Économie

Reportage – À Akbou, nouveau royaume des réussites industrielles

De décharge publique à zone industrielle florissante. Tel est le fabuleux destin de Taharacht, à Akbou, dans la wilaya de Béjaïa, qui fournit aujourd’hui tout le pays en yaourts, fromages, jus de fruits, carton ondulé…

La région abrite un pôle agroalimentaire plus que dynamique, avec plusieurs marques leaders de leurs domaines respectifs sur le marché national : Ifruit (jus de fruits), Soummam, Danone, Ramdy et Ela Fruits (Yaourts et produits laitiers)…

Des unités qui, avec les raffineries de sucre et d’huile de table de Cevital à l’autre bout de la vallée de la Soummam, les usines d’eau minérale d’Ifri à Ighzer Amokrane ou les fabriques de jus et boissons de Toudja et d’El Kseur, font de la wilaya de Béjaïa le leader national des industries agroalimentaires.

Mais à la zone de Taharacht, il n’y a pas que des fromageries ou des laiteries. Des sociétés en dehors de l’agroalimentaire se sont installées dans le site et connaissent aussi un franc succès.

C’est le cas notamment de General Emballage, premier fabricant algérien de carton ondulé. En plus de nombreuses entreprises étatiques comme Alcovel, Mac Soum et Sonaric.

En tout, ce sont une cinquantaine d’unités qui s’entassent dans cette zone d’à peine 45 hectares. Mais l’exigüité ne semble pas être un frein à l’essor de nombreuses sociétés devenues très vite des fleurons.

À longueur d’année, l’activité y est intense dans et aux alentours de la zone. Ce sont en effet pas moins de 10.000 employés qui s’y rendent quotidiennement pour travailler.

Que ce soit en parts de marché, en volume de production, en chiffre d’affaires, en nombre d’emplois ou en taux de croissance, presque toutes les unités privées installées à Akbou présentent des chiffres  impressionnants.

Un petit miracle pour une région pour laquelle on ne connaît pourtant pas de traditions industrielles. La vallée de la Soummam a toujours été connue pour sa vocation agricole, avec ses vastes champs d’oliviers et ses huileries. C’est d’ailleurs par une huilerie que tout a commencé. Celle de la famille Kemiche, fondée dans les années 1920, qui donnera naissance plus tard à la marque Ifri Olive.

Mais le véritable essor industriel de la région a commencé il y a à peine une vingtaine d’années. À l’est de la ville d’Akbou, de l’autre côté de la RN 26 qui mène vers Béjaïa, un terrain vague qui servait de décharge pour gravats et autres.

Non loin, deux unités industrielles publiques avaient été mises en place : une usine de maroquinerie et une autre de textile, les fameuses Sonipec et Sonitex.

Dans les années 1970, ce sont quasiment toutes les villes du pays qui avaient accueilli des unités de production de taille moyenne, dans le cadre de la politique d’industrialisation de l’époque. Des unités dont la seule ambition était d’assurer des postes d’emploi à la population locale, mais il y avait parmi les habitants d’Akbou, qui avaient plus longue vision.

À partir des années 1990, le terrain vague voit progressivement s’installer de petites fabriques à l’initiative d’investisseurs privés, tous issus de la ville et de ses environs, comme Helouane, Ichellaten ou Ighzer Amokrane. C’est d’ailleurs dans cette dernière localité qu’a eu lieu la première success-story qui sera suivie de bien d’autres : celle de l’eau minérale Ifri, leader incontesté de la filière depuis une vingtaine d’années.

Les investisseurs ont dû payer les assiettes de terrain de leur propre poche. C’est le cas de Lounis Hamitouche, patron de Soummam qui, voyant le succès de sa petite fabrique de Yaourt à Ichellaten, décida en 1993 d’acheter un terrain à Taharacht pour étendre ses activités.

« Nous avons payé le premier terrain de notre poche. Après le succès connu par nos produits, nous avons décidé  d’ouvrir un autre site de production, non loin du premier, et là aussi, nous avons dû le payer cash », dit-il.

Taharacht n’est donc pas comme ces zones industrielles où un dossier volumineux et quelques appuis suffisent pour acquérir d’immenses superficies. Elle a été fondée progressivement par des opérateurs privés, enfants de la région, qui ont mis la main à la poche dès le départ.

 Dans le top 20 des communes les plus riches ! 

