Pour la onzième vendredi consécutif depuis le 22 février les Algériens sont sortis dans la plupart des villes du pays pour demander le départ de toutes les figures du pouvoir et un véritable changement vers la démocratie.
À Alger, où semblait faiblir depuis deux semaines, le mouvement est reparti de plus belle avec un onzième vendredi marqué par une marche imposante, pendant laquelle le centre de la capitale a été noyé dans une marée humaine joyeuse, pacifique mais déterminée à déraciner le système.
Comme ils l’ont été à chaque nouveau vendredi depuis le 22 février, les slogans, banderoles, pancartes et revendications des manifestants ont été actualisées pour répondre à l’actualité politique du pays et aux derniers développements. Ce vendredi 3 mai, de nouveaux messages ont été adressés par les Algériens à la classe politique et au chef de l’état-major de l’armée.
Déceptions et interrogations concernant Gaid Salah
Début mars, le chef de l’état-major, Ahmed Gaid Salah était perçu par une grande partie de l’opinion publique algérienne comme une partie de la solution. Ses affirmations répétées de son positionnement aux côtés du peuple, ses appels à appliquer l’article 102, puis les articles 7 et 8 de la Constitution lui avaient attiré la sympathie d’une grande partie de la population, surtout que ces appels ont contribué à, au moins, précipiter le départ de Bouteflika. Mais au fil des déclarations ambiguës, il a fini par diviser l’opinion à son sujet.
“Avec qui est Gaid ? Le peuple ou la bande ? Qu’il agisse !”, scandaient certains manifestants, alors que d’autres lui reprochaient de “n’être avec le peuple qu’avec la parole”. “Où sont les articles 7 et 8?”ont inscrit des marcheurs sur leurs pancartes pour rappeler à Gaid Salah les engagements qu’il avait pris.
D’autres manifestants ont exprimé leur crainte de voir l’État algérien se militariser. “Nous avons dit une assemblée constituante, pas une assemblée à la Sissi”, ont écrit des jeunes sur une pancarte. “Non à la militarisation de l’État”, disait une pancarte brandie par une manifestante à Alger. “L’armée est utile, elle peut aider à trouver des solutions, mais elle ne doit pas gouverner”, a expliqué la manifestante.
Dialogue et élections : “Pas avec Bensalah et Bedoui”
Si les manifestants ont demandé à Gaid Salah de choisir définitivement son camp entre le peuple et le système, ils exigent le départ sans condition des 2 B (Bensalah et Bedoui), les deux principales figures du système qui a mené le pays à l’impasse.
“Système dégage !”, “Sorry Sorry Gaid Salah, chaâb hadha machi jayeh, qoulna yetnehaw gaâ” (Désolé Gaid Salah, ce peuple n’est pas dupe, nous avons dit qu’ils partent tous !”, ont scandé de nombreux manifestants qui ont également demandé au FLN et au RND de “dégager”.
“Pas de dialogue avec les figures de la corruption”, était inscrit sur une pancarte brandie par une manifestante, “Non aux élections truquées. Bedoui, on sait que t’as truqué des élections”, a inscrit un autre manifestant sur la sienne.
Le rejet d’une transition sous Bensalah est Bedoui fait consensus au sein de la population. “Nous voulons l’application de l’article 7 de la Constitution et la restitution de la souveraineté au peuple”, ont inscrit des jeunes manifestants sur une grande banderole déployée place Maurice Audin.
L’assemblée constituante est réclamée par une grande partie des manifestants qui y voient une façon “de passer à autre chose sans l’ancien régime”, comme l’a expliqué un manifestant à Alger. “Makach intikhabate mâa lâaissabate” (pas d’élections avec les gangs au pouvoir), ont beaucoup scandé les manifestants ce vendredi et il est peu probable qu’ils changent d’avis d’ici le 4 juillet.
Lutte contre la corruption : “Pas avec cette justice”
Les poursuites judiciaires lancées contre des hommes d’affaires et des figures politiques divisent l’opinion elles aussi. Si certains en demandent plus, en réclamant l’arrestation d’Ouyahia, de Said Bouteflika, beaucoup se demandent si c’est le “bon moment” et la bonne façon de lutter contre la corruption, certains questionnent même la réalité de cette opération « mains propres ».
