CONTRIBUTION. L’entretien accordé par l’ex-général-major Ali Ghediri au quotidien El Watan du 25 décembre dernier, au demeurant très instructif et très intéressant, appelle quelques mises au point. Pour l’auteur de ces lignes qui considère le général-major Ghediri comme un authentique patriote et un grand serviteur de l’État, il s’agit de contribuer à un débat citoyen, à un moment où l’avenir de notre pays s’assombrit de toutes parts. Voici mes six réponses.
1- Il est a priori insolite que le général de corps d’armée, Ahmed Gaid Salah, trouve grâce aux yeux d’un de ses principaux contempteurs d’une époque pas si lointaine puisqu’elle est encore présente dans tous les esprits des Algériens qui suivent l’actualité politique. Toutefois, tout ce qui peut contribuer à raffermir les rangs de l‘institution militaire est le bienvenu, surtout au moment où l’ensemble des pays frontaliers de l’Algérie sont secoués par de fortes turbulences, même si notre pays est suffisamment résilient pour ne pas en être affecté. Avec à sa tête Ahmed Gaid Salah, l’Armée algérienne saura sauvegarder l’intégrité du territoire et l’Algérie préservera sa souveraineté. Ceci dit, Il est de bonne augure, que le général-major Ali Ghediri admette que, monté au maquis à l’âge de seulement 17 ans, le général Ahmed Gaid Salah constitue le rempart le plus solide aux menaces de déstabilisation ourdies par des groupes terroristes et criminels qui prospèrent depuis de nombreuses années en Afrique sub-saharienne.
Le pouvoir algérien n’est pas institutionnalisé
2- Le pouvoir algérien n’étant pas institutionnalisé, 30 ans après l‘adoption du constitutionnalisme libéral, il convient de ne pas sacraliser la Constitution et les autres textes qui organisent une séparation des pouvoirs invariablement fictive. À quel observateur a-t-il échappé que le constitutionnalisme algérien était d’essence purement « manipulatrice », alors que celle des États libéraux restait « performative », en dépit de la crise actuelle du modèle démocratique. Mieux vaut donc garder le sens de la mesure et comparer seulement ce qui est comparable.
3- S’agissant du DRS dont il est normal et légitime que le général-major Ali Ghediri se fasse l’avocat, il est utile de rappeler que les services de sécurité ont vocation à prévenir et combattre le terrorisme, le crime organisé, le grand banditisme, l’espionnage, la trahison, etc. Aucun État, quelle que soit la nature politique de son régime, ne peut se passer de l’appui de services de sécurité et de renseignements, performants et réactifs. Pour autant, la raison d’être de l’appareil sécuritaire ne consiste pas à s’en prendre à des personnes innocentes et à les faire condamner par une justice aux ordres qui brise ainsi leur carrière et même leur vie.
Plus près de nous, les Algériens ont constaté, apeurés, qu’il existe deux catégories d’opposants au régime. Ceux qui peuvent se permettre de le vouer aux gémonies, de diaboliser le gouvernement et même de qualifier certains de ses membres d’agents à la solde de l’étranger. À celles et ceux-là, aucune mesure de rétorsion n’a été à ce jour envisagée et jamais aucune interdiction de sortie du territoire national (ISTN) ne leur a été signifiée. En revanche, celles et ceux qui n’ont d’autre viatique pour exercer une liberté garantie par la Constitution que les réseaux sociaux et les journaux en ligne ont fait l’objet d’une persécution judiciaire disproportionnée, au regard des dérapages verbaux ou écrits susceptibles de leur être imputés.
Comment expliquer que des officiers généraux, ayant bénéficié de la liberté provisoire, ont obtenu l’autorisation de quitter le pays (alors que l’ISTN qui est du seul ressort du juge, constitue la garantie minimale exigée des prévenus laissés en liberté en attente de leur jugement) et que des journalistes qui ont été relaxés ne puissent pas quitter le territoire national. Si ces généraux sont innocents, alors ils doivent bénéficier d’un non-lieu immédiat. Il fut un temps où certaines personnes qui ne s’étaient pas contentées de poser la question iconoclaste du « Qui-tue-qui ? », mais y avaient répondu en désignant l’armée comme coupable, pouvaient non seulement entrer et sortir librement du territoire national, mais encore tenir des conférences, à l’occasion desquelles, ils égratignaient les services de sécurité et cela dans l’impunité la plus absolue.