Le véritable boom, Akbou le connaîtra avec l’implantation de nombreuses unités de transformation de produits laitiers à l’initiative des familles Batouche et Hamitouche qui créeront les marques Danone-Djurdjura, Ramdy, General emballage et Ela Fruit pour la première et le géant Soummam pour la seconde.

Environ une cinquantaine d’entreprises sont aujourd’hui installées à la zone d’Abkou, générant quelque 10.000 emplois directs et des milliers d’autres indirects.

La zone a en effet insufflé une dynamique de développement à la ville et à toute la région. Grâce à la fiscalité prélevée, la commune d’Akbou était en 2016 dans le top 20 des communes les plus riches d’Algérie, avec un budget de 1,6 milliard de dinars, la classant dans la case des grandes villes portuaires ou même des communes pétrolières.

Quant au nombre de ses habitants, il a explosé pour avoisiner aujourd’hui les 80.000. C’est un petit miracle qu’ont réussi les investisseurs de cette région et il y a bien des raisons de croire que le meilleur est à venir. En dépit de nombreuses embûches…

Devant tant de succès, beaucoup d’investisseurs ont fait part de leur souhait de s’installer à Taharacht. Mais la zone est déjà saturée. Sa superficie est d’environ 45 hectares, soit moins que la taille réglementaire minimale d’une zone industrielle, qui est de 50 hectares.

C’est pourquoi Taharacht est toujours considérée aux yeux de la loi comme une zone d’activité. Ce qui change tout, puisqu’elle est ainsi dépourvue de la personnalité juridique et ne dispose pas d’une direction, d’un budget… C’est d’ailleurs l’un des plus grands problèmes soulevés par les opérateurs. Sans direction pour la zone, ils doivent parfois prendre en charge eux-mêmes différents aspects, comme l’aménagement des espaces communs, la sécurité, l’éclairage…

Elle pourrait néanmoins être promue au rang de zone industrielle à la faveur du projet de son extension de 80 hectares supplémentaires, vers l’Est. Le terrain est en effet nu jusqu’à la nouvelle pénétrante autoroutière, mais au-delà, aucune extension n’est possible à cause des montagnes qui ceinturent l’endroit.

Même vers le Nord, les terres restées longtemps à l’abandon ont été récupérées par les héritiers Benali Chérif et vendues au propriétaire d’Ifri qui en a fait une plantation d’oliviers. Les perspectives de développement géographique de la zone de Taharacht sont peut-être limitées, mais les entreprises déjà installées disposent d’une importante marge d’essor, avec notamment la réalisation de la pénétrante autoroutière. Cette dernière relie déjà Akbou à l’autoroute est-ouest, donc à Alger, Bouira et les localités de l’est du pays, en attendant l’achèvement du tronçon qui reliera la ville au port de Béjaïa.

Fermeture des routes

Les opérateurs estiment que ce projet vital aurait dû être réalisé il y plusieurs années car ils ont beaucoup souffert des embouteillages le long de la RN 26 et surtout du phénomène de fermeture des routes par des manifestants, qui a pris des proportions inquiétantes ces dernières années, particulièrement dans la wilaya de Béjaïa.

Le patron de Soummam se plaint de ce problème qui cause des pertes à son entreprise. « Les citoyens qui bloquent les routes ont peut-être leurs raisons, ils ont des choses à revendiquer. Mais en tant qu’opérateur économique, je ne peux pas être d’accord avec de telles méthodes. Il arrive que nos camions soient pris dans un blocage de route pendant plusieurs heures, ou toute une journée, voire plus. Le résultat inévitable dans ces cas-là c’est de perdre notre marchandise, car il s’agit de produits très sensibles, notamment en période de grandes chaleurs », regrette Lounis Hamitouche.

Pour sa part, Mohamed Bessa, directeur de la communication de General Emballage, estime que le blocage des routes est un casse-tête pour les opérateurs, mais ce n’est pas le premier de leurs problèmes, expliquant qu’il est surtout récurrent à partir de Sidi Aïch en allant vers Béjaïa.

En plus de l’achèvement de la pénétrante, les industriels d’Akbou espèrent aussi la modernisation de l’unique voie ferrée qui dessert la région. Ce sera autant d’atouts supplémentaires qui devraient booster la compétitivité de ces entreprises qui ont réalisé des miracles avec presque rien… 

Une histoire de familles…

Les pionniers à Akbou sont les Kemiche, originaires d’Ouzellaguen. C’est eux qui, dans les années 1920, avaient fondé une entreprise spécialisée dans la vente de figues sèches et d’huile d’olive, qui sera à l’origine de la création d’Ifri Olive. Aujourd’hui encore, l’entreprise familiale exporte son huile d’olive vers l’Europe, les Amériques, le Moyen-Orient…

Il y a eu ensuite la famille Brahim qui a lancé la célèbre marque d’eau minérale Ifri.  C’était en 1986 à Ifri Ouzellaguène, cette région montagneuse connu notamment pour avoir abrité le congrès de la Soummam durant la Révolution.