Des manifestants ont dénoncé ces poursuites comme une “tentative de diversion” pour “faire oublier au peuple sa première revendication qui est le départ du système”. “Leçon d’éducation civique : le départ du système se fait par des démissions et non par des poursuites judiciaires”, a inscrit un manifestant sur sa pancarte alors qu’une citoyenne brandissait une autre sur laquelle on pouvait lire : “La justice ne s’est pas libérée, elle est en réanimation. Nous sommes sortis manifester pour le départ de tout le système”.
“Pas de divisions”
Après une semaine marqué par de nombreuses polémiques autour de questions “qui fâchent” comme les langues, l’arabité, l’amazighité, l’islamisme, le régionalisme et par des campagnes malsaines visant à semer le trouble et la division en jouant sur ces mêmes questions, les Algériens ont démontré, une nouvelle fois, leur attachement à leur union sacrée derrière l’objectif de faire “dégager le système”.
À Djelfa, là où certaines parties ont tenté d’attiser les rancunes et divisions entre Algériens lors d’une marche en soutien à l’armée le 1er mai, des banderoles ont été déployées et des pancartes brandies pour exprimer l’union de toutes les composantes du peuple algérien. “Les Ouled Naiel et les Kabyles sont frères, les zouaves et la bande sont frères”, était inscrit sur l’une d’elle. Un message de sympathie renvoyé par des manifestants en Kabylie. À Tizi-Ouzou par exemple, des manifestants ont marché avec des messages adressés à leurs concitoyens de Djelfa. “Tizi salue Djelfa”, disait un de ces messages.
À Alger, dès le début de la journée, les slogans exprimant ce désir d’union et de cohésion ont été scandés. Le slogan “les Algériens khawa khawa” a longtemps retenti à la Grande Poste, scandé par des manifestants venus de tous les coins du pays et qui ont par la suite chanté en chœur : “Pas de racisme”.
“Nos langues et cultures sont diverses mais les Algériens sont unis”, était inscrit sur une grande banderole déployée sur la rue Didouche. Le grand nombre de messages rassembleurs et conciliants a été une des grandes nouveautés de ce onzième vendredi qui aura servi, en plus d’exprimer le rejet du système, d’exorciser la peur de la division et du régionalisme.
“Poursuite de la mobilisation jusqu’à la victoire… Même pendant Ramadan”
Lors des deux vendredis précédents, la mobilisation contre le pouvoir donnait des signes d’essoufflement, notamment à Alger, probablement à cause de la fermeture des accès à la ville. Mais ce onzième vendredi a vu le nombre de participants aux marches repartir à la hausse dans beaucoup de villes, y compris dans la capitale.
Tout comme la peur de la division, celle de l’affaiblissement ou même de l’arrêt de la mobilisation pour le départ du système a été démentie par les slogans et pancartes des manifestants. “Nous « vendredirons » jusqu’à ce que vous partiez tous !”, a écrit un jeune manifestant sur sa pancarte, alors qu’un autre, avec un sens de l’humour affuté, est venu manifester avec, dans une main, un radiateur de voiture, et dans l’autre, un climatiseur. Sur ces deux appareils à refroidir, était inscrit “naqetloukoum belbared”, une expression difficilement traduisible vers le français mais qui veut dire, en substance, “nous allons vous vaincre par notre patience”.
“Manach habsine! manach habsine !” (Nous n’arrêterons pas!), ont scandé à de multiples reprises les manifestants à plusieurs endroits de la capitale, affirmant que le mouvement se poursuivra tant que les revendications du peuple ne seront pas satisfaites. Quant à l’inquiétude de voir le mouvement s’arrêter pendant Ramadan, tous les manifestants interrogés à ce sujet ont assuré que ce ne sera pas un problème et que la poursuite de la protesta ne fait pas de doute, même si la forme qu’elle prendra pendant ce mois de jeûne reste à trouver.
“Le Ramadan approche à grands pas, nous serons toujours là, jamais las, jusqu’au jour du trépas d’un pouvoir sans foi ni loi”, a inscrit une manifestante sur la pancarte qu’elle brandissait sur la place du Premier Mai. Le ton est donné et le pouvoir est averti. Les Algériens sont déterminés à poursuivre leur révolution pacifique jusqu’au départ du système.