À l’inverse, des collaborateurs du président Zéroual, lequel a assumé, dans une solitude impressionnante, le sacerdoce de la magistrature suprême, en temps de péril, ont été placés au secret et traités comme des criminels. Toutes ces anomalies jettent le trouble sur les conditions dans lesquelles fonctionne l’appareil répressif algérien.
L’avenir de l’Algérie ne dépend pas de l’échéance d’avril 2019
4- Contrairement au plaidoyer du général-major Ali Ghediri, le problème de l’Algérie ne concerne pas l’échéance d’avril 2019. Notre pays sera confronté à partir de 2020-2022 à de graves difficultés autant économiques, sociales, financières que culturelles. À l’horizon 2035, l’Algérie deviendra un importateur net d’énergie, cependant que seuls 10% du mix énergétique global sera constitué par les énergies renouvelables (et non pas 27% à l’horizon 2030).
Affirmer ou laisser croire que le sous-sol algérien recèle des richesses à nul autre pareil, qu’il existerait un deuxième Hassi Messaoud ou un deuxième Hassi R’Mel revient à entretenir les Algériens dans de dangereuses illusions. Dans 15 ans, la population algérienne avoisinera les 53-54 millions d’âmes, au rythme actuel de la croissance démographique, ce qui signifie que ses besoins iront grandissant dans tous les domaines : éducation, soins, habitat, loisirs, emplois, etc.
Aucun chef d’État, quelle que soit sa stature, ne pourra lever ces hypothèques sans un large soutien populaire, et surtout sans l’implication des forces vives de la nation dans la construction d’une économie productive, complètement déprise de quelque rente que ce soit et d’une école capable de former le citoyen du XXIe siècle afin qu’il s’insère, de façon voulue et non subie, dans la globalisation. C’est précisément à ce niveau que le bât blesse.
Une enquête d’opinion réalisée avec des moyens certes rustiques, mais qui n’en invalident pas l’objectivité, révèle que dans la tranche d’âge des 15-40 ans, cinq (5) Algériens sur six (6) ne rêvent que de quitter le pays sans esprit de retour et d’acquérir une autre nationalité.
Ce résultat est d’autant plus paradoxal que s’érigent des barrières de plus en plus imposantes à la circulation des personnes de la part des pays convoités (essentiellement les pays européens, les États-Unis et le Canada) et que les perspectives de croissance économique dans ces mêmes pays ne sont guère prometteuses pour les 15 ans qui viennent. Le successeur du président Bouteflika n’y pourra strictement rien, général Ghediri.
Il faut d’abord construire une nation algérienne
5- Quelque peine qu’on en éprouve, il faut se résigner à admettre que, 60 ans environ après l’indépendance, l’Algérie ne constitue toujours pas une nation. Deux hommes, Abane Ramdane en 1956, puis Houari Boumediéne entre 1965 et 1978, se sont efforcés de jeter les fondements d’un État protonational, prélude à l’émergence d’une nation algérienne, dotée d’une identité plurielle (il n’existe pas de nation pure) mais au sein de laquelle cohabiteraient des populations diverses, mais suffisamment conscientes de leur appartenance à une entité commune, pour mutualiser leurs atouts et concevoir un projet collectif.
Si les Algériens ne sont pas encore parvenus à former une nation (les liens primordiaux caractéristiques de l’Algérie pré-coloniale n’ont pas disparu) et si même, en 2019, l’État ne constitue pas une entité fonctionnelle, alors quel que soit le président de la République qui sera élu en avril prochain, l’Algérie sera incapable d’accéder à un niveau supérieur de son développement.