En 1996, 20 millions de bouteilles seront écoulées avant de connaître depuis une croissance fulgurante et maintenue. Les bouteilles d’eau d’Ifri seront vendues dans une quinzaine de pays étrangers, dont la France, l’Angleterre et les États-Unis.

Ce succès a donné l’idée aux propriétaires de la marque de se lancer dans une autre activité, celle des jus de fruits. La nouvelle unité sera installée à la zone d’activité de Taharacht et connaîtra elle aussi une ascension fulgurante. Le groupe produit ainsi jusqu’à 1.5 milliard de bouteilles de différents formats par année, suivant le procédé de conditionnement aseptique, c’est-à-dire  l’emballage stérilisé dans un environnement stérilisé.

Les Batouche, eux, seront les pionniers de l’industrie de transformation du lait. Ils créeront la première petite fabrique de yaourt dès le milieu des années 1980 avant d’installer une première unité à la zone de Taharacht en 1996.

Des petits pots de yaourt, sous la marque Djurdjura sortent de la fabrique. Le succès est au rendez-vous et attirera l’un des géants mondiaux du domaine, le Français Danone avec lequel un partenariat a été signé en 2001 pour donner naissance à la marque Danone- Djurdjura.

Néanmoins, en 2006, la famille vendra toutes ses parts dans la société, laissant la propriété exclusive de la marque au géant français. En plus du savoir-faire technique et managérial apporté, Danone innovera en introduisant un concept jusque-là inconnu : le financement de fermes de production de lait afin d’encourager la production locale et casser la dépendance totale à la poudre de lait importée.

Il s’agit de mettre des vaches et des moyens de production à la disposition d’éleveurs qui se chargeront de la production de lait qui sera rachetée par la laiterie, le tout suivant un contrat de partenariat qui définit la part de bénéfice de chaque partie.

La recette connaitra aussi un franc succès et sera reprise par l’autre grande société de produits laitiers installée dans la région, Soummam, créé par Lounis Hamitouche en 1993 à Ichellaten et qui a connu la même ascension que Danone-Djurdjura.

Soummam est le leader national en produits laitiers (yaourts, fromages, lait…) avec une production de dix millions de pots/jour, soit 45% de parts sur le marché national.

La marque Ramdy est aussi créée par la famille Batouche. « Une contraction des prénoms des parents de ses fondateurs : Ramdane et Yamina », assure-t-on à Akbou.

Installée dans la zone de Taharacht, elle a repris dès 2004 les activités de l’ex-laiterie Djurdjura, se spécialisant d’abord dans les fromages fondus avant de passer à la fabrication de yaourts et desserts en 2009.

L’autre création des Batouche, toujours à la zone de Taharacht, c’est la société Ela Fruits, spécialisée dans la préparation de purées, de morceaux et de pulpes de fruits pour les fabricants de yaourts, de jus, de biscuits et de glaces.

Faire travailler même à l’autre bout du pays

La zone de Taharacht est certes devenue un pôle de l’industrie alimentaire, mais d’autres activités s’y sont implantées avec tout autant de succès. L’unité la plus remarquable est celle de General Emballage, spécialisée dans la fabrication du carton ondulé.

Créée en 2000 par la famille Batouche avec un capital de 32 millions DA, l’entreprise est détenue depuis 2016 par la même famille (51%) et des investisseurs britanniques et allemands (49%).

Depuis sa création, elle a connu un essor fulgurant. En 2007 et 2008, elle ouvre deux autres unités à Sétif et Oran respectivement. En 2017, son chiffre d’affaire était de près de 12.5 milliards de dinars et le nombre total de ses employés de près de 1200, dont environ 800 pour le seul site d’Akbou.

Les produits de General Emballage ont obtenu plusieurs certifications de qualité et son vendus aujourd’hui dans plusieurs pays du Maghreb (4 milliards de chiffre d’affaires à l’export en 2016).

