le colonialisme lui a « volé » son enfance, mais pas sa détermination à s’émanciper par le travail. Ses origines modestes non plus ne l’ont pas empêché de collectionner les titres et d’occuper des postes prestigieux.
Une enfance difficile
Natif de Mekla, dans la wilaya de Tizi-Ouzou, Mohamed Belhocine a grandi à Khemis Miliana, à Ain Defla. « Mon père était au chômage à l’époque et avait trouvé du travail à Sidi Lakhdar », confie-t-il à TSA. C’est dans ce village que le petit Mohamed fera tout son cycle primaire. De ces années-là, il garde encore des souvenirs mémorables, « malgré les conditions dures à l’époque ».
« Je considère que le colonialisme a volé leur enfance aux Algériens de ma génération », dit-il.
À l’indépendance, en 1962, Mohamed Belhocine était âgé de 11 ans mais la guerre l’avait déjà marqué. « Je pensais, à l’époque, que dans le monde entier la vie s’arrêtait à 20 h à cause du couvre-feu et que la nuit appartenait aux militaires. On entendait des accrochages à côté de la maison. Toutes les nuits, on entendait les véhicules militaires, ça tirait de toutes parts. On était des enfants terrorisés », se remémore encore l’éminent professeur, surnommé « Monsieur Ebola ».
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Sans compter les descentes régulières des parachutistes à la maison. « Ce n’est qu’à l’indépendance que j’ai découvert que la vie après 20 h continuait, qu’on pouvait sortir et chanter des chants patriotiques, assister à une fête, rencontrer des voisins… », confesse-t-il.
Malgré le dénuement et les inégalités installées par le système colonial, les Algériens faisaient un point d’honneur à ce que leur progéniture puisse s’instruire « car c’était l’unique façon pour un Algérien de pouvoir se faire une petite place au soleil au milieu d’un système discriminatoire à leur égard ».
Le système colonial était cruel, insensible aux aspirations des jeunes algériens. « Là où un petit Français pouvait avoir une bonne note en faisant le minimum, un Algérien devait faire le maximum d’efforts pour avoir la même note. Nos parents, même s’ils n’avaient pas été à l’école, ont compris que la promotion sociale passait par l’éducation », dit-il.
Mais d’où lui est venue la passion pour la médecine ? « Très jeune, j’étais passionné par tout ce que nous disaient nos maîtres et tout ce que nous pouvions retrouver dans les livres, mais aussi très impressionné par les visites médicales », explique-t-il.
En filigrane, il y a une figure, le médecin. « J’étais fasciné par le médecin, je le voyais comme un homme qui connaît, qui possède la science et qui a le pouvoir sur la santé des gens. Cela m’a toujours attiré », confie celui qui, bien des années plus tard, allait à son tour faire figure d’inspiration pour des générations de médecins.
L’aubaine de l’enseignement pour tous
Baccalauréat en poche, le jeune Belhocine rallie la capitale pour ses études universitaires. Il pouvait désormais, comme les jeunes de sa génération, bénéficier de « la démocratisation » de l’enseignement en Algérie. « Je pense que beaucoup de parents, comme les miens, n’auraient pas pu envoyer leurs enfants à l’université si ce n’étaient les bourses d’études accordées par l’État », reconnait-il.
Pour le jeune Belhocine, ce sera les sciences médicales, où « il y avait beaucoup de perspectives positives ». « Je faisais partie de la 3e ou 4e génération de médecins après l’indépendance. Nous n’étions pas très nombreux, il y avait du travail partout et on avait la possibilité de s’inscrire automatiquement en spécialité quand on était parmi ceux qui ont le mieux réussi leurs études médicales », raconte-t-il.
Le doctorat en médecine en proche, Mohamed Belhocine se spécialise en médecine interne et travaille dans les centres hospitalo-universitaires d’Alger. Au cours de son parcours de spécialiste, il a été encadré par d’éminents médecins dont feu Pr Mohamed Redjini.
« J’ai été aussi avec le professeur Allouache, le professeur Dahmane à Béni Messous et le professeur Chahi à Zeralda, avant de devenir moi-même professeur chef de service à l’hôpital de Zéralda qui à l’époque était un hôpital universitaire », rappelle-t-il.
