« On savait que Kaylia était des nôtres, mais on ignorait qu’elle faisait de la gymnastique. C’est une fois qu’elle a gagné la médaille qu’on a réalisé que la cousine est une grande championne ». Sous un léger foulard couvrant sa tête, Hayet la cinquantaine, parle avec une joie non dissimulée de l’exploit retentissant réalisé le 4 août dernier aux Jeux olympiques (JO) de Paris par la jeune Kaylia Nemour.
Au seuil de sa modeste maison à un étage, propriété de l’oncle paternel de Djamel Nemour, entouré d’oliviers et d’un jardin potager attenant à une petite bassecour, situé en bordure d’une route traversant le petit village de Beni Meslem à une quarantaine de Km à l’Est de Jijel, Hayet s’excuse presque de ne pas pouvoir parler longuement de la famille.
N’étant pas originaire du village et ayant vécue quelques temps à Alger avant de revenir ici, elle s’occupe des tâches domestiques et de sa progéniture, quatre enfants, dont une adolescente aux yeux verts éclatants qui a renoncé aux études et dont les traits et le teint empruntent beaucoup à ceux de Kaylia qu’elle n’a jamais rencontré au demeurant.
Comme de nombreux patelins isolés à travers le pays, loin des grandes agglomérations, où le train de vie des habitants allie le bucolisme à d’autres activités, Beni Meslem ne fait pas exception. Situé à flanc de la vallée de Oued El Kebir et à la lisière d’une forêt boisée, non loin de la commune Khiri Oued Adjoul dont elle dépend territorialement, Beni Meslem offre l’aspect d’un village où le temps est suspendu en cette journée chaude de mardi 6 août.
« Bien sûr qu’on est fiers »
Un calme olympien y règne que seules troublent le chant des cigales ou parfois des coqs. Quelques âmes seulement, notamment les plus âgés, osent mettre le nez dehors, car les plus jeunes préfèrent aller plutôt faire trompette à la magnifique plage de Beni Belaid située à trois kilomètres à vol d’oiseau d’ici.
À l’ombre d’oliviers, d’arbres fruitiers ou sur les terrasses des deux ou trois cafés que compte le village, les rares personnes présentes semblent tuer le temps comme elles peuvent, devisent sur tout et sur rien quand quelques rares autres font paitre les vaches dans les champs voisins.
Kaylia Nemour ? Si la plupart ne connaissent ni la brillante gymnaste, ni son père Djamel, lui aussi né en France, on ne cache pas la fierté de compter cette famille dans le village.
« Bien sûr qu’on est fiers, mais on ne connaît ni la petite fille, ni son père qui n’est jamais venu ici. Je ne connais que son frère Noureddine, qui venait de temps en temps. Un moment, il voulait montrer une affaire en Algérie, mais il a fini par renoncer et retourner en France. Nous avons appris la nouvelle qu’à travers les réseaux sociaux », glisse rapidement Farés, la trentaine, cousin paternel du père de Kaylia Nemour avant de monter dans un minibus pour aller à la plage.
« On n’a pas suivi la compétition à la télé, mais on a vu par la suite sur les réseaux sociaux, sur le téléphone de mon jeune fils. On était très contents, bien sûr. Même le président a parlé d’elle », se réjouissait plutôt Hayet qui assure que « la grande famille des Nemour ne se rencontre que lors des fêtes ». « Peut-être qu’aujourd’hui les mentalités sont différentes », présume-t-elle.
De l’anonymat à la lumière
Si l’on ne commente pas assez l’exploit de la jeune gymnaste, c’est essentiellement parce que la famille a depuis longtemps coupé les amarres avec le village, hormis quelques descendants de l’oncle de Djamel Nemour.
Originaire de Ouled Yacoub, hameau surplombant Beni Meslem, déserté par ses habitants depuis longtemps, notamment durant la décennie noire, le grand-père de Kaylia Nemour, Salah, a émigré en France dans les années 50. Établi à Noisy-Le-Grand, près de Paris, il était employé d’entretien au métro. À l’indépendance, il revient au pays pour épouser une femme originaire d’Imaizene qui lui donnera quatre filles et quatre garçons, tous nés en France, dont Djamel, le père à Kaylia.
« Il a acheté une propriété à Constantine », raconte Hacen Tamine, retraité établi à Alger, à propos de son grand-oncle paternel « décédé il y a quelques années ». Cet amateur de sport et parfait bilingue ne cache pas lui aussi la fierté de voir cette adolescente damer le pion à une Américaine et à une Chinoise.
« Quelle fierté de voir notre drapeau hissé entre le drapeau américain et chinois », savoure-t-il. Il assure avoir vu venir l’ascension de la brillante gymnaste lors des championnats d’Afrique en mai 2023 en Afrique du Sud où Kaylia avait arraché une médaille d’Or pour l’Algérie, quelques mois seulement après avoir changé sa nationalité sportive en raison d’un différend avec la Fédération française de gymnastique.
« Elle a même inventé un élément qui porte désormais son nom », souligne-t-il, comme pour assurer qu’il suit la native de Saint-Benoît-la-Forêt (Indre-et-Loire) depuis un moment déjà.
Son souhait ? que le père de Kaylia, Djamel, vienne un jour « voir la maison en ruine à Ouled Yacoub ». Une manière pour l’inviter à revenir sur les traces de son père et à humer la terre où le destin avait été écrit pour son père et sa championne.
Entre des vieux qui ne connaissent que le grand-père longtemps arraché à la terre qui l’a vu naître, émigré en France, et une jeunesse de plus en plus informée par les réseaux sociaux, l’exploit de Kaylia Nemour a ceci de méritoire : rendre fier de petites gens sans histoire et sortir le petit village de l’anonymat. « Depuis que son père a parlé, on s’est intéressé, nous les jeunes, mais les vieux ne sont pas au courant comme cette vielle assise sous l’olivier », explique Djenna une jeune fille voisine de la maison des Nemour en désignant du doigt une vielle femme, assise sous un olivier à proximité, dont les rides doivent raconter sans doute les épreuves de la vie qu’elle a dû endurer.
« On est content que Kaylia a ses grands-parents d’ici. Personnellement, je ne me rappelle pas avoir entendu qu’ils sont venus un jour ici », dit-elle. Avant de s’éclipser d’un pas alerte derrière la porte en fer de sa maison, voisine des Nemour, elle résume la portée de l’exploit de Kaylia : « Notre village est sorti de l’anonymat ».
Et rien de plus édifiant de cette fierté que cet empressement de deux jeunes, vendeurs de figues de barbarie sur les bords de la route menant à El Milia, qui n’hésitent pas à accompagner les visiteurs d’un jour de Beni Meslem pour les conduire à la maison des Nemour.