Or, – et c’est cette réalité que cherchent à occulter certains responsables présents ou passés, – la désaffection de notre population à l’égard de l’ensemble de la classe politique (et non pas seulement à l’égard de celles et ceux qui sont en charge nominalement de la gestion des affaires publiques) est tellement profonde, qu’il serait presque inepte de se braquer sur l’échéance d’avril 2019 à laquelle, au demeurant, la quasi-totalité des Algériens sont indifférents.
C’est d’un état des lieux sans complaisance dont nous avons les uns et les autres besoin, et aussi d’un diagnostic partagé pour suggérer les sentiers vertueux que devra emprunter l’Algérie pour assurer sa survie, en tant que nation, à l’horizon 2040. Quel est le responsable politique qui a, jusqu’à ce jour, parlé sérieusement de la justice, de la santé, de l’école, de la mise à niveau de nos entreprises, du développement des NTIC, des énergies renouvelables, etc. ?
Aucun et c’est bien là le drame. Depuis avril 2013, le regard des principaux acteurs politiques et des médias est rivé sur le président de la République. Tout se passe comme s’il était devenu l’unique responsable des impérities commises aussi bien par les différents segments de l’appareil d’État que par une bonne partie des élites corporatistes qui n’ont cessé de revendiquer leur part de la rente, sans jamais suggérer les réformes de structure qui auraient permis à l’Algérie d’avoir une économie productive et un État efficace.
Le chef d’État-major est le garant de la stabilité du pays
6- L’Algérie n’a été ni mieux ni plus mal gouvernée entre le jour où le président de la République a été frappé d’un AVC et aujourd’hui, qu’entre avril 1999 et le 27 avril 2013. Il suffit de procéder à une comparaison sommaire de ces deux périodes. En revanche, l’Algérie se porte toujours merveilleusement bien avec un baril à plus de 110 dollars et mélancoliquement avec un baril à moins de 60 dollars. Ainsi va le destin des pays rentiers qui se repaissent de la bienveillance de la providence. D’aucuns avaient exprimé leur profonde inquiétude devant la montée en puissance d’un pouvoir informel, en conséquence de la maladie invalidante du président de la République.
Même dans les sommets de l’État, on avait, semble-t-il peine à identifier ce pouvoir. Là aussi, il faut dire les choses. Que le président de la République soit en parfaite santé ou qu’il soit quasi impotent, le pouvoir informel est toujours là. Il n’a jamais cessé d’exister et cela depuis l’insurrection du 1er novembre 1954. Parfois, c’est lui seul qui est le maître des horloges. Même entre 1965 et 1978 où le président Boumediene était donné comme tout puissant, il avait dû céder, de nombreuses fois, à l’obligation de passer des compromis avec les coteries sur lesquelles il s’était appuyé pour écarter Ben Bella du pouvoir en 1965.
En d’autres termes, général Ghediri, l’alternance au pouvoir qui reconduit ad vitam aeternam les mêmes élites politiques et leurs succédanés n’est pas fondamentalement différente de la fameuse continuité prônée par certains cercles du pouvoir et qui vous effraie tant. Le statu quo est inhérent à la nature du régime algérien ; il lui est même consubstantiel. La classe dirigeante n’en porte pas seule la responsabilité ; c’est toute la société algérienne, en fait, qui n’est préparée ni à un aggiornamento pourtant indispensable ni à la démocratie ni à l’État de droit et au nom de laquelle continue de s’exprimer une classe politique immature, vénale et opportuniste.
Il semble donc totalement inapproprié, général Ghediri, de faire amicalement pression sur le général de corps d’armée, Ahmed Gaid Salah, pour qu’il s’implique dans le processus de succession du chef de l’État, dans le cadre de l’échéance d’avril 2019 ; ce n’est pas son rôle. Sa préoccupation actuelle et future est de garantir la sécurité des populations, la modernisation de l’armée, le déploiement de nos forces sur l’ensemble du territoire national afin de dissuader nos ennemis de porter atteinte à notre intégrité territoriale. C’est au demeurant au chef d’état-major des armées que notre pays doit sa stabilité depuis août 2004.
*Ali Mebroukine, professeur d’enseignement supérieur, ancien collaborateur du président Zéroual
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