Des leçons de « grande dignité » en Afrique
Le Pr Belhocine a quitté l’Algérie « sans l’avoir demandé », précise-il. Il a été sollicité par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qui lui a proposé un travail temporaire d’abord de deux mois, puis de onze mois, avant qu’on lui demande de rester.
« C’était une expérience très riche et dense, et très instructive sur le plan humain, professionnel et historique », reconnaît-il. Il est affecté au bureau régional de l’OMS en Afrique, à Brazzaville (Congo), en février 1997. En juin de la même année, une guerre civile éclate dans ce pays. « Nous avons dû être évacués sous les tirs d’armes automatiques », souligne-t-il.
Après cette expérience à risque, le bureau de l’OMS a été déplacé au Zimbabwe. Par la suite, le Pr Belhocine fut désigné représentant de l’OMS au Nigéria, pays le plus peuplé d’Afrique, puis en Tanzanie. En 2009, il quitte l’OMS pour rejoindre le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Il sera résident coordonnateur à Tunis, où il a vécu toute la transition ayant suivi la révolution tunisienne.
De sa longue expérience en Afrique, le Pr Belhocine garde des leçons « d’humilité » et de « grande dignité ». Il en garde surtout les drames de ses collègues qui ont tout perdu, leurs familles et leurs maisons, lors de la guerre civile au Congo. « À leur retour au travail, ils sont amaigris, mais ils gardent le sourire et l’envie de travailler, de vivre et de rester eux-mêmes. C’était pour moi une très grande leçon de modestie. Je pense qu’on a beaucoup à apprendre d’expériences pareilles », confie le Pr Belhocine.
« Monsieur Ebola »
Rentré en Algérie pour une retraite bien méritée, il sera vite rappelé par l’OMS. Cette fois, sa mission était de participer à la lutte contre l’épidémie d’Ebola qui faisait rage dans les trois pays du golfe de Guinée.
« Ils avaient besoin de quelqu’un d’expérimenté pendant la crise. C’est un appel qu’un médecin ne peut pas refuser », assure-t-il. En juin 2015, Mohamed Belhocine rallie la Guinée, alors que l’épidémie était à son paroxysme.
« J’y ai travaillé jusqu’en décembre, où on a pu enregistrer 40 jours sans aucun cas de contamination. On pouvait alors officiellement déclarer que l’épidémie était finie ». Il rend aujourd’hui hommage aux 700 personnes qui composaient son équipe et qui ont aidé à vaincre l’épidémie, avec le peuple et le gouvernement guinéens.
L’issue était pourtant incertaine. « Nous étions l’appui technique principal pour permettre d’obtenir ces résultats positifs. On n’avait pas de week-ends, pas de repos, pas de début ou fin de journée. Nous étions engagés dans un processus où il faut beaucoup d’organisation, de patience, de courage et d’humilité afin de faire avancer et organiser les choses de façon à ce qu’on puisse avoir un radar qui vous donne la réalité de la situation épidémique », met-il en avant.
C’est suite à ses faits d’armes en Guinée dans le champ de lutte contre Ebola que le surnom de « Monsieur Ebola » a été associé au Professeur Belhocine qui, aujourd’hui, s’en amuse presque.
« C’est un ami qui a commencé à m’appeler ainsi, par plaisanterie mais aussi par reconnaissance du fait d’avoir accepté d’aller travailler dans une situation sanitaire très complexe et dans un pays où le système de santé n’était pas des plus performants », dévoile-t-il.
Au début de l’année 2020, la pandémie de covid-19 a frappé le monde entier. Un nouveau virus inconnu venu de Chine. Le Pr Belhocine a tout de suite compris que la pandémie de covid-19 pouvait être « quelque chose de grave et de long ».
Deux ans après les premiers cas covid, on ne peut que lui donner raison. « Ayant eu l’expérience d’Ebola, où on pensait à chaque fois avoir réglé le problème, lorsqu’on avait deux ou trois semaines sans cas et un cas ressurgissait. Cela voulait dire que notre système n’était pas encore parfaitement bien rodé », dit-il.
