Néjib Ayed, 65 ans, est le directeur des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) de Tunis depuis 2017.
Ancien président de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), Néjib Ayed a dirigé la Société tunisienne de production et d’expansion cinématographique (Satpec) durant les années 1980. En cette qualité, il a produit des dizaines de films en Tunisie. À la fin des années 1990, il a créé sa propre société « Rives productions ». Néjib Ayed est également critique de cinéma. Entretien.
Comment les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) évoluent-elles après 52 ans d’existence ? Vont-elles revenir à leur origine, c’est-à-dire une manifestation consacrée au cinéma arabe et africain ?
Nous ne voulons pas faire un sous-Cannes ni un sous-Berlin ni un sous-Venise. Les JCC sont un festival à part, spécial. Il est vrai que depuis dix ans, on a quelque peu oublié que ce festival est d’abord africain et arabe. Un festival tricontinental incluant l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud avec une sensibilité méditerranéenne. Nous ne voulons pas ressembler à Cannes. Les gens nous disent pourquoi le festival n’est pas classé dans la catégorie A (comme Cannes ou le Caire) ou B. Notre réponse est que nous ne voulons pas classer les JCC. Depuis 1966, les fondateurs ont refusé de le faire classer par la fédération internationale des festivals. Aujourd’hui, nous réitérons ce refus.
Vous avez refusé de diriger à quatre reprises la direction du festival. Pourquoi ?
Parce que le plus important pour moi est de revenir aux fondamentaux. Les JCC doivent rester un festival autant africain et qu’arabe. À un moment donné, c’était devenu un festival arabe avec un saupoudrage africain. Les Africains ont été très sensibles à cela et ont pratiquement quitté le festival. Pour moi, il est important de faire revenir les Africains sub-sahariens au festival. J’ai réussi à le faire lors de la session précédente et cette année la tendance sera confirmée.
À partir de 1968 et 1970, les JCC se sont intéressées aux films venant d’Asie et d’Amérique du Sud. Cela a été également oublié ces dernières années. Les JCC sont un festival de réseautage et une rampe de lancement pour les films africains et arabes. C’est très important. Personnellement, j’assiste et participe aux JCC depuis la troisième édition en 1970 soit en tant que simple festivalier soit en tant que responsable d’une section. Il est donc important qu’on comprenne que ce festival doit garder sa place exactement tel qu’il a été conçu au départ par ses fondateurs.
Revenir aux origines, en fait…
Revenir aux origines au niveau des principes, pas au niveau des méthodes. Nous sommes un festival militant, c’est dans l’air du temps, ce n’est pas une idée des années 1970. Aujourd’hui, il est important d’être dans cette logique militante tournée vers le cinéma du Sud, vers le cinéma africain et arabe, vers le rapprochement avec les gens qui nous ressemblent et vers la nécessité d’avoir une place sur le plan international.
Le Festival panafricain du cinéma et de télévision d’Ouagadougou (Fespaco) a été créé en 1972 dans le cadre des JCC. Et, il a été décidé qu’il y aurait une sorte d’alternance entre les deux festivals puisque les deux manifestations étaient biennales. C’était normal. Mais à partir de 2015, les JCC sont devenues un festival annuel, donc plus d’alternance.
Pensez-vous à créer de nouvelles sections au JCC lors des prochaines éditions ?
Oui, bien sûr. Le festival est composé de deux parties essentielles : une partie films et cinéphilie et une partie industrie. Carthage pro est une importante section constituée de : « Producers network », « Takmil », « Carthage talks », « Master class » et « Conférences ».
Takmil, qui a été lancé en 2014, est un atelier où l’on donne des bourses aux films arabes et africains en post-production (jusqu’à 10.000 euros).
« Carthage talks » est un espace où l’on parle de tout, des différents sujets qui nous intéressent. Ce qui compte dans cette section est le networking, c’est-à-dire permettre à nous professionnels africains et arabes d’être en contact avec des producteurs, des réalisateurs, des chaînes de télévision du monde. Bref, avec des gens qui peuvent contribuer à ce que le cinéma africain et arabe aille encore plus loin. Ces deux parties sont absolument complémentaires. C’est ce que voulait Tahar Cheria lorsqu’il a créé ce festival en 1966.
Qu’est-ce qui va marquer la prochaine édition des JCC en 2018 (prévue du 3 au 10 novembre 2018) ?
Depuis 2017, nous avons adopté une formule nouvelle qui est de retenir des pays en tant qu’invités d’honneur, selon la logique du festival tricontinental. En octobre prochain, nous inviterons le Sénégal pour l’Afrique. Ce pays a un cinéma en plein bouillonnement actuellement.
Des pays arabes, nous invitons l’Irak qui a un potentiel cinématographique fabuleux surtout ces trois dernières années. Nous invitons d’Asie, l’Inde, de l’Amérique du Sud, le Brésil (en 2017, l’Algérie, l’Afrique du Sud, la Corée du Sud et l’Argentine étaient les pays invités d’honneur).
Dans le volet industrie, nous pensons à une rencontre internationale sur le tax shelter, une formule de financement de films qui s’est confirmée ces dernières années essentiellement en Europe (Espagne, Belgique et Italie). À partir des taxes que certaines sociétés doivent à l’État, un pourcentage est prélevé pour financer la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles (en contrepartie, les sociétés peuvent bénéficier d’une exonération fiscale). En Belgique, ce système a permis que la production des films passe de 6 annuellement à 30, en cinq ans. Et la production cinématographique ne cesse de s’améliorer.