En attendant de conquérir d’autres marchés, General Emballage couvre déjà 80% des besoins nationaux en carton ondulé avec une production annuelle de 200.000 tonnes. Ses trois usines assurent la production de feuilles pour les cartonniers ainsi que la fabrication d’emballages finis et de displays pour tous les secteurs d’activité.

En plus de créer des centaines de poste d’emploi et de créer de la richesse, General Emballage pense aussi à la préservation de l’environnement en développant une filière de collecte de déchets de papier.

En juillet 2017, elle a lancé une activité de collecte de déchets papiers et cartons pour intégrer, à terme, une usine de pâte à papier recyclé dont les besoins seront d’environ  400.000 tonnes/an, soit 1.000 tonnes de papier par jour.

Comme Soummam et Danone qui ont mis en place un réseau d’élevage et de collecte de lait dans de nombreuses wilayas du pays, General Emballage compte elle aussi mettre en place un maillage dense de points de collectes de déchets à travers tout le territoire national.

Faire travailler les Algériens pas seulement à Béjaïa mais aux quatre coins du pays, telle est la prouesse qu’est en train de réussir la petite zone d’activité d’Akbou.

L’exemple de Soummam est édifiant. Il est le premier collecteur de lait à l’échelle nationale avec plus de 4000 partenaires à travers tout le territoire national et 12000 vaches laitières mises à la disposition des éleveurs dans 38 wilayas. Les responsables du programme voient grand et espèrent atteindre 50.000 vaches et 2 millions de litres collectés quotidiennement et couvrir la quasi-totalité des besoins des unités de production de la marque. Une stratégie de déploiement qui porte déjà ses fruits. Aujourd’hui, les fermes des deux géants d’Akbou, Soummam et Danone, on les retrouve aux quatre coins du pays : Béjaïa, Tizi Ouzou, Constantine, Khenchela, Oum El Bouaghi, Djelfa, Bordj Bou Arréridj…

Montagnards besogneux

Quel est le secret du succès des opérateurs économiques installés à Akbou ? La question mérite sans doute d’être posée. D’abord aux concernés, c’est-à-dire aux industriels installés à la zone de Taharacht.

Lounis Hamitouche assure qu’il n’y a pas de secret ni de recette magique. « Seul le travail finit par payer. Ça n’a pas été facile. En ce qui me concerne, je suis parti de rien. Je suis un montagnard endurci par la vie, les choses n’ont pas toujours été faciles pour moi. J’ai toujours travaillé dur et avec sérieux. Dieu merci j’ai atteint un certain niveau et le plus dur maintenant c’est de maintenir la cadence », témoigne se self-made man, orphelin de père et de mère dès l’âge de six ans.

Mohamed Zerourou, doctorant en management et qui travaille en ce moment sur le cas de Taharacht, avance cette qualité de montagnards besogneux comme probable explication à la réussite des industriels d’Akbou.

« Ils ont le côté besogneux des Kabyles des montagnes, tenaces et persévérants », dit-il, avant d’égrener les ingrédients de ce succès, nombreux selon lui.

« En seulement quelques années, une zone industrielle sort du néant, avec des entreprises devenues géants et leaders de leur secteur. Je crois que c’est l’une des plus importantes zones industrielles du pays. Ils ont commencé petit et vu grand. Bien entendu, il y a plusieurs facteurs qui ont contribué à ce succès. À première vue, il y a d’abord un esprit entrepreneurial très prononcé chez ces gens. Ils ont pris des risques dans les années 1990, pendant que beaucoup de gens qui avaient des moyens s’étaient enfuis à l’étranger. L’un de leurs avantages aussi c’est d’avoir travaillé en famille et ils ont pu acquérir un savoir faire dans leur domaine. Certes, l’environnement politique et sécuritaire de l’époque était difficile, mais d’un autre côté, il était favorable parce qu’à cette période-là, l’Algérie sortait d’une gestion socialiste, d’une période de pénuries et il n’y avait pas beaucoup d’acteurs économiques, donc peu de concurrence, ce qui a ouvert la porte à ces pionniers. C’est un peu le cas d’Issad Rebrab, du groupe SIM, etc. », développe-t-il.

Cela signifie-t-il qu’avec les données actuelles, il sera difficile de rééditer l’expérience de Taharacht ? Bien au contraire, l’universitaire s’attend à d’autres grandes prouesses : « Maintenant, tous ces capitaines d’industrie ont plus de moyens et plus de savoir-faire et il y a aussi plus de possibilités de transfert de technologie. Ils peuvent donc bien créer de nouvelles zones dans d’autres localités de la région ».

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