Nourri de cette expérience, il a voulu apporter sa contribution à la riposte anti-covid-19 en Algérie. « J’ai saisi quelques personnes au ministère de la Santé et mon CV a atterri sur le bureau du président de la République, qui a demandé à ce que je sois membre du Comité scientifique », se rappelle-t-il.
Le nouveau virus désarçonne les scientifiques et les réponses aux interrogations ne durent guère longtemps. « Les conditions étaient compliquées, car aucun pays n’a l’expérience de ce virus. On ne connaissait pas son évolution ou son traitement. Et il nous fallait agir avec le peu qu’on savait sur chacun de ces éléments », admet-il.
Le Pr Belhocine s’est vu confier la mission de mener des enquêtes épidémiologiques dans le but de cerner les foyers de propagation du virus en Algérie.
« Nous avons mis en place une plateforme informatique pour recenser les cas contacts aux patients de covid-19 en temps réel (avec les noms, prénoms, la géolocalisation, etc.). C’est ce type de travail qui nous a manqué en Guinée lorsque nous luttions contre l’Ebola », précise-t-il.
Et de rappeler que ladite plateforme réalisée par deux Algériens, est fonctionnelle et utilisée par certaines wilayas. « Mais je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas généralisée, même si elle a été présentée au Comité scientifique », regrette-t-il. D’autant que « c’est un travail qui peut être un modèle pour l’Afrique et pour le monde entier, car il nous donne des analyses et un suivi automatiques et en temps réel ». La pandémie ayant duré, le Pr Belhocine estime qu’il faut rester « modestes et vigilants ».
De nouveau l’appel de l’Afrique
Des années après son expérience dans certains pays d’Afrique, le Pr Mohamed Belhocine y retourne, mais cette fois comme commissaire en charge de l’enseignement, des sciences, de la technologie et de l’innovation à l’Union africaine.
« C’est un poste qui va se libérer, je n’ai toujours pas pris mes fonctions. Je suis très reconnaissant d’avoir eu l’honneur d’avoir été choisi pour porter le nom de l’Algérie à ce niveau-là », se félicite-t-il, tout en souhaitant être à la hauteur des attentes de la communauté africaine. « Je suis prêt à faire le maximum et à m’engager comme je l’ai toujours fait pour ce genre de causes et pour l’intérêt général, chose à laquelle j’ai toujours été et continuerai à être très attentif », promet le Pr Belhocine.
Sa longue et riche expérience lui permet d’avoir un regard juste sur le système de santé en Algérie. Un système de santé « fragmenté, inefficient et coûteux », fustige-t-il. « Il y a lieu de tenir une réflexion de fond sur le système de santé », recommande-t-il.
« Il y a souvent une confusion entre réformer le système de santé et le système de soins. Le système de santé regroupe non seulement les soins mais aussi tout ce qui permet de mener une vie en bonne santé et d’éviter de tomber malade », résume-t-il.
Pour lui, beaucoup de choses restent à faire pour y arriver, c’est « réaliser des gains substantiels dans le coût de la santé, à commencer par vérifier et avoir une mainmise sur les conflits d’intérêt qui existent dans ce secteur et qui le tirent vers le bas ».
À l’occasion de la tenue des assises sur la santé, dernièrement, le Pr Mohamed Belhocine relève une volonté d’aller de l’avant. « Mais gardons-nous de ne pas refaire ce qui a été fait par le passé et qui a déjà mené à des échecs », prévient-il, appelant à prendre pour exemple les pays qui ont des systèmes de santé qui fonctionnent bien et d’en cerner les éléments fondamentaux « qui coûtent moins chers et qui donnent de meilleurs résultats ».
« Ensuite, il faut cerner ce qui empêche notre pays d’aller dans cette direction et les goulots d’étranglement qu’on doit lever pour pouvoir le faire, en plus de la volonté politique », pointe-t-il.
Son riche parcours, le Pr Belhocine l’assume. « Je prends la vie comme elle vient. Mais si c’était à refaire, je le referais », dit-il.