Il y a quelques jours, la Cité de la Culture à Tunis a été ouverte au public (le 21 mars 2018). C’est un projet énorme dans lequel les JCC sont partenaires. Avec la création de la cinémathèque tunisienne cette année et avec l’ouverture de cinq salles de cinéma dans cette cité (dont une salle d’Opéra de 1.800 places), nous aurons plus de moyens pour les cérémonies d’ouverture et de clôture du festival et pour engager d’autres activités.
En Tunisie, le manque de salles de cinéma est une plaie. Je sais qu’en Algérie et au Maroc, c’est le même problème. La Cité de la Culture de Tunis nous donne un bol d’air puisque les JCC seront organisés dans un plus grand confort que d’habitude.
Qu’en est-il de l’état actuel du cinéma tunisien ?
Le cinéma tunisien est une phase ascendante. J’ai été étonné par l’importance de la production l’année écoulée. Lorsque les films tunisiens se sont inscrits aux JCC, j’ai été agréablement surpris par le nombre de films. Nous avons reçu 37 longs-métrages et 41 courts métrages. C’est énorme pour une année. Jamais on a atteint ce nombre en Tunisie.
Comment justement expliquer cette abondante production cinématographique ?
La Tunisie soutient convenablement le cinéma. Il y a des subventions relativement importantes qui sont accordées d’une manière régulière. Cela équivaut à 35% des budgets des films. Aujourd’hui, les jeunes tunisiens n’attendent plus que l’État leur accorde de l’aide pour réaliser des films. Avec la démocratisation des moyens de production (numériques), les caméras, le matériel d’éclairage, l’équipement de montage, la production revient moins chère. Les jeunes fonctionnent en groupe, travaillent ensemble en échangeant les postes (réalisateur, cadreurs, monteurs, etc). Cela a créé une dynamique intelligente et intéressante et donné des films de grande qualité tant pour la fiction que pour le documentaire. Cette dynamique va continuer.
Pour la prochaine édition, je ne pense pas qu’on aura autant de films qu’en 2017 mais le nombre restera important.
Qu’en est-il des thématiques des films traités par le cinéma tunisien actuel ? Ont-elles changé après les grandes transformations politiques dans le pays depuis 2011 ?
C’est évident, mais ce n’est pas uniquement cela. Il y a des films qui ont été écrits après ce que nous appelons la révolution et d’autres écrits avant mais adaptés à la situation actuelle. Ces derniers films sont les moins bons. L’adaptation s’est faite d’une manière opportuniste. Mais les jeunes sont en train d’investir des thématiques totalement nouvelles qui n’ont pas été explorées avant. Cela donne des œuvres intéressantes, des bijoux de créativité dans le documentaire, dans la fiction et dans les films d’animation.
Les films tunisiens sont-ils bien distribués ?
Actuellement, 90 à 95% des salles ne sont alimentées qu’en films tunisiens. Des films qui drainent le public plus que le cinéma américain et égyptien.
S’agit-il de films commerciaux ?
Nous avons rapidement compris depuis longtemps que le film commercial n’a pas d’avenir en Tunisie. Les réalisateurs et les producteurs savent qu’un film commercial en Tunisie ne ramène pas son argent. Proposé à l’étranger, il ne trouvera pas de public. Seul le film d’auteur est porteur en Tunisie et ailleurs à l’étranger.
Est-ce que le film tunisien arrive à se vendre à l’étranger, dans les marchés internationaux ?
Ces dernières années, dix à douze films tunisiens ont été distribués au niveau international, pas uniquement en Europe mais aux États-Unis, au Japon, en Australie, dans les pays arabes. Je peux citer, « La belle et la meute » (de Kaouthar Ben Hania), « Nhabbek hedi » (ce film de Mohamed Ben Attia a été primé au Festival de Berlin).
On parle souvent de coproduction cinématographique entre l’Algérie et la Tunisie. Mais, il n’y a pas de projets. Pourquoi, selon vous ?
Il est possible de reprendre. À l’occasion des dernières JCC, il y a eu une initiative tunisienne pour la création de deux fonds : un fonds tuniso-algérien et autre tuniso-marocain. Le Centre national du cinéma tunisien a mis de l’argent dans ces deux fonds. Le CNCA (Centre national de la cinématographie et de l’audiovisuel) algérien et le CCM (Centre cinématographiques marocain) apporteront leurs contributions. Les deux fonds sont en phase de montage. L’argent et la volonté existent. Les deux fonds seront opérationnels lors des JCC 2018, au plus tard.
Est-il facile de trouver de l’argent pour le cinéma en Tunisie ? Existe-t-il beaucoup de producteurs prêts à soutenir des films ?
Il n’y a plus autant d’argent qu’avant. Par le passé, il y avait de l’argent aussi bien pour les films tunisiens que les films algériens ou marocains. Aujourd’hui, ça devient plus rare et les sommes moins importantes. Cela dit, le cinéma tunisien passe par une période faste. Il est dans tous les grands festivals du monde et les films sont distribués partout. Ce cinéma trouve donc des partenaires y compris financiers. Mais ce n’est qu’une mode. Dans deux ou trois ans, la situation ne sera pas la même. Les cinémas algérien et marocain ont connu la même situation. Le cinéma algérien a connu une grande période durant les années 1970, mais, depuis, ça n’a pas décollé. Mais, là, je suis certain que les années à venir seront algériennes. C’est mon feeling. Il y a les réalisateurs, les bons scénarios, les jeunes et une volonté réelle de l’Algérie pour que le pays ait un vrai cinéma. Les jeunes algériens, y compris ceux de la diaspora, font des choses magnifiques au niveau des courts et des longs-métrages.